Camarades décoloniaux, antiracistes, anti-impérialistes, antifascistes, anticapitalistes, féministes et écologistes,
À vous qui vous apprêtez à intervenir ou à assister au festival Agir pour le vivant à Arles,
ceci est une invitation à déserter collectivement. Il nous semble urgent d’apporter une clarification politique autour du festival Agir pour le vivant et d’interroger l’endroit d’où émane cette proposition de « penser le vivant ». Au même titre que nous espérons des intervenant·es qu’ils et elles fassent leurs recherches lorsqu’on les « invite » à un événement, nous, vivants et vivantes d’Arles, ne pouvons en faire l’économie.
Agir pour leur argent Fondé en 2020, le festival Agir pour le vivant n’est pas tout à fait une émanation de la terre (1).
On vous présente rapidement les quatre figures fondatrices.
Dans la famille Actes Sud, on demande :
– Françoise Nyssen, actionnaire majoritaire de la holding éditions Actes Sud, gestionnaire de biens immobiliers à Arles via la holding Le Rosier et ancienne ministre de Macron. La bourgeoisie arlésienne à chaque coin de rue.
– Jean-Paul Capitani, son mari décédé en 2023, multi-propriétaire arlésien (on ne compte plus) et entrepreneur culturel. Le capitalisme arlésien à visage humain.
– Anne-Sylvie Bameule, fille de Capitani, belle-fille de Nyssen, directrice d’Actes Sud depuis 2023. Le mérite paie.
C’est dire qu’Actes Sud, ce n’est plus vraiment la « petite maison d’édition de province » dont a hérité Nyssen. C’est une machine éditoriale familiale vouée à enrichir ses héritier·es par la concentration d’un capital symbolique et foncier — entendez le rachat pur et simple de plusieurs éditeurs indépendants, entre autres opérations financières qui font grincer des dents depuis plusieurs années (2). Sans parler du plan de licenciement (3) qui a touché les salarié·es en 2023. La souffrance au travail est toujours un sujet qui fâche.
Et on ajoute :
– Alain Thuleau, qui n’est pas de la famille. C’est un entrepreneur culturel recruté par la team Capitani/Nyssen pour l’occasion, un fin gestionnaire : il a seulement deux liquidations judiciaires à son actif (4) ! dont celle de Comuna en 2025, qui co-organise le festival en question.
Tout ce beau monde se réunit avec la joyeuse intention de penser et célébrer le vivant, se targuant de réfléchir aux enjeux existentiels de notre époque. On sort les carnets d’adresses pour dégainer les penseur·euses du vivant, et on installe à Arles un énième festival dans un été saturé de tourisme culturel et artistique.
Ici, les fondations — celle de la milliardaire pharmaceutique Maja Hoffmann en tête (fondation Luma) — adorent investir la cité romaine pour y développer des projets d’intérêt général et redorer leur blason.
Actes Sud ne déroge pas à la règle.
Comme Luma et ses Luma Days, la maison d’édition aura sa part de rayonnement intellectuel.
Agir pour faire semblant Avec Agir pour le vivant, Actes Sud investit, depuis 2020, le champ de l’écologie médiatique pour faire la part belle à ses valeurs humanistes. Ils et elles sont tellement concerné·es par le sujet que leur moralité leur impose de ne pas rester silencieux·ses.
Agir pour le vivant se veut la pointe avancée de l’écologie. C’est le festival radical mais bienveillant, et « sensible » bien sûr, qui dit tous les mots compte triple de l’écologie politique et s’exporte à l’international. C’est « un espace de discussion pluridisciplinaire et intersectionnel pour dessiner les contours d’une société solidaire et vivante » — un lieu de « conversation monde » pour tous·tes les concerné·es du vivant. Dès lors, on y pense le vivant avec des mots très « vivants » : on y parle d' »écosystème de penseurs » et de « constellation de thématiques », on y invoque le dépassement de la dichotomie nature/culture, on s’y fascine pour les cosmologies autochtones, on y fait la sieste au doux bruissement de nos chants de lutte, on y explore l’intimité de son « corps territoire »…
À première vue, rien de nouveau, juste l’agencement des mots qu’il faut pour se donner les atours d’un programme ambitieux sur les chemins de la radicalité. Allons bon ! L’avant-garde éclairée de la lutte écologiste ne produira finalement que des discussions de salon doublées de quelques ateliers d’une affligeante sensiblerie. Un format qui impose une pacification des débats. Des vacances au soleil qui vous permettront certainement de découvrir Arles par les yeux d’Actes Sud, puisque 94 % des lieux du festival sont possédés par la famille : sa librairie, son cinéma, sa chapelle, sa place, son dojo…
