Concerned Artists of the Philippines – Entretien avec Antares Bartolome


Antares Bartolome est unx artiste, commissaire d’exposition et militantx. Iel vit à Manille, capitale des Philippines. Dans cet entretien, iel donne un aperçu des défis auxquels font face les travailleurxs de l’art et les groupes militants là-bas, notamment les problèmes structurels liés à l’héritage de l’exploitation coloniale et lié au régime politique en place. Iel évoque les zones de rencontre entre son travail militant et ses actions dans le champ culturel, et propose des outils et perspectives pour une action collective.

L’arrivée au pouvoir de Rodrigo Duterte en 2016 aux Philippines a été significative dans la poussée populiste à travers le monde. Surnommé ‘the punisher’, il a bâti sa carrière politique sur des campagnes anti-criminalité ‘tolérance zéro’. Pratiquant des mesures de répression et de punition extrêmes, il a mis en place une forme de populisme ‘punitif’ (David Camroux, 2019). La société philippine est fortement marquée par l’hégémonie des élites locales et le néocolonialisme américain, et donc par le clientélisme et la corruption. Dans un contexte où l’économie repose sur l’industrie agricole, les paysanxs philippinxs se retrouvent souvent au premier plan dans l’opposition au gouvernement.

Cortège de manifestation de CAP, Janvier 2021. © CAP

Documentations : Depuis notre rencontre en 2014 , je suis tes luttes via les réseaux sociaux ; tu es très actifx dans différentes organisations. Peux-tu nous raconter comment tu es devenux militantx et nous parler des organisations dans lesquelles tu es actuellement actifx ?

Antares Bartolome : Ma mère était une militante alors j’ai grandi entouréx par l’activisme. Depuis que je suis enfant il est normal de résister ! J’ai probablement été témoin de la naissance du premier parti politique de femmes des Philippines (KAIBA) en 1987, mais j’étais un peu inconscientx de sa signification à l’époque. Terroriser les invitéxs de ma mère et perturber leurs réunions m’intéressait plus! Ce n’est que plus tard à l’université que j’ai rejoint un parti politique étudiant et que j’ai été initiéx à l’organisation du travail (2005-2009).

Après quelques années dans l’enseignement, j’ai rejoint CAP en 2013 et SAKA et RESBAK plus tard. CAP (Concerned Artists of the Philippines [Artistes inquietxs des Philippines]), fondé en 1983, rassemble des artistes autour de sujets tels que la censure, le bien-être des artistes et les droits des travailleurxs. SAKA (Sama-samang Artista para sa Kilusang Agraryo [Alliance des artistes pour une véritable réforme agraire et le développement rural]), créé en 2017, concentre son action sur le domaine agricole et paysan en rassemblant des artistes intéresséxs par les enjeux fondamentaux du droit à la terre et du droit à l’alimentation. RESBAK (Respond and Break the Silence Against the Killings [Répondre et briser le silence contre les meurtres]), lancé en 2016, travaille avec des artistes pour révéler l’impact de la soi-disant « guerre contre la drogue » menée par Rodrigo Duterte.

C’est au sein de CAP que je suis le plus actifx, je suis membre du conseil d’administration et j’y dirige le comité de recherche et d’éducation. C’est la plus ancienne des trois organisations, elle a été réorganisée récemment, ce qui a demandé beaucoup de travail. En ce qui concerne SAKA et RESBAK, ielles sont compréhensifxs et m’excusent de ne pas être présentx dans leurs activités quotidiennes. Je participe aux activités de SAKA et RESBAK pour l’organisation d’événements ou certains efforts de production. J’interviens parfois comme une sorte d’interface entre les trois organisations par praticité.

D: Comment identifies-tu tes pratiques artistiques ? Trouves-tu un équilibre avec le fait de devoir en vivre ?

AB: Je suis unx travailleurx culturelx qui agit à travers des collectifs pour obtenir une vie plus digne pour la majorité des Philippinxs. Je m’identifie en tant que commissaire d’exposition comme une extension de ma pratique artistique, dans la mesure où mon intérêt pour la matérialité s’étend au-delà de l’œuvre ou de l’objet produit, vers les conditions de monstration et de distribution que je considère également comme matérielles. Dans cette culture du travail très abusive des Philippines, la liste des tâches toujours plus longue est très commune pour les travailleurxs, qui se trouvent souvent dépourvuxs de ressources financières personnelles ou des budgets nécessaires. J’ai la chance de faire partie d’organisations où ce travail est partagé entre les membres. Quant à créer un équilibre entre ces pratiques et le fait de gagner sa vie, je ne suis simplement pas rémunéréx par le champ de l’art. J’ai enseigné l’histoire de l’art et d’autres cours de beaux-arts, j’ai été commissaire d’exposition à titre professionnel, et j’ai écrit des textes d’exposition pour arrondir les fins de mois, mais désormais mon revenu provient de la location d’une petite maison dont je suis propriétaire. Je préfère ça à la dépendance au marché de l’art et aux conditions et contreparties que cette relation implique. Cela me donne le contrôle de mon temps et la liberté de choisir les projets qui méritent mon attention. Parfois, quand on me demande ce que je fais dans la vie, je dis que je suis à la retraite, juste pour simplifier ! D’habitude, je divise mon temps entre CAP, SAKA, RESBAK et des projets annexes, comme la production d’un album pour un groupe de blues, mais aussi des expériences avec la préservation de la nourriture, et le ré-apprentissage de la guitare basse.

