L’argent sale de la milliardaire pharmaceutique : “une chance pour la ville d’Arles” 


La fondation Luma, fondée par la milliardaire Maja Hoffmann, héritière des laboratoires pharmaceutiques Hoffmann-La Roche, ne se contente pas de nous imposer son art contemporain. 

Après l’inauguration d’une tour de 56m de haut en plein cœur d’Arles en 2021, voilà que depuis trois ans nous devons supporter «Histoire Environnementale», une performance lumanienne de greenwashing avec des penseur·euses écologistes et artistes trié·es sur le volet.

Source : https://www.parismatch.com/Culture/Art/Maja-Hoffmann-metamorphose-Arles-1743427

Maja Hoffmann l’affirme : «Je suis engagée. […] Je continue chaque matin de me poser la même question : dans quel monde est-ce que je veux vivre ? Lorsque je médite, je me dis qu’il y a une raison à ma présence sur terre. Ne vous méprenez pas, je ne ressens aucune culpabilité quant à mes origines sociales privilégiées, je ne m’excuse pas d’être née, mon approche est davantage bouddhiste que catholique. Je voudrais élever le débat. J’en ai besoin. C’est mon moteur.»

Depuis 2017, on a vu défiler à Arles des conférences ou lectures de militants anticapitalistes, écologistes, féministes, queer, antiracistes et décoloniaux. 

Cette année pour le symposium «Histoires Environnementale III»
chercheureuses, artistes et paysagistes se réunissent pour échanger autour d’approches historiques de l’écologie. Ont été abordés lors des précédentes éditions les processus d’interdépendance entre les sociétés et leurs environnements, l’importance des non-humains, l’utilisation et l’exploitation des terres, et la transcription de tout cela en poésie et prose. 

Cette année, du vendredi 24 au dimanche 26 mai 2024, le symposium s’intéresse aux jardins – et «tentera de remettre en question les idées conventionnelles à propos du jardin».

Pêle-mêle, on y parlera de la mythologie provençale et de son rôle colonial, des jardins botaniques coloniaux, de poésie régénérative, des jardins urbains, des OGM, de dix milles choses (queer), de l’imaginaire du Sahara et surtout, surtout – du jardin autour de la tour, pensé par Bas Smet, l’architecte paysagiste de Maja.

Avis aux intervenant·es :

Mohamed Amer Meziane, Hélène Blais, Patrick Boucheron, Samir Boumediene, Tarek El-Ariss, Natalia Fedorova, Hélène Guenin, Raphaëlle Guidée, Maïa Hawad, Maya Lin, Laura Huertas Millán, Véronique Mure, Estelle Rouquette, Grégory Quenet, Hashim Sarkis, Alessandro Stanziani, Feda Wardak, Zairong Xiang

Oubliez que votre hôte, riche en milliards, vous invite grâce à sa fortune 

héritée d’un géant pharmaceutique familial. 

Répétez plutôt que Maja Hoffmann est une chance pour la ville d’Arles.

Oubliez aussi que papa Hoffmann siégeait au conseil d’administration de la boîte quand a eu lieu la catastrophe de Seveso en 1976 dans une de ses usines. Oubliez que le nuage de dioxine a provoqué l’intoxication de dizaines de milliers de personnes (des lésions cutanées jusqu’aux tumeurs au cerveau) et qu’aucun dirigeant du groupe Hoffmann-La Roche n’a été inquiété par la justice. 

Répétez plutôt que papa était avant tout un fervent défenseur de l’environnement et ornithologue passionné qui a fondé le WWF et le centre de recherche La Tour du Valat en Camargue.

Oubliez également qu’en 2001, la petite entreprise familiale est reconnue coupable d’avoir créé un cartel d’entreprises pharmaceutiques dans le domaine des vitamines et est condamnée à verser une amende record de 462 millions d’euros. 

Répétez plutôt que Maja Hoffmann s’engage depuis des années pour la ville, la création, l’environnement, les droits de l’homme, l’éducation…

Oubliez que l’empire financier et foncier de Maja Hoffman sur Arles représente une vingtaine de propriétés – dont trois hôtels de luxe, deux fondations, plusieurs restaurants et hôtels particuliers et une boulangerie (Le Sauvage) – 

Répétez plutôt que Maja est issue d’une lignée d’amateurs d’arts.

