Depuis près de 5 ans, le projet « Luma Arles » a profondément modifié les formes et les modes d’exercice du pouvoir sur le territoire arlésien. En venant notamment concéder les pleins pouvoirs à Maja Hoffmann, héritière milliardaire de l’entreprise pharmaceutique Roche, acteurs publics et privés terraforment peu à peu la ville avec pour objectif de faire d’Arles une ville habitable presque exclusivement au 1 %. Ci-dessous le récit de l’implantation de la suprématie Luma Arles par certaines personnes concernées.
La reine, ses valets
Arles est le théâtre d’une comédie qui ne fait plus rire grand monde, à l’exception de quelques élus politiques insignifiants et serviles à la botte d’une seule personne qui n’a, elle, besoin d’aucun mandat pour régner sur la ville d’Arles. Le tapis rouge qui se déroule sous ses pieds à mesure que se déploie son appétit d’hégémonie se révèle sans limites. Les petites mains des courtisans empressés le tricotent à toute allure, dans l’espoir que l’impératrice daigne les laisser y poser un orteil.
Les élections municipales approchent et le ronron médiatique se délecte du spectacle offert par les personnages de cette mascarade démocratique. Pensez donc : un maire communiste© en place depuis 18 ans qui ne se représente pas, deux de ses lieutenants historiques qui se disputent son poste, un ancien directeur de France Télévisions pas tout à fait escroc mais déjà condamné par la justice, une députée LREM qui ne doit son existence politique qu’à la fable du front républicain face à l’épouvantail FN et un ou deux autres spécimens de la droite républicaine, xénophobe, ou les deux.
Mais l’élection est déjà jouée, car tous les prétendants au trône de papier s’inclinent devant celle qui recueille leur unanimité et dont le pouvoir fait taire toute velléité contestataire.
Maja Hoffmann ou l’art du Lexomil
Maja Hoffmann – 420e fortune mondiale – règne sur la ville. Sa richesse indécente, jetée à la figure d’un territoire largement paupérisé, est le fruit d’un empire familial : l’entreprise pharmaceutique Roche, dealeuse de Lexomil et de Valium. Afin de donner un sens à son existence monotone d’héritière, la milliardaire suisse a d’abord collectionné des œuvres d’art, passe-temps favori des très-riches en manque de reconnaissance ou d’investissements. Elle a donc logiquement – époque oblige – monté sa petite fondation, LUMA, sobre contraction des prénoms de ses enfants Lucas et Marina. Intitulé qui a le mérite de la transparence, à moins qu’il ne s’agisse de naïveté, quant à la destination dynastique de l’entreprise.
Et puis, au début des années 2010, Maja Hoffmann a jeté son dévolu sur Arles. Si son projet de colonisation du territoire et des esprits s’est d’abord fondé sur des alibis artistiques, il est aujourd’hui devenu un concept protéiforme sous la marque « Luma Arles ». L’entité est d’autant plus difficile à cerner qu’elle-même prend bien soin de ne pas se définir. La seule chose qui soit parfaitement claire dans le message, c’est que Luma Arles est tentaculaire et que personne n’échappera au rouleau compresseur.
Luma Arles s’infiltre partout. D’abord en capitalisant sur le patrimoine artistique préexistant, qui ne lui doit rien – les Rencontres de la photographie et autres vangogheries –, mais aussi en pariant sur l’avenir : le lycée professionnel (et public) est dorénavant doté d’une « promotion Luma ». Sans oublier, au passage, de poser son label sur divers festivals de musique et autres festivités à peu près populaires. Puis, petit à petit et de façon de plus en plus décomplexée, Luma Arles en vient à faire l’essentiel de sa publicité sur ses hôtels et ses restaurants. Ou comment l’art contemporain est une porte d’entrée pour finir par faire comme tout le monde : vendre des nuitées et des salades César aux touristes.
Colonialisme culturel à la sauce milliardaire
C’est qu’au-delà de l’art, la névrose bourgeoise prétend désormais s’employer à faire le bien autour d’elle. Elle revendique, sans peur du ridicule, son engagement pour la création sous toutes ses formes, mais aussi pour l’environnement, pour l’éducation, pour les droits de l’homme (sic), et pourquoi pas changer le monde tant qu’on y est ? Elle se met donc à organiser des séminaires tout ce qu’il y a de plus sérieux et prestigieux. Les salles sont aux trois quarts vides, mais qu’importe : ça fera de bien belles images, qui donneront lieu à de bien belles publications qui assureront sa bien belle communication – là-bas, très loin, où personne ne saura que localement, malgré ses escadrons de communicants, elle n’implique absolument personne.