CAP à la Commission des Droits de l’Homme, 4 Juin 2020. © CAP

D : Dans le contexte des mouvements récents pour l’amélioration des salaires et des conditions de travail dans le monde de l’art, en particulier aux États-Unis, en Suisse et en France, l’utilisation du terme de « travailleurx de l’art » est devenue habituelle. Tu te définis comme « travailleurx culturelx ». J’entends que la notion de travailleurx culturelx a une signification particulière aux Philippines, où l’art et la culture ont joué un rôle important dans la formation d’un imaginaire politique dans les luttes pour la libération  de la domination espagnole, américaine et japonaise. Selon toi, quel est l’héritage porté par le terme « travailleurx culturelx » dans le contexte actuel ? 

AB : Dans l’histoire des luttes de libération aux Philippines, être travailleurx culturelx en est venu à signifier bien plus que d’être employéx par les différents modes de travail rendus disponibles ou promus par les économies de la connaissance du capitalisme tardif. Dans ces mouvements, être unx travailleurx culturelx veut dire se saisir d’un ensemble de tâches nécessaires à un changement de praxis, loin des habitudes et des comportements abusifs, aliénants et déshumanisants produits et entretenus par le Capital. Mais c’est aussi travailler à construire des perspectives et des pratiques qui permettent la libération collective de ces conditions et de ces relations, d’une manière à la fois concrète, réalisable et nécessaire. Donner de l’espace pour l’imaginaire politique est essentiel : la libération et toutes les constellations sociales qu’elle peut générer sont des projets de l’imagination qui ont une dimension concrète, dans la mesure où elles créent de nouveaux arrangements et relations qui permettent de projeter les prochaines étapes du processus de libération. 

D : Comment décrirais-tu l’écosystème artistique des Philippines, en termes de relations de pouvoir avec le marché et les institutions publiques ?

AB : Par où commencer ?! Peut-être vaut-il mieux inverser la question et commencer par expliquer comment le pouvoir est organisé aux Philippines. Ici, le pouvoir est détenu par une élite composée principalement de propriétaires terriens ou d’entités dont la richesse provient de la propriété foncière, passée ou présente. Ces élites dominent le champ politique de l’État en agissant comme des compradors [1], préservant un contexte semi-colonial et semi-féodal.

L’aspect semi-colonial ou, en d’autres termes, l’externalisation de l’impérialisme, est caractérisé par des ordonnances économiques, politiques et culturelles au service d’intérêts économiques étrangers qui jalonnent les itinéraires d’extraction des richesses des Philippines. Par exemple, le budget de l’État est dirigé en priorité au service de la dette envers le FMI (Fonds monétaire international) et la Banque mondiale, tout en procédant à des coupes dans le secteur public (santé, éducation, culture…). Ce dispositif donne la priorité aux investissements étrangers tout en fournissant une main-d’œuvre bon marché aux entreprises étrangères, au lieu d’encourager l’industrialisation et le développement locaux. On peut décrire l’économie philippine comme une économie dépendante des importations et axée sur les exportations (ce que nous aimons appeler une économie IDEOt –Import-Dependent and Export-Oriented economy) ; elle découle de programmes mondialistes qui rendent l’industrie et les entreprises locales vulnérables à la concurrence étrangère, tout en empêchant l’accès à des produits de première nécessité comme des denrées abordables ou de l’essence pour la majorité de la population, par la suppression de règlementations et l’abandon du développement local par l’État.

Dans l’ensemble, ce dispositif permet aux puissances mondiales de faire ce qu’elles veulent, comme la mainmise sur les territoires maritimes par la Chine ou l’EDCA (Enhanced Defense Cooperation Agreement – Accord de coopération renforcée en matière de défense) avec les États-Unis, qui leur permet d’utiliser nos ressources et nos équipements quand bon leur semble. Plus récemment, le Congrès a adopté un projet de loi autorisant la propriété étrangère à 100 % des fournisseurs publics. Le terme de « bureaucrate capitaliste » est ici crucial, dans la mesure où la fonction publique est largement transformée en un service de proxénétisme pour le courtage des ressources et intérêts nationaux aux plus offrants. Un examen de la politique étrangère des Philippines depuis l’indépendance officielle des États-Unis en 1946 n’observe que très peu de digressions de sa prédilection bien ancrée à éroder notre souveraineté.

Le système semi-féodal, en revanche, se caractérise par l’absence de distribution des terres maintenant la majorité des Philippinxs (70 % sont des paysanxs ou viennent de milieux paysans) dans un état de dette et de précarité et les empêche d’accéder à l’éducation, à la santé et à d’autres services sociaux, de plus en plus privatisés. Dans des conditions semi-féodales, la misère est structurellement assurée. Elle rend la majorité des Philippinxs dépendantxs de la tutelle et du patronage des élites et maintient une offre constante de main-d’œuvre bon marché, car désespérée.

Les marchés de l’art et les institutions sont généralement ancrés dans ces relations. Les impératifs d’infrastructures semi-coloniales entraînent nécessairement une réduction du développement culturel vers le tourisme et l’exportation de main-d’œuvre et de biens culturels au profit d’autres priorités budgétaires [2]. L’immense allocation pour la contre-insurrection et l’anticommunisme reflète des modèles de dépenses soutenus par l’étranger (c’est-à-dire le complexe militaro-industriel associé à des programmes anticommunistes) qui s’accompagnent d’un retrait du développement culturel des priorités. Cela laisse le destin du domaine culturel au mains du secteur privé qui, aux Philippines, est principalement caractérisé par la domination des fortunéxs qui tirent des profits accrus d’un contexte semi-colonial arriéré et rétrograde.

Effigie de Duterte ‘Aves de Rapina’, collaboration CAP/SAKA/RESBAK pour Peasant Day Protest, Octobre 2019.
© Philippine Collegian


D : Comment les artistes peuvent-ielles s’insérer dans ces relations de pouvoir ? Comment peuvent-ielles créer leur propre économie ?

