Big Sisters de Théo Mercier & Steven Michel : les luttes transféministes ne sont pas leur priorité


À propos de Big Sisters de Théo Mercier & Steven Michel, une pièce chorégraphique créée en mars 2020 au Théâtre Bonlieu d’Annecy qui met en scène quatre interprètes féminines, Laura Belgrano, Lili Buvat, Marie de Corte, Mimi Wascher, et dont le propos s’inspire du roman de Monique Wittig Les Guérillères paru en 1969.

1 – musique pesante, prologue textuel sur un grand écran, puis un rond de lumière éclaire une interprète recouverte d’un tissu rouge écarlate à la Handmaid’s Tale.
2 – une deuxième interprète entre dans le cercle et vient soulever la première qui laisse apparaître six seins comme une louve, toujours sous de grosses nappes musicales qui ne s’arrêteront jamais.
3 – trois des interprètes, cette fois en robes austères, se lancent dans un chassé-croisé sur trois cercles au sol en portant des coquillages. La quatrième interprète – la louve –, les surveille en vapotant depuis l’écran géant au fond de la scène.
4
– les trois interprètes tournent sur elles-mêmes, gloussent puis s’allongent par terre pour se masturber avec leur coquillage.
5 – l’interprète-louve, en tenue de sport des années 1960 et rangers, prodigue un training de danse de guerre aux trois plus jeunes en robes, puis leur file des couteaux.
6 – l’une se bande les yeux, pendant que les deux autres continuent de s’entraîner façon Lara Croft.
7
– une interprète erre seule, puis fait un strip-tease : elle dévoile son crâne rasé et se retrouve également habillée en tenue sportive.
8
– moment défilé militaire.
9
– les trois plus jeunes s’affairent sur un tapis de velours plein de sang en criant et en tapant des pieds. Sur l’écran, les quatre, recouvertes de sang, nous regardent fixement.
10 – générique de fin : sur l’écran apparaissent les noms des quatre interprètes suivi de celui de Monique Wittig. Pas de mention des metteurs en scène. Fin.


« Les lesbiennes ne sont pas des femmes.» 

À partir de là, comment en arrive-t-on à Big Sisters ?

La présentation de la pièce a déjà de quoi retenir notre attention : accumulant des motifs plus ou moins rebattus au sexisme impensé, elle opère l’effacement et l’invisibilisation du lesbianisme et du militantisme de Wittig (hormis dans une correction tardive sur le site personnel de Mercier). Le motif à la fois le plus simple, le plus grossier et le plus éloquent de cette note d’intention est sa prétention à offrir une « fresque […] sur la femme et ses représentations ». Or vouloir parler de « la femme » (ou même « des femmes») en utilisant Monique Wittig, c’est faire un premier contresens puisqu’elle n’emploie pas cette catégorie.

Certes, personne n’est tenu de savoir que la romancière, théoricienne et militante féministe lesbienne est également l’auteure de La Pensée straight, 1992, dont l’extrait le plus cité reste le passage qui clôt l’essai :
« Qu’est-ce que la-femme ? Branle-bas général de la défense active. Franchement c’est un problème que les lesbiennes n’ont pas, simple changement de perspective, et il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la-femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes. »

Autrement dit, la-femme, dans la perspective révolutionnaire de Wittig, ne vaut que comme une catégorie à détruire ou tout du moins à renverser. C’est même l’un des enjeux littéraires de son livre Les Guérillères. Personne n’est tenu de le savoir, sauf peut-être celleux qui se targuent de s’inspirer, fût-ce librement, de son œuvre. Monique aurait sans doute ri d’une si mauvaise représentation du (des) féminisme(s). Mais nous pensons surtout qu’elle aurait été plongée dans une incompréhension totale si on lui avait dit que c’était une adaptation de ses Guérillères.

Voilà où nous en sommes dans leur appropriation du récit : un monde gris et morne, un monde fasciste et sanglant, un monde uniforme et blanc, validiste et ultra-normé. Un monde où « la-femme » ne pense pas, ne parle pas, où elle se soumet et s’agite dans le vide. En baisant des coquillages.

Nous les psychopathes, nous l’enfer, nous les hystériques qui couvons des conches comme des bébés, nous les prof de gym butch qui parlons anglais avec un accent, nous les féminazis, nous les jeunes brindilles en robe champêtres qui ne savons rien faire d’autre que pouffer ou geindre, nous les coquilles vides qui nous battons au choix contre rien ou contre nous-mêmes, qui buvons le sang et qui baisons le sang, nous disons écoute le coquillage : Male gaze partout, Wittig nulle part.

Nous disons que nous ne sommes absolument rien de cela, certainement pas dans cette minable guerre-là, nous sommes lumineuxes et fierxes, tellement plus libres que tout ce que vous osez imaginer, tellement plus vivantxes que les maigres intensités de vos visions embuées par cette époque que nous partageons, tellement plus présentxes et éclatantxes que les fantômes errants avec lesquels vous nous associez.  Nos corps ne sont pas les vôtres ni les véhicules de vos pensées moribondes et mortifères, et nos féminismes ne sont pas à vendre.

« Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. »

Et pourtant, encore une fois, la même histoire se répète et ce sont des hommes cis-blancs qui ont le pouvoir de tout orchestrer en coulisses. En août 1970, Monique Wittig et le MLF (Mouvement de libération des femmes) sont allées déposer des fleurs à la femme du soldat inconnu, plus inconnue encore que le soldat en question. Le geste de transmission s’arrête donc là : pas de fleurs déposées du côté de Mercier & Michel pour ce qu’a pu apporter la pensée de Wittig, reléguée au rang de faire-valoir avec les autres interprètes. Rien n’est respecté de son œuvre. S’en inspirer librement n’est pas synonyme de le faire impunément : cette manière de se l’approprier en la vidant de sa force vitale pour en faire une soupe universaliste zombifiée est tout ce contre quoi Les Guérillères se battent.

Nous habitons nos corps avec nos pensées et nos pensées avec nos corps. Nos luttes prennent place au travail, dans le métro, à la maison, dans la réalisation de nos créations, dans les cortèges de grève, dans nos familles choisies ou non, dans nos diplômes, au téléphone avec les impôts. Notre monde nouveau est bariolé, foisonnant, joyeux, entrelacé, complexe, plein d’odeurs et habité d’affects.

À ce geste de réappropriation violente, arrogante et dépolitisée de nos luttes et de nos récits, à ce geste d’invisibilisation de nos sexualités et de nos pratiques militantes, nous disons, yeah sisters, yeah siblings, big brothers are still watching us… mais nous ne sommes pas dupes !

À la façon d’un film ou d’une série TV, les deux artistes mettent en scène quatre femmes blanches cis-hétéras dans un dispositif qui les rend presque captives, tout comme le public, à force d’effets spectacularisants. La pièce joue des codes cinématographiques : un générique de début et de fin, un écran gigantesque où se succèdent des plans serrés des interprètes tour à tour maquillées avec de fausses cicatrices, vapotant une e-cigarette ou recouvertes de sang… Tout concoure à esthétiser les corps de Laura Belgrano, Lili Buvat, Marie de Corte et Mimi Wascher.

La pauvreté de la proposition de Mercier/Michel n’aplatit pas seulement l’écriture de Wittig, les extraits projetés pendant le spectacle ne reflètent en rien la richesse et la polyphonie du roman de Wittig, et constituent une révision de l’œuvre de l’écrivain-gouine en dressant une vision hétérocentrée, essentialiste et blanche des luttes féministes, ramenées ici à une guérilla à laquelle personne ne croit. 

Big Sisters ne se soucie ni du sens ni du contresens qu’elle produit. La « représentation » qui nous est offerte (puisque nous en sommes encore là, quelque part entre la louve, entendre : la putain, et la concha : la vulve et le vagin), est une fois de plus produite et maltraitée par des hommes cis nonchalants qui s’avèrent incapables de désaxer leur regard, contrairement à ce que l’on aimerait nous faire croire dès la note d’intention où sont mentionnés des « autoportraits» que l’on peine à retrouver sur scène, et jusqu’au générique de fin où – hypocrisie ultime – Mercier & Michel font mine de s’effacer au profit des interprètes et de Wittig elle-même, qui apparaît alors bien malgré elle comme co-actrice/autrice de la pièce !

Les interprètes sont ici plus parlées qu’elles ne parlent. D’ailleurs, elles ne disent rien. Et l’entité collective — elles, constitutives des Guérillères, est réduite à une entité singularisée, comme l’illustrent les prénoms qui apparaissent un à un, lentement égrainés et projetés en fond de scène, quand ils devraient apparaître placardés ensemble pour faire mur, masse, collectif, communauté. 

On aurait aimé voir des gouines qui ne sont pas des femmes. 

Dans nos milieux lesbiens et queers, Monique Wittig est une figure. Que ses textes apparaissent dans les institutions officielles de la culture, c’est au contraire très rare et plutôt nouveau. Dès lors, celleux qui choisissent de travailler à partir de ces textes peu connus d’un large public ont une responsabilité ! Au moins celle de ne pas faire dire à une défunte autrice l’exact opposé de ce qu’elle a pensé, écrit, agi, tout au long de son œuvre et de son existence. 

Mercier & Michel, en produisant un énoncé aussi misogyne, renforcent l’ordre phallocentré que le texte travaille sans équivoque à renverser et vident son oeuvre de toute sa puissance. Si des artistes et des institutions peuvent parvenir à de telles apories, que vaut alors réellement leur intérêt pour Monique Wittig et ses Guérillères ?

À ce geste de réappropriation violente, arrogante et dépolitisée de nos luttes et de nos récits, à ce geste d’invisibilisation de nos sexualités et de nos pratiques militantes, nous disons nos gestes sont renversement, puisque nos luttes ne sont pas votre priorité, laissez-nous nous en charger.

« Elles disent que tout ce qu’elles ont à faire c’est inventer les termes qui les décrivent sans se reporter conventionnellement aux herbiers ou aux bestiaires. Elles disent que cela peut être fait sans emphase. »


ART EN GOUINE 
Art en Gouine s’est constitué en janvier 2020 pendant les mouvements sociaux contre la réforme des retraites et son monde. Notre groupe de travail s’est d’abord réuni dans une volonté de réfléchir et d’agir autour de la question de(s) visibilité(s) des artistes lesbiennes qui concerne l’ensemble des travailleuxes lesbiennes de l’art et l’identité gouine dans le contexte du travail. Notre collectif questionne et lutte contre l’invisibilisation, les discriminations, les (auto)censures, les harcèlements et autres violences malheureusement récurrentes, exercées à l’encontre de la communauté gouine dans le milieu de la culture. Notre positionnement gouine est fondamentalement intersectionnel dans une volonté de soutenir les minorités touchées par ces mêmes mécanismes.