Peut-on alors décemment croire que les discours agissent quel que soit le lieu de leur énonciation ? Les mots ne sont pas performatifs. Nul doute qu’ils seront rendus inoffensifs par le dispositif — qu’au mieux ils renforceront l’illusion de la grandeur morale d’Actes Sud — et que la simple présence d’intervenant·es tokénisé·es contribuera à valoriser l’image de marque du festival et de la maison. Comme l’écrivaient les camarades de l’ouvrage Manger Luma (5), « [la] collaboration de la pensée critique avec le capitalisme donne à voir une connivence de valeurs, sinon un monde en commun ». À leurs côtés, nous disons que ce festival ne produit qu’une parodie de conflictualité politique et qu’il sert les intérêts de la bourgeoisie culturelle blanche — dans un temps qui serait plutôt à l’affirmation de nos lignes de rupture. « Parler de saumons en pareil moment historique, n’est-ce pas une forme d’inconséquence qui confine à la pathologie ? Pire, la question du vivant non humain et l’intérêt croissant qu’elle suscite dans le champ intellectuel pourraient être perçus comme une nouvelle échappée de l’individualisme bourgeois (6). »
Pendant que certain·es se gargarisent d’une simili-conscience du vivant et d’une radicalité qui ne touche à rien, Agir pour le vivant poursuit inlassablement ses partenariats avec des fondations qui greenwashent à tour de bras : exploitation de main d’œuvre corvéable sans droit du travail (Decathlon/Fondation Thalie), investissements sur les marchés financiers (Carmignac Investment/Fondation Carmignac) ou sacrifices d’animaux — la peau de croco, c’est cool en sac à main (Fondation Hermès) !
Comment ne pas voir, donc, qu’Agir pour le vivant, c’est la captation des idées de gauche, leur digestion, jusqu’à ce qu’elles deviennent complètement inopérantes et ne puissent plus porter de rupture franche avec les structures capitalistes qui les soutiennent ? Il serait temps que les vivant·es jettent leurs formules poétiques et redescendent sur terre.
Agir pour les Blancs Si la pensée du vivant à la sauce Actes Sud a bien un projet politique de fond — la communion sensible avec « le monde entier » — nous pensons au contraire qu’il faut s’appuyer sur les analyses de nos camarades décoloniaux, notamment Jojo et Khalil Khalsi (7), pour prendre acte de nos responsabilités historiques et épistémologiques.
Décentrer n’est pas décoloniser. Dès lors que le racisme et l’injustice environnementale sont constitutifs du vivant façonné par l’histoire, la pensée du vivant est raciste. Tant qu’elle regarde le désastre des autres pour mieux se déculpabiliser, elle est caduque. Tant qu’elle revendique un monde en commun qui s’aveugle devant les inégalités climatiques, elle est un instrument du pouvoir.
Tendre la main vers le Sud global, admirer ses spiritualités et ses savoirs techniques, l’inviter à la table — en bref, valoriser aujourd’hui ce qui a été spolié et détruit par le monde occidental blanc et dont il bénéficie chaque jour — ne suffit pas à masquer l’asymétrie des rapports de pouvoir. Car dans son désir louable de penser la continuité entre l’humain et le non-humain, la pensée du vivant bute sur la dimension coloniale de la production du savoir et rejoue sans cesse la même partition.
Dans le cas présent, c’est encore l’Occident qui sélectionne les sujets jugés légitimes, les personnes avec lesquelles « échanger » ou les luttes avec lesquelles converger — un Occident qui aspire à décoloniser l’écologie politique mais sans jamais écrire « Gaza » une seule fois dans son programme. C’est aussi l’Occident qui exporte ce même festival au Cameroun, en Colombie, au Japon puis au Brésil — un branding de haut vol qui permet d’affirmer qu’on est attentif à la question de la domination blanche et du racisme là-bas, mais sans jamais en inverser la logique. C’est enfin depuis la France coloniale qu’on détourne le regard de la question raciale sur son propre sol. La Kanaky ? Mayotte ? L’empoisonnement au chlordécone ? Ou comment évacuer les réalités matérielles de la politique au présent.
Depuis Arles, on s’étonne que les organisateurices ainsi que le public ébahi du vivant n’aient manifestement toujours pas trouvé l’adresse des lieux de rassemblement pour la Palestine. Faire le vide. Vagir pour le néant.
Agir le 10 septembre ! À Arles, le centre-ville devient lentement mais sûrement un ghetto de riches, avec une explosion des prix du foncier. Depuis une décennie, nous assistons à une colonisation économique et culturelle par un capitalisme #inclusif au visage bienfaiteur. Cette dynamique n’est pas étrangère aux choix politiques entrepris par la mairie communiste précédente et son successeur de droite Patrick de Carolis : offrir sur un plateau la ville en déshérence industrielle à la milliardaire suisse Maja Hoffmann et aux rapaces qui suivront.
Ceux-là capitalisent sur la richesse patrimoniale du centre ancien et quelques héritages artistiques de la ville, tandis qu’un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté ; plus de la moitié dans certains quartiers.