AB : La majorité des Philippinxs proviennent de milieux défavorisés, et vont donc généralement entrer dans le champ de l’art en prenant des risques. Ielles seront presque toujours surclasséxs en termes de ressources culturelles (éducation, relations, origine familiale, etc.) nécessaires pour participer au marché de l’art. Comme il y a peu de financement pour la culture et les arts, et une protection du travail très faible qui rend le travail créatif très précaire, le choix d’une carrière artistique est bien moins prometteur pour assurer le bien-être de sa famille que celui de chauffeur de taxi, par exemple. Dans une enquête récente, menée par des artistes auprès de professionnelxs du champ des arts visuels, 35 % indiquent toucher mensuellement 20 000 PHP (354 EUR) ou moins, et 82 % des personnes interrogées indiquent ne pas souscrire à une assurance. Les professionnelxs de l’art ont des options extrêmement restreintes dans un champ local limité par le clientélisme des élites et la négligence du gouvernement. Ielles se tournent souvent vers les opportunités offertes par des bourses étrangères, ou s’installent à l’étranger pour vendre leur travail créatif dans des pays avec des industries culturelles plus accommodantes, ou du moins plus rémunératrices. De plus, quand 70 % de la population n’a aucun accès à l’éducation et aux opportunités auxquelles elle permet d’accéder, celleux-ci sont en réalité empêchéxs de participer et de se représenter elleux-mêmes dans l’activité de plus en plus discursive qu’est la pratique artistique conventionnelle.

Les artistes qui arrivent à maintenir une pratique durable sont souvent prisxs au double piège de la lourde dépendance envers le clientélisme de la soi-disant « classe des collectioneurxs », ou envers les financements étrangers qui tendent à favoriser un « artivisme » inoffensif, si ce n’est une production artistique entièrement dépolitisée. Quelles que soient les sympathies de ces artistes pour les luttes de la majorité des Philippinxs, ielles sont souvent restreintxs dans leur expression en raison de ces contraintes. Les artistes qui ont une valeur de marché capable de contrebalancer les risques politiques sont rares, et même dans ce cas, il est encore plus rare de trouver unx artiste qui souhaite mordre la main qui le nourrit. La plupart sont prédisposéxs à ignorer les dissonances entre leur pratique artistique et la corruption impliquée par les institutions et les mécènes dont ielles dépendent.

Politiquement, les intérêts de l’élite dirigeante se recoupent avec ceux du marché de l’art, puisqu’ils tendent à provenir des mêmes familles ou de la même classe. Un des exemples frappant de l’intersection corrompue du monde de l’art et du pouvoir local est celui de la galerie Silverlens. Ses propriétaires, la famille Lorenzo, tirent principalement leur richesse de la pauvreté des cultivateurxs de bananes et de l’appropriation de leurs terres « à titre de paiement » lorsqu’ielles sont incapables de se conformer à leurs conditions de travail complètement asymétriques. L’avocat qui gère les litiges qui découlent de cette situation est, en plus, le gendre de l’actuel président [3]!

Le Musée métropolitain de Manille, qui a été dirigé par la kleptocrate Imelda Marcos pendant les dix premières années de son existence, compte actuellement à son conseil d’administration un abuseur des conditions de travail reconnu, Butch Campos. L’entreprise NutriAsia dirigée par Campos s’est associée à la police pour disperser violemment les piquets de grève dressés par les travailleurxs en grève contre les abus de l’entreprise. Campos, dont la famille a énormément profité de la dictature de Marcos, dirige également aujourd’hui la Bonifacio Art Foundation. Si l’on revient à l’écosystème artistique des Philippines, Campos est un bon exemple de la manière dont un clan s’enrichit en volant le peuple et finit par le transformer en capital culturel qui, à son tour, facilite le blanchiment de l’histoire en présentant les corrompuxs comme des mécènes charitables de l’art.

Une troisième — et encore plus inquiétante — intersection entre politique et structures culturelles est le décret présidentiel n°70 de Rodrigo Duterte, aussi connu comme le « schéma national de contre-insurrection». Sa mise en place implique l’ingérence de l’armée et de la police dans les affaires des institutions culturelles. Des membres du CAP ont rapporté la présence de fonctionnaires de l’armée dans les réunions de la NCCA (Commission nationale pour la culture et les arts). En septembre 2019, cette jonction des affaires militaires et culturelles a résulté en la prise en main par l’armée et le gouvernement local de la commémoration du massacre d’Escalante. Cette atrocité, perpétrée par l’armée contre des manifestantxs paysanxs en 1985, est habituellement commémorée par des survivantxs et leur famille. Des artistes et des travailleurxes culturelxs qui préparaient l’événement ont été arrêtéxs et poursuivixs sur la base de fausses preuves. Ce détournement de récits culturels racontés par des survivantxs et par la société civile fait partie intégrante d’un rideau de fumée contre-insurrectionnel par lequel tout désaccord est qualifié de terrorisme en ignorant toute complainte légitime. En assimilant toute opposition à des combattantxes arméxs, ce délire national entretenu par le gouvernement actuel transforme littéralement le domaine culturel en un champ de bataille. En mars 2020, le chorégraphe Marlon Maldos du groupe Bansiwag, à Bohol, a été enlevé et assassiné. C’est arrivé un an après l’arrestation du directeur artistique de Bansiwag, faussement accusé de meurtre. Tout cela est arrivé peu après que Marlon et Alvin aient été fichés comme terroristes par des agences d’État.

