L’année où j’ai arrêté de faire de l’art. Pourquoi le monde de l’art doit soutenir les artistes : envisager la solidarité au-delà des enjeux de la représentation


The mushroom book. A popular guide to the identification and study of our commoner Fungi, with special emphasis on the edible varieties par Nina L. Marshall,  New York, ed. Doubleday
Image: The Biodiversity Heritage Library

L’année où j’ai arrêté de faire de l’art est l’année où je suis devenu·e un parent célibataire. C’était en 1622, j’ai été mis·e en esclavage et amené·e de force en Amérique du Nord pour travailler dans les champs. C’était en 2003, j’ai dû aller dans un autre pays pour me faire avorter. 1997 est l’année où j’ai arrêté de faire de l’art. Quand j’ai dû mettre de côté des milliers de dollars pour payer ma trithérapie et pour m’occuper de ma mère qui venait de perdre son travail. C’était en 2017, quand je n’ai pas eu assez d’argent pour payer ce concours de photographie, cette résidence artistique, ou l’examen d’entrée de cette université prestigieuse.

L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, j’ai juste arrêté. Je n’étais pas seulement ralenti·e dans ma progression, je n’ai pas pris un détour, j’ai juste arrêté. La vie ne m’a pas fait de coups durs, du moins pas plus que d’habitude. Ma vie entière était un coup dur.

Je n’avais plus de résistance. Plus une seule goutte de sang. Mon corps s’est effondré. C’était l’année où je ne pouvais plus tenir le coup. Tu m’as fait défaut.

Un jour, j’ai eu l’impression que le sol avait disparu et qu’il n’y avait plus rien pour retenir ma chute. C’était l’année où j’ai fait mon coming out trans. C’était l’année où j’ai dû payer mon opération d’affirmation de genre. C’était l’année où on a fait de moi un bouc émissaire et on me daubait dessus.

L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, c’était avant le Covid-19. Pas besoin d’une pandémie globalisée pour abréger ma carrière. Je n’ai juste pas réussi à payer mes impôts à temps. C’était en 2019 et j’ai eu un accident de vélo pendant que je livrais des repas à domicile. L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, je n’ai pas eu besoin que les régions les plus riches du monde se confinent pour que le monde de l’art me fasse sentir que j’étais de trop.

C’était tellement banal que personne ne s’en est rendu compte.

Personne ne s’en est rendu compte parce que je n’étais pas capable d’en faire une œuvre d’art. Ça ne pouvait pas devenir de l’art. Ça s’est juste fini. Mes expositions ont été annulées et personne ne m’a payé et personne ne m’a vu. 

Je faisais de l’art depuis trop longtemps pour me faire embaucher par une entreprise hors de ce domaine. Aucun restaurant ne donnerait un job à une personne avec aussi peu d’expérience dans l’accueil. 

L’année où j’ai arrêté de faire de l’art était l’année où mon·ma professeur·e de collège a décidé que je ferai un·e bon·ne technicien·ne de service en usine. C’était l’année où mes parents ont décidé de déménager plus loin, loin du centre ; à peine dans ses banlieues. L’année où j’ai arrêté de faire de l’art c’est quand j’ai réalisé que je devais parler plusieurs langues pour être un·e artiste, avoir un ordinateur avec un accès illimité à Internet et un smartphone pour répondre instantanément à vos emails. L’année où j’ai dû arrêter est l’année où je ne pouvais plus me payer les transports pour venir te rencontrer dans ton musée. Je me battais contre la dépression et des troubles mentaux.

