Pas un mot : sur la place du BDS dans l’art contemporain


Nous proposons aujourd’hui une traduction en français d’un texte de Vijay Masharani commandé et publié par X-tra, dont vous pouvez retrouver la version originale ici.

Il nous semblait nécessaire de proposer à nos lecteur·rice·s une lecture minutieuse de ce texte qui résonne fortement dans le contexte artistique et politique français.

Le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) fut lancé le 9 juillet 2005 par un appel de 172 organisations, partis et syndicats palestiniens à « imposer de larges boycotts et à mettre en application des initiatives de retrait d’investissement contre Israël tels que ceux appliqués à l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid ».
Le but de cette campagne est d’exercer des pressions sur Israël pour que « l’État mette fin à sa colonisation et son occupation de toutes les terres arabes ; reconnaissent les droits fondamentaux des citoyen·ne·s arabo-palestinien·ne·s d’Israël à complète égalité ; respecte, protège et favorise les droits des réfugié·e·s palestinien·ne·s à retrouver leurs maisons et leurs biens comme le stipule la résolution 194 de l’ONU ».

Depuis la « circulaire Alliot-Marie » de 2010 qui encourage les procureur·e·s à poursuivre ceux·celles appelant au boycott des produits israéliens, la France est l’un des rares pays à criminaliser le mouvement BDS. De nombreux appels émanant de la société civile, de militant·e·s politiques ou de magistrat·e·s ont depuis dénoncé cette circulaire pour son aspect anti-démocratique (l’appel au boycott fait partie des pratiques militantes reconnues et du débat public), son interprétation abusive de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (en contradiction avec « la règle de l’interprétation stricte des lois pénales »), ou encore pour son incompatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme. Malgré cela de nombreux·euses militante·s du BDS furent et sont toujours condamné·e·s par la justice française, et le climat français semble continuer à se durcir : en décembre 2019, un débat parlementaire houleux abouti à l’adoption par les députés d’une résolutions qui affirme que l’antisionisme est une forme de l’antisémitisme.

Ce débat pourrait sembler éloigné du domaine de l’art contemporain, mais dès lors que des artistes ou des personnalités culturelles expriment ne serait-ce que de la solidarité avec les Palestinien·ne·s, liées au BDS ou non, ils et elles font l’objet de campagnes de calomnie. Cette assimilation trompeuse entre antisémitisme et critique des politiques israéliennes est particulièrement utilisée pour discréditer des artistes identifié·e·s comme arabes. En 2018, la Fondation Ludwig a décerné un prix à l’artiste libano-américain Walid Raad. Le maire d’Aix-la-Chapelle, ville hôte du prix, a créé une polémique en Allemagne en demandant à l’artiste de désavouer le BDS s’il souhaitait recevoir la récompense. L’artiste a ignoré cette demande, et la Fondation Ludwig a heureusement décidé de passer outre et de lui accorder le prix. En janvier 2020, suite à l’annonce de sa nomination pour représenter la France à la Biennale de Venise, l’artiste franco-algérienne Zineb Sedira fut traînée dans la boue par des publications d’extrême-droite pour avoir boycotté la Biennale Méditerranéenne de 2017 organisée en Israël. Sous la pression institutionnelle, elle a démenti tout lien avec le mouvement BDS, expliquant son retrait par des « raisons purement artistiques ». Cette polémique révèle l’impossibilité, encore aujourd’hui, de mener de front une carrière institutionnelle en France et un engagement politique en solidarité envers les Palestinien·ne·s. 

Courtesy Decolonize This Place

Note de l’auteur : Cet article a principalement été écrit avant que le COVID-19 ne devienne une pandémie mondiale, on pourrait donc penser qu’il ne paraît pas au moment opportun. C’est tout le contraire. Au 1er avril, il y avait 122 cas de COVID-19 recensés en Cisjordanie et 12 à Gaza. En raison du blocus des services médicaux imposé par Israël, les Palestinien·ne·s vivant à Gaza sont on ne peut plus vulnérables aux complications sanitaires dues au virus. Israël a également été accusé de ne pas tester la minorité arabe vivant sur le territoire israélien. La réalité d’une distribution asymétrique des tests et des soins en fonction de la race ou de la citoyenneté – israélienne ou palestinienne – rend le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) encore plus indispensable.

S’il suffisait d’une seule crise, le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) serait déjà banalisé dans l’art contemporain et cet article serait superflu. Pourtant, les raisons pour lesquelles nous devrions tenir compte de l’appel de la société civile palestinienne à boycotter, désinvestir et sanctionner Israël, ainsi que tout les acteurs qui profitent de l’occupation, sont évidentes : l’État israélien déplace, incarcère, mutile et assassine, depuis des années, le peuple palestinien. Au moment où j’écris ces lignes, Gaza est de nouveau assiégée et, d’ici à ce que vous les lisiez, de nombreuses autres images cruelles de l’occupation entreront et sortiront du cycle médiatique. La brutalité des colons à Gaza, mais aussi en Cisjordanie est constante c’est à dire normalisée et incessante, à tel point qu’il est difficile de suivre.