Des membres du groupe de femmes Gabriela détruisent une effigie de Duterte lors d’une manifestation
près du palais présidentiel à l’occasion de la Journée internationale de la femme à Manille, le 8 mars 2021.

© Inquirer


D : En regard des récits très concrets et alarmants que tu partages avec nous, c’est peut-être le moment de parler de comment l’opposition s’organise face à cette violence. La question de la répartition des terres est un élément clé de la contestation, et les artistes travaillent avec les ouvrierxs agricoles depuis plusieurs décennies. SAKA est un projet politique visant à améliorer les infrastructures de l’économie agricole avec la contribution des artistes. Peux-tu expliquer comment les problèmes systémiques que tu as décrits précédemment s’insèrent dans ce contexte ? Compte tenu de la spécificité des récentes campagnes des paysanxs, comment les artistes et les travailleurxs culturelxs s’unissent-ils aux ouvrierxes agricoles ?

AB : Je suis heureuxx que tu parles d’organisation, car c’est la principale chose que nous faisons ! En février 2016, le CAP et le groupe culturel paysan Sinagbayan ont créé Artists for Kidapawan en réponse au massacre des agriculteurxs ayant protesté contre le manque d’aide du gouvernement pendant une grave sécheresse. Cette question a attiré de nombreux artistes dans le réseau de CAP. Les artistes ont pu organiser quelques actions et ont décidé de former un groupe consacré non plus seulement à la sécheresse et la demande d’aide mais à l’ensemble des problèmes rencontrés par le secteur paysan. Cependant, la même année, CAP a été confronté à des problèmes internes qui ont empêché de maintenir l’élan de ses campagnes. Au cours de l’été 2017, alors que CAP s’est lentement mis en sommeil, les organisations paysannes qui avaient vu le potentiel de l’initiative Kidapawan ont réussi à réunir la plupart des artistes initialement impliquéxs, avec quelques nouveaux, pour former SAKA, en juillet.

Comme je l’ai mentionné, le problème de la distribution des terres a longtemps été la principale campagne du secteur paysan philippin. Les luttes récentes ont été principalement axées sur la défense de la population paysanne contre les répressions croissantes menées par les forces militaires et policières sous couvert de contre-insurrection. Rien que sous le régime Duterte, 277 paysanxs ont été tuéxs jusqu’en septembre dernier, soit en moyenne unx paysanx tous les cinq jours depuis son arrivée au pouvoir. Une partie importante du travail de SAKA consiste à amplifier ces campagnes, les populariser dans l’imaginaire du public et les rendre concrètes, urgentes et centrales dans la vie de chaque Philippinx. Cela prend la forme d’affiches, de fanzines, de chansons et d’autres matériaux développés par les artistes de SAKA et les organisations paysannes alliées. Cela est rendu possible par des modalités d’engagement comme des ateliers par exemple, pour insérer les artistes dans les luttes du secteur paysan.

Graphique du workshop avec les travailleurxs de Sumifru, 2019. © SAKA


Le principal outil de mobilisation employé par SAKA est l’étude. À travers des groupes de réflexion, des discussions publiques, et l’immersion dans des communautés paysannes, les artistes deviennent capables de comprendre les enjeux auxquels font face la majorité des Philippinxs. Ielles peuvent combler le fossé causé par les clichés communs autour de la vie rurale, selon lesquels « les paysanxs sont pauvres parce qu’ielles sont paresseuxs », « la réforme agraire a déjà eu lieu », ou encore « rien ne peut être accompli sans l’encadrement des propriétaires terriens ». Nous discutons des réformes agraires, de la sécurité alimentaire et du développement rural comme enjeux essentiels au développement national. Ces mesures répondent aux préoccupations fondamentales concernant la pauvreté structurelle et le manque de droits civiques propres à la distribution semi-féodale du pouvoir.

Notre principale plate-forme publique est nommée Kapasikaran, un terme qui signifie « terre », « fondations » ou plus judicieusement « impulsion/élan d’action ». Elle met en avant le rôle essentiel de l’étude comme outil de mobilisation tout en signalant la nécessité de l’action. En maintenant une continuité entre l’apprendre et le faire, SAKA questionne les enjeux qui touchent le secteur agricole, popularise des initiatives paysannes telles que bungkalan (culture partagée des terres) et lakbayan (des caravanes de protestation au long cours), et rassemble des soutiens pour les campagnes menées par les paysanxs.

Workshop d’écriture de chanson et de partage avec les travailleurxs de SumiFru, Janvier 2019. © SAKA



D : Peux-tu en dire plus sur les manières dont les artistes et les communautés paysannes se rencontrent ? Au cours de ces ateliers et rencontres, y a-t-il des formes d’échange et de partage des savoirs et des compétences ? Les artistes contemporainxs prennent parfois part à des projets impliquant des initiatives activistes ou d’action sociale à travers lesquels ielles reçoivent des financements via des programmes de diversité, ce qui peut être interprété comme des formes de néocolonialisme dont l’artiste est complice ou dans lequel iel est instrumentaliséx.

AB : Hm. Je trouve la définition de ces interfaces comme des « échanges » assez problématique. Je suis plutôt enclinx à les voir comme transactionnelles, comme des safaris interclasses où des privilégiéxs en goguette viennent découvrir les luttes paysannes, ou comme des moments où les militantxs paysanxs sont invitéxs à mettre en avant leur marginalité pour que des artistes puissent se l’approprier et l’intégrer à leurs « préoccupations », dictées par les modes passagères pseudo-activistes du monde de l’art. Nous ne voyons pas nos ateliers comme des « événements » isolés mais comme des étapes modulables dans une tentative délibérée d’intégrer les artistes aux luttes de la majorité des Philippinxs et de renforcer les mouvements populaires en augmentant leur capacité à participer et à intervenir dans la re/production de récits, et dans d’autres sphères du travail culturel.