“[La construction de la Tour Luma] ce n’est pas pour moi. […] C’est un phare. Je ne suis pas mégalomane. Je le fais pour Arles.”

On en viendrait presque à penser que les milliardaires philanthropes investissent dans l’humanisme proportionnellement aux désastres sociaux, environnementaux et coloniaux que leurs activités et leur enrichissement même ont produit dans l’Histoire. 

La Colonisation du savoir 
Samir Boumedienne
Lien : https://lundi.am/La-colonisation-du-savoir
Géographie et impérialisme 
Fabio Rossinelli
Lien (avec téléchargement gratuit du livre en pdf) : https://www.alphil.com/livres/1134-geographie-et-imperialisme.html

L’héritière des laboratoires pharmaceutiques Hoffmann-La Roche s’engage donc pour « l’intérêt général » et ne lésine pas sur les moyens.

Grâce à des rémunérations très élevées, elle s’offre ainsi les services d’un éventail d’intellectuel·les qui brasse très, très large. Nous considérons certain·es d’entre elleux comme des intellectuel·les allié·es. Peut-être ne sont-iels pas dupes de l’opération de blanchiment symbolique que s’offre l’héritière en organisant de telles rencontres. Par ailleurs, le rapport de force économique entre auteur·ices, chercheur·euses artistes ou militant·es d’un côté et une milliardaire de l’autre n’est à l’évidence pas des plus équilibrés. On pourrait ainsi évaluer la situation singulière de chaque intervenant·e de Luma et leur capacité matérielle à refuser l’invitation ou pas. Laissons de côté cette entreprise, chacun·e habite les contradictions. 

Notre affaire n’est pas morale, que ce soit clair, 

elle est stratégique.

L’argument parfois avancé par certain.es intervenant.es pour justifier leur participation est souvent celui de la nécessaire diffusion des idées, indépendamment du lieu d’énonciation. En somme, « il faut être partout où l’on peut et s’adresser à tous les publics sans exception ».

Depuis notre position dans le paysage militant et culturel, nous voulons dire à nos allié.es pourquoi nous ne partageons pas cette position intellectuelle et avec quelle violence nous la recevons, ici à Arles.

Le spectacle de l’alliance symbolique de la pensée critique avec une représentante aussi outrancière du capitalisme est délétère à bien des égards.

D’abord, il désamorce la puissance politique des propos subversifs et par la même occasion rend largement inoffensifs les concepts déployés pour dénoncer un tel ordre de domination. 

Ensuite, le capitalisme a une telle capacité de phagocytose qu’il réussit désormais à récupérer les luttes pour l’égalité, les luttes contre les différentes formes de domination en les moulant dans la grammaire du libéralisme. Ainsi l’on voit se développer une nouvelle morale de l’émancipation individuelle, dernier stade du progressisme libéral où chacun.e lutte pour sa déconstruction, avec le soutien sincère du capitalisme éveillé et déconstruit.

Enfin, pire encore, cette collaboration de la pensée critique avec le capitalisme philanthropique donne à voir une connivence de valeurs, sinon un monde en commun. 

Il nous semble au contraire que l’époque commande de ne pas commencer par copiner avec les puissants si on cherche à les déchoir de leur pouvoir. 

Par ailleurs, si nous ne sommes pas le public de la mission civilisatrice d’une milliardaire en manque d’extension, nous sommes nombreux à travailler activement depuis des années à Arles à faire vivre des lieux collectifs, des festivals grand public et une coopération en acte des associations amies. L’exigence programmatique qui accompagne nos désirs de partage est à mille lieux de l’arnaque intellectuelle et politique qui opère sous nos yeux chaque année davantage, à grand renfort d’affichage publicitaire, depuis les abribus d’Arles jusqu’aux vitrines parisiennes.

Les cultures populaires et les luttes pour l’égalité ont mieux à faire que servir la quête d’authenticité et de radicalité chic d’institutions capitalistes philanthropiques. 

Nos portes sont ouvertes et les invitations répétées pour construire des armes politiques puissantes et lier des amitiés militantes fécondes.

Puissent ces mots interpeller nos allié.es d’aujourd’hui et de demain et les inviter à déserter les Hoffmann et leur monde partout où ils se répandent.

© Julian Grollinger

Retrouvez Manger Luma sur le blog des voisins vigilants de la tour :
https://blogs.mediapart.fr/les-voisins-vigilants-de-la-tour/blog