Ces états de fait intolérables offrent là une possibilité pour les individus et les groupes de défendre et soutenir le BDS au sein des institutions culturelles, où il se trouve particulièrement menacé par des législations iniquement punitives. En effet, moins d’une semaine après sa victoire écrasante aux élections, en décembre 2019, le Premier ministre britannique Boris Johnson a annoncé que son gouvernement interdirait aux institutions publiques de soutenir le BDS. La même semaine, le président américain Donald Trump signait un décret ciblant les groupes de défense des Palestinien·ne·s sur les campus universitaires, ce qui a déjà conduit à des plaintes contre les organisations pro-BDS dans les universités de tout le pays. Bien que le BDS soit le plus souvent contesté dans les universités, The Palestine Exception to Free Speech (l’exception palestinienne à la liberté d’expression) s’étend au monde de l’art. En 2017, Laura Raicovich a été évincée de la direction du Queens Museum pour son soutien tacite au mouvement, tandis que l’année dernière, Peter Schäfer – alors directeur du Jüdisches Museum Berlin – a été contraint de démissionner après avoir soutenu le BDS via le flux Twitter du musée. Ces exemples récents montrent que le BDS demeure l’une des principale failles de la liberté d’expression dans le domaine de l’art contemporain.

Je n’évoque pas la catastrophe que connaît la Palestine occupée et la façon dont la répression du BDS s’exerce dans les institutions artistiques car je penserais que la prise de conscience de ces circonstances désastreuses suffirait à galvaniser les artistes pour qu’ils et elles s’expriment, manifestent leur désaccord ou agissent. Je l’évoque pour démontrer que le BDS et l’art contemporain sont intrinsèquement liés et, comme je le soutiendrai, en opposition fondamentale. Pour cause, les répercussions auxquelles sont confronté·e·s les défenseur·e·s du BDS dans le domaine des arts contribuent à corroborer qu’il existe une dimension disciplinaire à l’« artwashing » et à la « philanthropie toxique » – des termes qui font généralement référence à l’instrumentalisation des institutions artistiques, pas, comme ici, à leur répression. Cette distinction est cruciale, étant donné que les artistes sont plus habitué·e·s à être utilisé·e·s qu’à être réduit·e·s au silence.

Alors que Warren Kanders – ancien membre disgracié du conseil d’administration du Whitney Museum – menace d’agir en justice à l’encontre du professeur et activiste Amin Husain, figure majeure du collectif Decolonize This Place, il semble que les aspects explicitement punitifs de l’« artwashing » soient de plus en plus manifestes. Bien que les menaces de Warren Kanders restent encore à voir, j’anticipe qu’Amir Husain trouvera peu d’allié·e·s institutionnel·le·s, que ce soit au Whitney ou à la New York University, où il enseigne. Pour deviner la suite, on peut revenir au cas de Steven Salaita, à qui l’Illinois University a offert un poste de professeur en 2014. L’offre a été immédiatement retirée dès que les donateur·rice·s de l’université ont appris que Salaita avait tweeté des critiques sur les agissements d’Israël pendant et après la guerre de Gaza de cette même année et ont menacé de retirer purement et simplement leur financement. Cet épisode, désormais tristement célèbre dans le milieu universitaire, est un exemple significatif de la manière dont, tout comme dans les musées, le financement universitaire privé est sous-tendu par des positions politiques, très à droite. Par conséquent, par flegme ou par crainte, certaines universités préfèrent se laver les mains du BDS plutôt que de le soutenir.

Nick Mitchell comprend le licenciement abusif de Salaita comme une manifestation de la gouvernance néolibérale au sein du monde universitaire et de sa « dépendance croissante aux protocoles de gestion des risques ». En tant qu’institutions d’influence et agentes éminentes de la professionnalisation de l’art contemporain, les universités devraient alors être considérées comme coupables de la complaisance des professionnel·le·s des arts lorsque le BDS est attaqué au sein des institutions artistiques. En somme, l’université au fonctionnement néolibéral transforme ses étudiant·e·s en entrepreneur·se·s de soi, qui ont tendance à s’exempter des questions de justice raciale par des pas de côté dans un désaveu poli ou distancié, et sont soit indifférent·e·s soit complices de la marginalisation du BDS. En conséquence, plaider pour le BDS dans l’art contemporain implique nécessairement de prendre position contre, en réalité, tous ces consensus institutionnels.