La mise en relation des paysans et des artistes est pertinente en ce qu’elle établit une solidarité entre des classes et des domaines du travail habituellement maintenus éloignés, voire séparés par la marche du capital (par exemple, par la fétichisation marchande, la division entre travail intellectuel et travail manuel, l’exclusion de la production culturelle, etc.). Elle permet à chaque participantx de voir ses actions et ses luttes comme partie intégrante d’un réseau plus large de mouvements sociaux, ainsi que de systèmes et contextes plus larges d’exploitation et d’oppression. Ceci ne s’opère pas nécessairement à travers SAKA ; de nombreux groupes comme CAP et RESBAK organisent des interfaces équivalentes avec différents secteurs de la société philippine.

Cela donne également une nouvelle signification au terme « contemporain », dans la mesure où il juxtapose les artistes travaillant dans des domaines engendrés par le capital tardif (économie de la connaissance, production de produits de luxe, etc.) et les agriculteurxs dont les conditions de vie sont engendrées par le semi-féodalisme dans la même temporalité. Cela permet de changer de perspective dans ce qui est relatif au temps et à l’histoire entre centre et périphérie, à l’intérieur des frontières nationales ainsi que dans des sphères géopolitiques plus larges : la réalité des classes inférieures n’est pas le résultat de destins fragmentés ou asynchrones mais une fonction de l’exploitation systémique des classes dominantes. Plus largement, le caractère semi-colonial et semi-féodal des Philippines n’est pas le fait d’une négligence de l’histoire mais une fonction nécessaire de l’impérialisme.

D : Comment le monde artistique philippin reçoit-il l’engagement des artistes/curateurxs dans des groupes militants ? Y a-t-il des tentatives de récupération par les institutions ? Se positionnent-elles sur ces questions ou sont-elles complètement indifférentes ?

AB : Le monde de l’art aux Philippines opère de manière très similaire au champ de l’art en général, en ce que cet engagement est habituellement toléré en tant qu’incursions dans « l’artivisme » (je déteste ce terme !). On peut même dire que, plus que tolérées, ces tentatives sont activement recherchées par les marchés de l’art contemporain pour compenser la stérilité croissante de la production culturelle du capitalisme tardif. Pour contrebalancer le vide des pratiques artistique soi-disant « contemporaines » – souvent des réarticulations peu critiques de la « modernité » et pas bien plus que des vecteurs de production et de consommation de la « nouveauté » –, le monde de l’art s’est approprié la « préoccupation » (ou la défense des droits, l’engagement, etc.) comme une parure indispensable, aussi humanisante qu’à la mode. Le nouvel intérêt du marché pour des pratiques dites « communautaires » peut aussi être perçu comme une tentative de compensation d’une distribution en berne, en raison de l’éloignement progressif des pratiques élitaires de consommation culturelle. Beaucoup de ces démocratisations de façade sont carrément écœurantes, en ce qu’elles se résument souvent à — en tout et pour tout — inviter des gens à participer de manière « plus entière » à leur propre exploitation et exotisation.

Bien qu’elles puissent être perçues comme un développement positif de la production artistique, par exemple l’entrée ou l’irruption de programmes et de récits populaires au sein du discours culturel dominant, ces « préoccupations » se gardent bien souvent de franchir le pas d’un engagement concret dans les luttes des personnes concernées. Quand elles expriment et proposent des changements ou des modèles alternatifs qui affectent véritablement les méthodes de production et de distribution favorisées par les institutions dominantes du marché de l’art (c’est-à-dire l’exploitation et la recherche du profit), alors elles sont activement réprimées.

Plus spécifiquement, ces « préoccupations affichées » sont une contradiction évidente lorsqu’on observe que l’unx des plus grandx s collectionneurxs d’art local, « social » ou « d’actualité », est aussi unx galeriste et unx grandx propriétaire, qui prend de haut les artistes qui abordent ses « thèmes » de prédilection. Silverlens, la galerie locale la plus cotée, n’a aucun problème à fourguer des œuvres sociales et critiques dans des foires d’art contemporain et des biennales, tant qu’elles répondent aux critères établis de l’art « engagé » et ne met pas en lumière leur propre complicité dans l’exploitation systématique du peuple philippin. Les artistes doivent participer à ce simulacre si le marché de l’art est leur principale source de revenus. C’est aussi vrai des membres de SAKA, de CAP et de RESBAK qui sont actifxs sur le marché de l’art. Leur engagement dans la lutte populaire est toléré, et parfois même donne de la valeur à leur pratique commerciale, tant qu’il n’interfère pas avec la création de profit ou qu’il n’implique pas directement leurs mécènes.

Action du CAP, Image projeté sur un batiment de Police, février 2020. © CAP


D : En 2018, les Philippines ont été désignées comme l’endroit le plus meurtrier du monde pour les militantxs écologistes. Je voudrais qu’on aborde les problèmes de l’économie agricole dans le contexte politique : les conditions épouvantables des paysanxs, les risques environnementaux et les autres injustices dont est responsable l’oligarchie corrompue. Quelle est la position de SAKA dans cette équation ? La présence d’artistes permet-elle de créer un levier spécifique ?