On peut en rire. On peut aussi commencer à percevoir un peu plus nettement ce qu’est Luma Arles : un projet de domination culturelle, économique et politique mené sans entrave, sous nos yeux, par une missionnaire civilisatrice, avec une élite mondialisée à son service. Un empire.
Le caillou dans la louboutin
Trois hôtels de luxe, cinq restaurants, une ancienne friche SNCF de 12 hectares reconvertie en complexe culturo-gastro-écologico-architectural, la présidence au conseil d’administration de la fondation Van-Gogh et le grade de « personnalité qualifiée » à celui des Rencontres de la photo d’Arles… Voilà quelques-unes des distractions arlésiennes de Maja Hoffmann. La mégalomanie de la princesse va jusqu’à lui faire ériger une tour en acier de 56 mètres de haut que l’on peut voir à des dizaines de kilomètres à la ronde. L’érection de sa puissance ne rencontre qu’un seul obstacle, mais de taille : les Arlésien·ne·s.
Car leur manque de reconnaissance, elle en souffre. Nous avons pu récemment nous en rendre compte, lorsque des gueux ont osé questionner le fait que la ville d’Arles s’empresse de vendre à sa milliardaire préférée un bâtiment d’exception de la commune, sans appel à projets ni même consultation des propriétaires : nous.
Le mois dernier, un journal local a soigneusement détaillé les enjeux de la vente d’un « bijou communal » de 1 000 m², admirablement situé entre l’hôtel de ville et le théâtre antique, pour en faire un énième hôtel de luxe étiqueté Luma Arles, ou pourquoi pas une résidence d’artistes Luma Arles, peu importe. Maja Hoffmann a peut-être levé un sourcil, alertée de l’article de presse par sa garde rapprochée, mais nous ne le saurons pas. Et puis, la nouvelle de l’imminence de cette vente s’est propagée à travers la ville. Moment de cristallisation d’un irrépressible sentiment d’injustice et de dépossession, nourri et porté par la lutte des gilets jaunes arlésiens depuis dix mois et plus largement par la mécanique d’une résistance invisible de nos corps à l’oppression de la richesse ostentatoire et dégoulinante de Maja Hoffmann. Qui lève un second sourcil.
Les candidats en carton, aussi soucieux de lintérégénéral que la milliardaire de nos existences, se mettent tout de même à transpirer un peu d’être soudain catapultés sous les feux des projecteurs électoraux. D’habitude, ils bradent allègrement la ville dans la pénombre des conseils municipaux, avant de mettre les administré·e·s devant les méfaits accomplis. Leur dilemme : comment ne pas froisser la monarque tout en sauvant les apparences d’une prise en compte sincère des réticences du bas peuple ?
« Je me trouve à nouveau utilisée et stigmatisée » #ouinouin
Nous sommes le 24 septembre, veille du vote pour ou contre la vente en conseil municipal. La reine en son palais a cette fois carrément froncé les deux sourcils. Depuis trois jours, elle dort mal. Il ne saurait lui suffire de pertinemment savoir que les élus lui offriront demain son hôtel et après-demain tout ce qu’elle pourrait venir à désirer encore ; qu’aucune concurrence ne peut rivaliser avec sa propre faculté à allonger les billets qui depuis le berceau lui tombent tout frais entre les mains sans que jamais elle ait eu à bouger le moindre auriculaire ; que la farce démocratique n’a plus depuis longtemps aucune espèce de poids dans un système où la richesse est la vertu cardinale et où elle a touché le jackpot. Non. Maja Hoffmann, en plus, elle voudrait que la plèbe applaudisse.
Alors Maja Hoffmann prend sa plume, ou celle de ses scribes, et écrit au maire une page de complainte touchante[1], que bien évidemment elle rend publique. À la lecture de cette pleurnicherie de très-riche, une profonde émotion étreint le·la lecteur·rice : l’écœurement. Abjecte mise en scène de sa souffrance. L’impératrice est déconcertée, brutalisée, stigmatisée et aurait tant espéré que son projet colonisateur ne soit pas si mal compris par les autochtones. Elle veut notre bien et nous refusons sa générosité. Le pauvre est si ingrat ! Le choix des mots, l’opportunisme de la rédaction à la première personne dans le but de susciter une empathie réflexe ont une résonance particulièrement répugnante pour le·la lecteur·rice qui fait l’expérience de la brutalisation réelle – policière, par exemple –, de la stigmatisation concrète – raciste ou sexiste, pour ne citer qu’elles. Cette chouinerie médiocre est une violence de plus infligée aux personnes qui éprouvent les processus d’oppression dans leur existence. Mais forte de sa croyance profonde dans sa mission civilisatrice pour lintérégénéral, Maja Hoffmann, aveuglée par sa condition de classe, est bien incapable de comprendre la charge de scandale et de violence contenue dans ses mots.