Bien que sa rhétorique soit dissociée d’une critique du capital, Oded Nir affirme que l’occupation de la Palestine peut être comprise, au moins en partie, comme un violent mécanisme de compensation de l’austérité au sein d’Israël. Il note que « les premières colonies ont été établies pour des raisons idéologiques », mais que leur « croissance rapide … a été entraînée par la hausse du coût des logements, l’érosion des salaires et une grande détérioration des prestations sociales et des projets de logements publics ». De plus, « le vol du territoire palestinien est précisément un résultat de la nécessité de sauver le capitalisme ». Ainsi, la campagne BDS la plus visible au sein de l’art contemporain – le Boycott contre le Zabludowicz Art Trust (BDZ)se positionne en opposition à l’« artwashing » non pas comme un phénomène isolé, mais en relation directe avec l’austérité, la privatisation et le néolibéralisme. Cette approche semble rhétoriquement opportune dans la mesure où elle aborde simultanément les défis structurels du BDS et la relation d’amplification mutuelle qui existe entre néolibéralisme et néocolonialisme.

La remise en question de cette condition impérialiste dépend de l’articulation – et du fossé – entre la manière dont l’art contemporain est formulé par les artistes et la manière dont les arrangements institutionnels soutiennent la violence étatique. À l’heure actuelle, le mal que l’art peut faire est mis à distance, tant dans l’espace que dans le temps. Si elle n’est pas mise en lumière par les critiques – et je pense que le BDS peut y contribuer – cette abstraction devient une aubaine pour les cyniques et les apologistes de l’ordre existant qui plaident sans cesse pour un recours au relativisme et à l’équivalence morale sans agir. Que cette critique provienne de l’artiste Brad Troemel ou du président de la Fondation Ford, Darren Walker, elle est la même : ce n’est pas que le boycott serait trop violent, mais plutôt qu’il manquerait de nuance.

Cette excuse de l’« artwashing » sous couvert d’une « défense de la nuance » est dénoncée par le curateur Tirdad Zolghadr. Ce dernier affirme que l’inconciliabilité entre le BDS et l’art contemporain a tout à voir avec la manière dont la contemporanéité est valorisée. Zolghadr réitère que les attributs conférés à l’art – son ineffabilité, son ouverture, sa capacité de dialogue, sa tolérance et son ambiguïté – le rendent mûr pour une relation amicale et désinhibée avec le pouvoir hégémonique. C’est ici un appel implicite à l’action : nous devons interdire aux marchand·e·s d’armes et aux autocrates d’exploiter cyniquement la vertu transcendante perçue du mode propositionnel de l’art.

Il ne s’agit cependant pas là d’un appel à un art moralisateur. Ce n’est pas que l’art contemporain ne parle pas de politique. Bien sûr qu’il le fait, il en fait même un business, mais seulement en tant que référent ou à l’état de proposition curatoriale. Le BDS va au-delà de cette relégation du politique, précisément parce qu’il rend lisible les conséquences de cette isolation. Le BDS apparaît comme l’ennemi de l’art contemporain : il met à mal les prétentions de l’art à l’autonomie et à l’émancipation, donne des interprétations qui font se hérisser les artistes et ne laissent de possibilité que le refus. Il faut soit refuser d’être coupable, soit refuser les demandes de la société civile palestinienne. Au vu des circonstances, la deuxième option ne devrait même pas être envisageable.

En 2014, dans un aparté d’une conférence sur la production culturelle pendant le BDS, Zolghadr identifie la critique d’art comme le lieu où sont reproduits les critères de prédilection de l’art contemporain : « Je vous invite à regarder la façon dont les critiques d’art font l’éloge sans fin de l’ambivalence, de l’ambiguïté, de l’aporie, de l’attente, avec le même enthousiasme débridé à chaque fois ». Zolghadr reconfigure les critiques d’art comme gardiens l’art contemporain et de sa valeur – à la fois imaginaire et réelle. Cette conception de la critique dément l’impuissance qu’on lui prête (le seul point positif de la critique d’art serait que personne ne la lit) et nous permet de reformuler le domaine de la critique pour en faire un lieu d’intervention pro-BDS. Les conséquences vont bien au-delà du BDS lui-même, puisque le gouvernement israélien n’est qu’un des nombreux acteurs ayant un intérêt direct dans le cachet culturel apporté par l’art contemporain.

Quoi qu’il en soit, la critique ne peut être exploitée efficacement que si nous sommes prêt·e·s à changer non seulement nos critères critiques (on parle depuis des années du « tournant éthique » dans la critique d’art), mais aussi nos habitudes. Si je peux me permettre une proposition spéculative, je pense qu’une frappe critique pourrait être un point de départ : il serait question – si une exposition est financée par l’État israélien, ou par des organisations privées et des individus qui profitent de l’occupation – d’acter qu’il n’y ait pas de critiques, aucun communiqué de presse, pas la moindre interview, ni d’essai, ni de catalogue, pas de brochure non plus, pas de texte curatorial, pas de cartel, pas de @s, pas de 21 Things Not to Miss in New York’s Art World This Week, pas de guide des galeries, pas de visites d’étudiant·e·s, pas de contexte, pas de légitimité – en somme, pas un mot.

Article publié le 15 avril 2020 sur le site internet d’X-TRA

Traduction de Marat Ekberg-Tatum