AB : La violence environnementale aux Philippines est liée aux itinéraires d’extraction et de « développement » non réglementés, rendus possibles par le gouvernement comprador. La violence qui accompagne les abus environnementaux provient de la tradition mercenaire de l’armée philippine et de la militarisation de la législation et des institutions publiques pour servir les intérêts de l’élite. En termes plus simples, cela signifie que les droits aux ressources et à la terre sont vendus au plus offrant, même s’ils appartiennent à des peuples indigènes et s’ils sont vitaux pour le maintien de vastes écosystèmes régionaux et nationaux. En outre, quand les manœuvres juridiques des institutions gouvernementales, comme le ministère de l’environnement et des ressources nationales, ne sont pas suffisantes pour chasser les gens de leurs terres, l’armée et les milices privées interviennent, massacrant ou terrorisant les gens afin de les soumettre.

Ici, la position de SAKA est en faveur de la justice sociale et de la défense les droits du peuple à la terre, dans la mesure où les terres ciblées par les investisseurs pour le soi-disant « développement » sont nécessaires au peuple pour sa survie et ses modes de vie, son autonomie et sa culture. Ainsi, nous soutenons non seulement les campagnes de ceux qui entrent dans la catégorie du « secteur agricole », mais aussi de groupes comme les Lumad [4] confrontés à la dépossession, au déplacement et à l’anéantissement systématiques par des groupes d’intérêt soutenus par le gouvernement. Intégrer des artistes dans les communautés confrontées à la violence n’est pas un moyen direct de dissuasion face à l’impunité de la cupidité capitaliste. En réalité, les artistes et les travailleurxs culturelxs comptent parmi celleux dont les droits et la sécurité ont été compromis ou qui ont été tuéxs. Ce que les artistes peuvent apporter dans ces situations : sensibiliser et mobiliser le soutien populaire face au black-out des médias et à la désinformation menée par l’État. Cette dernière diabolise les masses en lutte et justifie la violence contre la population.

Opération d’aide aux personnes de SAKA, 2020. © SAKA
Cuisine communautaire Tulong Anakpawis de SAKA, Juillet 2020. © SAKA


D : Tu as participé à des initiatives de solidarité au cours du confinement lié au Covid-19, par exemple en distribuant de la nourriture et des produits de nécessité, en proposant des solutions pour cuisiner des plats peu coûteux, en aidant l’accès accéder aux informations sur la maladie et les moyens de protection. Peux-tu en dire plus sur ces initiatives ? Certaines personnes qui y ont pris part ont été arrêtées. Comment le gouvernement fait-il appliquer ce genre de mesures ?

AB : SAKA a anticipé la négligence de la réaction du gouvernement au Covid-19, particulièrement leur négligence de la vulnérabilité profonde et structurelle de la majorité de la société. En partenariat avec d’autres groupes, SAKA a organisé ces vagues de solidarité en distribuant des biens essentiels auprès des communautés paysannes et dans les zones urbaines défavorisées. Une autre initiative, Kitchen Kalasag (Cuisine de défense), a conçu et publié des brochures informatives pour permettre aux gens de rester en bonne santé grâce à des recettes peu chères et avec des ingrédients faciles à trouver. SAKA a aussi publié un livre explicatif à propos de la pandémie, évoquant les problèmes sociaux structurels privant la majorité de la population d’un accès à la santé, aux moyens de subsistance et à la sécurité sociale.

En plus des campagnes de sensibilisation, CAP réalise des publications d’information pour se défendre des attaques dans les médias et sensibiliser le public sur la loi antiterroriste. Elle organise aussi des projections de films en ligne, des concerts et d’autres initiatives pour lever des fonds : pour les élèves d’écoles Lumad lâchéxs dans la capitale pendant le confinement, des chauffeurxs de transports en commun ayant perdu tous leurs revenus, les personnels médicaux en première ligne qui souffraient de la priorité donnée par le gouvernement aux contingents militaires, d’autres travailleurxs de première ligne… Cela a aussi permis de compenser la disparition soudaine des petits boulots et du travail indépendant desquels la plupart des artistes dépendaient.

La réponse du gouvernement à la pandémie a mis en lumière leur mépris pour la majorité de la population, et leur prédilection à préserver les intérêts des élites. Dans une perspective macroéconomique, c’est un cas d’école de ce que Giorgio Agamben nomme « l’état d’exception », dans lequel le pouvoir exécutif profite d’une situation d’urgence pour décréter des mesures allant vers un ordre totalitaire.

Pendant le confinement, le gouvernement Duterte a passé outre le pouvoir législatif pour donner au président le pouvoir exceptionnel afin de contourner les protocoles budgétaires (bien qu’il y existe déjà une législation pour les urgences sanitaires), et pour faire passer la Loi antiterroriste permettant à l’État de donner à des personnalités critiques et dissentxes le statut de terrorisme, légitmant leur surveillance, le gel de leurs avoirs, et leur arrestations. En plus de cela, Rodrigo Duterte et son camp ont fait fermer ABS-CBN, le plus grand groupe de médias des Philippines, et ont attaqué des plateformes essentielles à la critique du régime (Rappler, groupes d’Altermidya Network) afin de pousser les voix dissidentes hors de la sphère publique.

Poster de pandémie par SAKA, 2020.


Sur le terrain, il y a beaucoup d’exceptions dans l’application de la loi, plus précisément pour celleux qui défendent la réactivité, la compétence et la force du régime. Duterte a justifié le passage à tabac, l’arrestation et la fusillade pour non-respect des règles du confinement, mais lorsque ce sont ses alliéxs qui bafouent la loi, le gouvernement change de ton et appelle à la compassion pour épargner ses larbins [5].