C’était en 1957 et mon mari devait autoriser  chacune de mes dépenses. C’était en 1578, j’ai été jeté·e dans une rivière, mes mains liées à mes pieds. C’était l’année où ils pensaient que j’étais une sorcière. C’était en 2008 que je suis devenu·e sans-domicile parce que j’ai perdu mes allocations et que tu ne m’as pas payé·e. Tout s’est arrêté quand j’ai réalisé que j’étais la seule personne racisée à ton vernissage. Ça s’est arrêté quand j’ai dû nettoyer les sols des chambres d’hôtel, des aéroports et des trains pour boucler les fins de mois. C’était à ce moment-là que je t’ai vu marcher dans le business lounge. J’ai senti ton parfum quand tu es passé·e devant moi. Ils vendent une imitation de ton parfum au magasin en bas de la cité. Je sentais presque comme toi l’année où j’ai arrêté de faire de l’art. Mais au final, sentir comme toi n’était qu’un camouflage. Cela n’a pas fait de différence quand, en 2020, j’ai été forcé·e d’arrêter car mes finances étaient trop fragiles. 

Le jour d’après, toi et moi nous sentions le même parfum de feuille de figuier que tu vaporises sur tes cheveux et sur ton cou, tous les matins. Tu étais au bureau, au musée, le jour où le président a décidé d’interdire l’accès à différentes institutions partout dans le pays pour empêcher la diffusion du virus. Tu as appliqué avec précaution du gel hydroalcoolique sur tes mains et tes poignets pour éviter d’être contaminé·e. Puis tu as regardé ton compte en banque sur ton téléphone. Tu t’es dit « ça devrait aller jusqu’à ce que ça s’arrête ». Tu venais juste de récupérer le loyer de ton locataire, ton assurance maladie, les bitcoins que quelqu’un·e avait minés pour toi pendant la nuit. L’année où j’ai arrêté de faire de l’art est celle où tu as commencé à les échanger.

En 2016, tu t’es assuré·e que je ne parlerai à personne de ce qui s’était passé à l’atelier, au bureau, à l’appartement, dans les toilettes pendant la foire. C’était l’année où tu as systématiquement déformé mes mots. Tu t’es assuré·e que tes abus verbaux resteraient allusifs pour toute personne ayant écouté ta version de l’histoire. C’est là que ton véritable pouvoir se manifeste. C’était l’année où j’ai eu honte d’en parler : l’année où j’ai arrêté de faire de l’art est l’année où l’on m’a fait sentir que je n’étais rien. L’année où l’on m’a rappelé que ma visibilité ne pourrait jamais être à la hauteur de ta stabilité financière.

Alors, dans les derniers mois de 2020, quand j’étais à la maison encore alité·e et que le musée ne me payait pas, j’ai su que c’était l’année où je devais arrêter de faire de l’art. Comment allais-je payer pour mes dépenses de tous les jours sinon ? Cela allait durer un moment, m’ont-ils dit. « Je suis désolé·e d’apprendre que tu traverses des difficultés. Nous traversons tou·te·s une période difficile », as-tu dit. Je me suis demandé·e de qui tu parlais en disant « nous » car je n’avais pas l’impression d’en faire partie.  

L’année où j’ai arrêté de faire de l’art c’était au moment où j’ai réalisé que tu ne t’en préoccupais absolument pas, car tu n’avais pas à le faire. Que tu ne faisais pas partie de cette réalité, car tu n’avais jamais eu à le faire.   
C’était l’année où j’ai compris qu’en disant  « nous » tu parlais d’« eux » et pourquoi tu étais encore capable de parler et de tweeter quand plus personne ne le pouvait. Tu incarnes la forme la plus savante de l’ignorance.

L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, on m’a rappelé que je n’avais pas de filet de sécurité ou de structure de soutien pour me porter à travers l’épreuve du temps comme tu as pu l’être. Que j’étais trop naïf·ve de penser que je pourrais aller jusqu’au bout, comme toi.

« Bouge ! ». Tu as fait une embardée et je n’ai pas pu te suivre. Tu m’as laissé mâcher le sillage de ton parfum, de notre parfum. L’année où j’ai arrêté de faire de l’art est l’année où je sentais presque comme toi, seulement pour me rendre compte que, pour toi, je sentirais toujours l’odeur de la contrefaçon.