C’est dans ce contexte local de ségrégation sociale et raciale que nous apprécions ce que représente le capitalisme familial Nyssen/Capitani et son œuvre politique. C’est au contact de ces disparités exceptionnelles qu’on peut saisir clairement les sentiments de dépossession et de dégoût qui affectent les habitant·es modestes de cette ville face aux quelques notables qui se partagent le gâteau.
Camarades,si votre agenda politique ou vos amitiés au sein du festival rendent votre présence indispensable, sachez que ces choix ne sont pas sans effets et qu’ils participent ici au moins d’une confusion idéologique tangible. En effet, le spectacle de l’alliance entre la bourgeoisie et les mouvements de luttes n’est pas qu’un blanchiment symbolique. Il déplace la ligne de front.
Les politiques racistes et néolibérales de Macron, auxquelles a collaboré Françoise Nyssen en 2017 / 2018 en tant que ministre, sont les causes effectives de l’insurrection des Gilets Jaunes, des révoltes pour Nahel, des mobilisations contre la vie chère, les mégabassines et les réformes des retraites successives.
Depuis huit ans, nous tâchons de prendre au sérieux les interventions et travaux féconds des militant-es et chercheur·euses et parfois, de les inviter dans un cadre d’autonomie politique. Nous œuvrons ainsi en situation à Arles à des alliances conséquentes pour construire celle des classes populaires face au pouvoir de la bourgeoisie fascisée.
Éric Hazan, le fondateur des éditions La Fabrique, dégageait l’orientation générale de sa maison d’édition : « Tous nos livres, qu’ils traitent de la démocratie, de l’immigration, de la Palestine ou de l’insurrection qui vient, ont le même but : montrer où passe la véritable ligne de front. »
C’est avec cette intention politique en héritage que nous vous invitons, dans la clarté stratégique, à mettre l’écologie décoloniale en actes, déserter Agir pour le vivant et faire peuple le 10 septembre.
Le collectif Politic Social Club,
à Arles, le 15 août 2025.
SOURCES
(1) https://legrandcontinent.eu/fr/2025/07/25/grand-tour-francoise-nyssen/
(2) https://larlesienne.info/2021/02/03/quand-le-couple-capitani-sapprete-a-sengraisser-sur-le-dos-dactes-sud/
https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/12/09/affaire-nyssen-l-enquete-classee-sans-suite-apres-de-nouveaux-travaux-au-siege-parisien-d-actes-sud_6062809_3224.html
https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/08/23/travaux-sans-autorisation-actes-sud-veut-se-mettre-en-conformite_5345410_823448.html
(3) https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/04/27/edition-un-plan-social-annonce-chez-actes-sud_6171298_3234.html
(4) https://www.mediapart.fr/journal/france/100418/un-trou-d-un-million-d-euros-au-havre-rattrape-edouard-philippe
(5) Manger Luma – “L’éléphant dans la pièce”, 2021
https://blogs.mediapart.fr/les-voisins-vigilants-de-la-tour/blog/310821/l-elephant-dans-la-piece
(6) Alessandro Pignocchi, Perspectives terrestres. Scénario pour une émancipation écologiste, édition du Seuil, 2025
(7) Jojo et Khalil Khalsi, aux universités d’été de QG décolonial, 20 juillet 2025
https://www.youtube.com/live/6M_43IoKDzM
Autres ressources
– La lettre ouverte d’Isa Frémeaux et Jay Jordan (2020) :
https://www.terrestres.org/2020/08/04/quelle-culture-voulons-nous-nourrir/
… puis leur réponse à Baptiste Morizot and co :
https://www.terrestres.org/2020/08/23/cinq-questions-en-marchant-a-celles-et-ceux-qui-ont-decide-de-rester-a-agir-pour-le-vivant
– La question qui fâche (1’33) : M. Zaouati, directeur général de Mirova, interrogé sur la finance verte, quitte la salle (2020) : apparemment, il venait pour “mélanger des écosystèmes, des banquiers au zadistes”:
https://www.youtube.com/watch?v=V0bG5e5Fymg
– La remarque légèrement cynique de Frédéric Lordon (2021) :
https://blog.mondediplo.net/pleurnicher-le-vivant
– Le PDF complet de Manger Luma, recueil de textes auto-édité depuis Arles pour l’inauguration de la fondation Luma (2021)
https://lundi.am/IMG/pdf/manger_luma_-_2021.pdf
– Un article critique de Khalil Khalsi, sur les travaux d’Anne Simon autour de la zoopoétique (2025) :
https://qgdecolonial.fr/le-bete-et-le-souterrain-la-zoopoetique-a-lepreuve-de-la-palestine/ https://www.youtube.com/watch?v=V0bG5e5Fymg
– Tous les articles de L’Arlésienne sur Actes Sud et Luma : https://larlesienne.info/