D’autre part, au-delà du fait que l’arrêt généralisé du travail et des transports a rendu l’activité économique, déjà précaire, encore plus désespérante pour la majorité des Philippinxs, le confinement militarisé du gouvernement Duterte a été impitoyable pour le peuple. De larges parts de la population urbaine paupérisée ont dû faire face à des expulsions et/ou des démolitions. Renduxs sans domicile, ielles étaient ensuite arrêtéxs pour violation du confinement. La soi-disant « guerre contre la drogue » de Rodrigo Duterte ne s’est pas arrêtée pendant le confinement : plus de 155 meurtres ont été enregistrés entre avril et juillet 2020. Des citoyenxs engagéxs telxs que l’artiste Bambi Beltran ont été arrêtéxs pour avoir critiqué l’insuffisance de l’action du gouvernement, ou pour avoir simplement mis en valeur cette insuffisance par leurs actions caritatives (équipe d’aide humanitaire de SAKA). La répression des militantxs s’est également renforcée, avec des fournées de mandats émis par des juges très discutables. Les meurtres de militantxs par des agents non-identifiéxs ont continué malgré le (prétendu) contrôle strict des déplacements, appuyant les motifs déjà observés d’une violence soutenue par l’État.

Le gouvernement n’a pas consacré ses ressources et son énergie à fournir des informations précises, sécuriser la santé publique et fournir une assistance médicale et économique, il s’est préoccupé surtout de recueillir des renseignements pour cibler ses détracteurxs, créer un climat de peur par le biais de l’armée et de la police et diffuser des informations erronées pour effacer sa négligence criminelle et ses abus. Le désintérêt pour les faits et le manque d’information sur la pandémie exacerbent l’incertitude des citoyenxs. Il est devenu évident au cours des derniers mois dans l’ensemble, que la réponse du gouvernement a été de profiter de la pandémie et du confinement pour priver encore davantage la population de ses droits.

D : Aujourd’hui, on voit émerger de nouvelles formes d’activisme et d’actions politiques face aux nouvelles formes de fascisme. Est-ce que tu constates également aux Philippines un changement des stratégies et des formes des actions politiques au cours des dernières années ?

AB : J’hésite à penser qu’il y a un remaniement général de l’activisme en termes de stratégies. Il y a certainement de plus en plus de formes avec lesquelles nous pouvons nous armer contre le fascisme et avec lesquelles nous pouvons façonner l’action politique. Ces formes requièrent d’urgence une attention et une étude sérieuse si nous voulons rester en phase avec les outils en constante évolution du fascisme et, plus important encore, les devancer. Si les nouveaux outils issus des technologies émergentes doivent être évalués en fonction de leur adéquation pour la réalisation de tâches spécifiques, il faut néanmoins prendre en compte leurs limites, notamment celles sur la base de la classe sociale [6], qui empêchent la construction d’un vrai mouvement populaire à partir des rangs les plus larges des masses.
Concernant les stratégies, nos organisations, en particulier CAP, SAKA et RESBAK, penchent vers l’approche dite « Arouse, Organize, Mobilize » [Éveiller les consciences, Se rassembler, Se mobiliser] pour organiser notre action culturelle (dans le sens décrit plus tôt), que nous considérons comme cruciale pour faire advenir et perpétuer des changements profonds de la société. Ce n’est pas nouveau, cela a éclairé et nourri les mouvements locaux (et leurs itérations internationales) depuis des décennies. C’est autour de cette approche fondamentale que nous nous rassemblons pour développer et calibrer une forme artistique. Bien que les gens s’attendent à ce que les groupes d’artistes s’intéressent principalement à l’éveil et à la sensibilisation des consciences politiques, les tâches de rassemblement et de mobilisation sont des composants essentiels de l’apprentissage et de la pratique, de manière d’autant plus importante si l’on parle de « travail politique ». Il ne suffit pas que les artistes étudient le monde et produisent des œuvres au contenu progressiste. Les artistes doivent s’impliquer dans l’organisation collective pour véritablement comprendre la manière dont les idées et les discours que nous produisons sont reçus et traduits dans la vie quotidienne de nos compatriotes et de nos publics. Se rassembler nous permet de créer un incubateur commun et une scène pour nos idées et principes partagés, en permettant une répartition et une collectivisation des sensibilités. Tandis que ce travail collectif nourrit le travail d’éveil des consciences en enrichissant l’étude/l’analyse/la production, il faut lui ajouter le travail de mobilisation pour tester, déployer et donner une forme concrète aux idées, aux sentiments et aux aspirations de celleux qui se rassemblent.

CAP (Concerned Artists of the Philippines [Artistes inquietxs des Philippines])
http://www.facebook.com/artistangbayan

SAKA (Sama-samang Artista para sa Kilusang Agraryo / [Alliance des artistes pour une véritable réforme agraire et le développement rural]) :

https://www.facebook.com/saka.pilipinas/


RESBAK (Respond and Break the Silence Against the Killings [Répondre et briser le silence contre les meurtres]):

https://www.resbak.org/



[1] Comprador : Unx comprador est une « personne qui agit en tant qu’agent pour des organisations étrangères engagées dans l’investissement, le commerce ou l’exploitation économique ou politique ». Unx comprador est unx gérantx indigène pour une maison d’affaires européenne en Asie de l’Est et du Sud-Est et, par extension, pour des groupes sociaux qui jouent des rôles largement similaires dans d’autres parties du monde. À l’origine, l’usage du mot en Asie de l’Est désignait unx serviteurx indigène dans les maisons européennes de Guangzhou, dans le sud de la Chine, ou dans la colonie portugaise voisine de Macao, qui se rendait au marché pour troquer les marchandises de son employeur. Avec l’émergence ou la réémergence de la mondialisation, le terme « comprador » est revenu dans le lexique pour désigner les groupes et les classes commerciales du monde en développement qui entretiennent des relations subordonnées mais mutuellement avantageuses avec le capital métropolitain.
Les marchés de l’art et les institutions sont généralement ancrés dans ces relations. Les impératifs d’infrastructures semi-coloniales entraînent nécessairement une réduction du développement culturel vers le tourisme et l’exportation de main-d’œuvre et de biens culturels au profit d’autres priorités budgétaires. L’immense allocation pour la contre-insurrection et l’anticommunisme reflète des modèles de dépenses soutenus par l’étranger (c’est-à-dire le complexe militaro-industriel associé à des programmes anticommunistes) qui s’accompagnent d’un retrait du développement culturel des priorités. Cela laisse le destin du domaine culturel au mains du secteur privé qui, aux Philippines, est principalement caractérisé par la domination des fortunéxs qui tirent des profits accrus d’un contexte semi-colonial arriéré et rétrograde.

