Burn Manifesto


Ce texte est une réponse à l’« Extra-Ordinaire Manifesto» dont la publication a accompagné en octobre 2019, l’ouverture de la boutique Extra-ordinaire du créateur de mode et « amoureux de l’exotisme » Jean-Paul Lespagnard.

© The Boondocks, Aaron McGruder, 2002, Universal Press Syndicate.

Monsieur Lespagnard, quand je lis votre manifeste, je ne sais par où commencer. Ou peut-être que si, je sais. Je commencerai par vous dire le sentiment de colère qui m’envahit en découvrant vos propos arbitraires, racistes et mensongers, qui ne s’encombrent ni d’une analyse théorique précise, ni d’une contextualisation et va même jusqu’au révisionnisme historique.

Je démarrerai donc là où vous commencez, lorsque vous annoncez prophétiquement : « la mort » de l’art populaire. Toutefois, avant de m’arrêter sur cette affirmation – fallacieuse à n’en pas douter, je voudrais m’attarder sur votre définition de l’art populaire. Selon vous, l’art populaire serait l’art d’une communauté donnée et refléterait l’identité sociale et culturelle d’une personne. Votre définition, par trop généralisante, ne fait donc aucune différence entre l’art contemporain, l’art brut, le pop art, les arts vivants ou toute autre forme d’art.

Il me semble donc important de préciser que l’art populaire est une notion, apparue en premier lieu au XVIIIe siècle dans les milieux intellectuels, au moment où débutent les études folkloriques en Europe. Elle servait alors à désigner les objets de la vie quotidienne fabriqués artisanalement, les danses et les chants des populations européennes issues des couches populaires. Mais elle était également un mot-valise pour désigner toutes les productions matérielles et immatérielles extra-européennes. Il s’agit donc avant tout d’une notion proprement européenne dont les méthodes scientifiques d’observation et de classification sont à mettre en perspective.

Quant à votre affirmation de la mort de cet art, ou devrais-je dire de ces arts, en raison des dynamiques produites par la mondialisation, j’y vois une tentative de combler un vide théorique par une pirouette afin de vous approprier ce terme. Monsieur Lespagnard, ajouter l’adjectif « contemporain » à cette formule, n’en fait pas un concept nouveau.

Quand vous affirmez ensuite, dans levolet ethnographique de votre « manifeste », que l’art populaire est un « mélange des techniques héritées de génération en génération, de l’histoire d’un groupe, d’une région, d’une rencontre culturelle heureuse et/ou malheureuse», vous proposez une vision très édulcorée, voire honteusement euphémisante de la réalité historique que recouvre ces « rencontres malheureuses ».

J’aimerais vous rappeler, puisque vous inscrivez votre boutique dans le contexte Bruxellois, que la Belgique porte un lourd passé colonial. Vous semblez oublier que toute entreprise de colonisation vise d’abord le pillage et l’appropriation des ressources des peuples colonisés. Pillage qui doit son succès à l’appareil de domination politique et militaire déployé sur ces territoires.

En rendant ainsi le colonialisme « cool » («le coolonialisme », comme vous dites), vous ne masquez pas seulement les violences et l’asservissement de ces populations, mais vous renforcez les logiques d’appropriation néocoloniales contemporaines. D’ailleurs, quand vous ajoutez que « [l]es échanges commerciaux et la colonisation ont joué un rôle important dans le mélange des matériaux et des techniques [et que] les savoir-faire étrangers étaient adoptées et fusionnés […] créant différentes cultures hybrides, précurseures de l’art populaire contemporain », vous ne vous en cachez pas. Un tel révisionnisme est effrayant ! Monsieur Lespagnard, la colonisation n’est pas un échange de cultures. L’échange n’existe que dans une relation égalitaire entre des personnes ou des groupes.

Le plus étonnant est peut-être que vous vous targuez de présenter un projet « libéré de toutes contingences esthétiques et sociales ». Et pourtant, vous travaillez à produire des marchandises selon des techniques issues du monde entier, auprès d’artisan·e·s étranger·ère·s. Comment pourriez-vous donc vous extraire des rapports de pouvoir inhérents à tout rapport de production ?

Capture d’écran du site internet d’Extra-ordinaire

Je soulignerai d’ailleurs que sur votre site internet, vous ne mentionnez jamais vos partenaires et/ou collaborateur·ice·s et vous contentez simplement d’inscrire l’origine des objets que vous vendez. Je m’interroge donc sur ce que revêt votre vision du partage quand seules vos productions portent un nom : le vôtre.

Décidément Monsieur Lespagnard, vous vous fourrez profondément le doigt dans l’œil ! Votre conception de la mondialisation comme « la prise de conscience de la diversité des cultures, de leur adaptation et de leur fusion, et de leurs sentiments communs » en dit long. Piètre formule pour justifier votre entreprise néocoloniale d’appropriation culturelle.

Permettez-moi de croire que votre conscience vous fait défaut, puisque vous ignorer sciemment de créditer vos collaborateur·rice·s. Et si leurs noms s’effacent, j’ose m’interroger sur les conditions de travail et la rémunération de ces dernier·ère·s.

Ainsi, Monsieur Lespagnard, la « moodialisation » est peut-être le meilleur néologisme que vous ayez construit, puisque ce concept illustre parfaitement la manière dont vous vous accaparez, selon votre humeur, les pratiques extra-européennes pour mieux irriguer les marchés « occidentaux » dans le seul intérêt de votre marque.

Monsieur Lespagnard, il est encore temps de réfléchir à l’économie dans laquelle vous vous inscrivez, quitte à tout faire sauter.

Feu.