[2] Pour mettre les choses en perspective, selon le Programme de dépenses nationales pour 2021, le budget de la Task Force nationale pour mettre fin au conflit armé communiste local (NTF-ELCAC) de 16 milliards de PhP (Peso philippin = 0,017 Euro) semble démesuré par rapport aux budgets combinés de la Commission nationale de la culture et des arts (532 M), de la Commission historique nationale (213,3 M), la Bibliothèque nationale (153M), la Commission de la langue philippine (72,9 M), les Archives nationales (165 M), le Conseil de développement du cinéma (194,5 M), la Commission des sports (171 M) et le Département du tourisme (3,4 B), soit 4,9 milliards de PhP au total.


[3] Leur principale plantation est également située à Mindanao où la loi martiale, en vigueur de mai 2017 à décembre 2019, a été employée pour supprimer toute dissidence sous couvert de contre-insurrection. Pour l’instant, Mindanao est toujours sous le coup de la Proclamation 55 et placé en « urgence nationale ». Cependant, lors d’un récent séminaire en ligne organisé par CAP, un représentant de la NUJP (National Union of Journalists of the Philippines) a indiqué que les conditions sont sensiblement les mêmes que sous la loi martiale. Dans ces conditions, l’organisation du travail fait l’objet d’une répression sévère de la part des forces de l’État, ce qui favorise le maintien de la corruption des Lorenzos. Pendant le mandat du président précédent, la famille Lorenzo a également été impliquée dans un cas d’esclavage moderne où, à l’aide de filiales, elle a envoyé des travailleurxs de Mindanao dans la plantation de sucre qu’elle possédait en copropriété avec le clan du président et les a payés 9 PhP (environ 0,15 euros) par jour.


[4] Lumad : Les Lumad sont un groupe de populations indigènes austronésiennes du sud des Philippines. C’est un terme Cebuano qui signifie “indigène” ou “autochtone”. Ce terme est l’abréviation de Katawhang Lumad (littéralement : “peuple indigène”).


[5] Une des violations de la loi les plus évidentes a été commise par le sénateur Koko Pimentel, vice-président du parti de Rodrigo Duterte, qui a rendu visite à un hôpital dans lequel sa femme accouchait alors qu’il attendait encore le résultat d’un test (qui est revenu positif), au risque de perturber le fonctionnement de tout l’hôpital. La situation qui a fait le plus de bruit était toutefois celle du chef de la police, Debold Sinas, qui a fêté son anniversaire en mai alors que les rassemblements de toute sorte étaient interdits par le gouvernement. Des photos de l’événement montrent le chef de la police et ses invitéxs en violation des protocoles sanitaires, et en train de boire alors que la consommation d’alcool était interdite dans toute la ville. Rodrigo Duterte, dans l’une des conférences de presse hebdomadaires qu’il inflige au psychisme national, a gracié ce cochon, et réduit les accusations à « une affaire insignifiante ». Tandis que Rodrigo Duterte fait la promotion de sa politique de tolérance zéro envers les drogues illégales, les nouvelles les plus récentes ont révélé que le service de sécurité personnel du président s’est procuré des vaccins de contrebande afin de s’inoculer elleux-mêmes en octobre dernier. Le ministre de la Défense a déclaré : « Ceci est justifié… Cela va les protéger des infections, et cela va protéger le président. » C’est ridicule.

[6] Aux Philippines, par exemple, alors que le taux de couverture d’internet sur la population s’élève aujourd’hui à 67 %, 60 % de la masse terrestre n’y avait pas accès en 2016 et les vitesses moyennes sont de 5,5 Mbps (les plus faibles de la région Asie-Pacifique). Ajouter à cela le fait que l’accès à Internet n’est presque jamais gratuit, et que les limites de dépense sont un facteur à prendre en compte. De nombreux organisateurxs ne s’en rendent pas compte et prennent Internet pour un espace démocratisé alors qu’il est toujours fortement limité par les privilèges de classe, tant en ce qui concerne l’accès technique que l’alphabétisation.

POUR ALLER PLUS LOIN :

Le Covid 19 et la loi de l’homme fort, David Camoux (2019)

Les Philippines de Cory Aquino à Benigno Aquino,Gwenola Ricordeau (2011)

Sur le mouvement paysan :
Peasant movement
 Rina Chandran “Philippine peasants fight for land 30 years after reform”

Les Philippines pendant la COVID19 : Nick Aspinwall, “Coronavirus lockdown strikes fear among Manila’s poor” Bulatlat, “300 families in Pasay lose homes amid COVID-19 pandemic” “Soh clarifies pre-sona statement on flattening the curve”

Le programme anti terroriste de Duterte : George Andreopoulos, Nerve Macaspac, Efim Galkin “ ‘Whole-of-Nation’ Approach to Counterinsurgency and the Closing of Civic Space in the Philippines” Amnesty International “Philippines: President Duterte gives “shoot to kill” order amid pandemic response”