En vertu de la loi de la hiérarchie des compassions, nul doute que certain·e·s auront été attendri·e·s par son chagrin, probablement sincère et en cela même obscène. Cette compassion devant la peine du puissant tient largement au fait que la mystification bat son plein : effacer toute trace de son pouvoir hégémonique et destructeur pour offrir aux Arlésien·ne·s le visage de la candeur et de l’innocence, celui du don de soi pour lintérégénéral. Amen.
Infrasons
25 septembre 2019, jour du vote au conseil municipal. 60 personnes ont répondu à l’appel d’un simple message téléphonique partagé, en pleine semaine et en pleine journée. Les banderoles du rassemblement, devant la mairie, donnent le ton : « Casino, hôtels, restos : Arles ambition zéro », « Arles, nécropole de riches » ou encore « Stop Majapoly ». Rappeler les évidences d’une scène arlésienne où l’art fait figure de vertu et de sésame pour riches en mal d’extension de puissance.
Les présent·e·s pointent du doigt l’absence d’imagination politique. À la progressive dilapidation du bien public, à l’organisation de l’amenuisement des lieux ouverts à tou·te·s, à la contestation même, les élus de tous bords ne trouvent à opposer que l’incapacité de la municipalité à conserver et rénover les bâtiments publics, faute de moyens… Le fatalisme économique est l’horizon indépassable d’élus bas de plafond. À ce jeu, la milliardaire et quelques autres rapaces auront vite fait d’occuper chaque quartier, chaque rue, pour y imposer une population aisée et friande d’une culture hoffmanno-compatible.
Et puis il y a les camarades qui ne sont pas venu·e·s. Celleux qui encaissent ces gifles à des degrés divers pour sauver leurs conditions matérielles d’existence, ne pas compromettre une carrière – ou rien qu’une saison – dans tous les secteurs où Maja Hoffmann fait la pluie et le beau temps. Parce qu’évidemment, dans une ville où le taux de chômage flirte avec les 16 %, tout le monde ne peut pas se payer le luxe de snober Luma Arles, ses belles promesses et plus concrètement ses CDD au lance-pierre. Se griller auprès de cet employeur (aka « starter », « partenaire », etc.) est délicat. Aux Arlésien·ne·s et locaux reviennent plutôt, sans surprise, les emplois peu qualifiés – pour les postes à responsabilité et à prestige, on recrute ailleurs. Dans ces conditions, le rapport de force économique verrouille l’expression et muselle la contradiction. Notre « nous » amputé de ces voix.
Quant aux conseillers municipaux, aucun ne daigne venir à la rencontre des personnes qui portent à la fois la critique et une imagination politique qui a depuis longtemps déserté le conseil municipal. Tous évitent soigneusement le rassemblement. La Provence fait son travail de journalisme selon ses standards et les nervis de Maja Hoffmann photographient les manifestant·e·s.
Le devenir-paillasson
Le conseil municipal s’ouvre. Spectacle politique navrant où chacun joue sa partition selon les étiquettes partisanes – en tendant l’oreille, on distingue en effet quelques modulations d’un orateur à l’autre. Mais il y a un point sur lequel l’harmonie est complète : chaque groupe « politique » commence en préambule par chanter méthodiquement les louanges de la milliardaire durant d’interminables minutes. La vision de la ville, l’avenir de la ville, c’est bien entre les mains de Maja Hoffmann que les placent ces courtisans en papier mâché, tous bords confondus. Maja Hoffmann est le seul point sur lequel l’unanimité est quasi parfaite, celle qui donne le la à l’orchestre.
La présence de deux journalistes payés par Luma pour venir filmer ce conseil influence-t-elle la performance des interprètes ? Même pas sûr. Rapport de force à tous les étages : tous ces potentiels futurs maires d’Arles ne peuvent eux non plus se permettre de critiquer, même mollement, celle dans la main de qui ils viendront dans six mois becqueter quelques miettes. Une brochette de pantins sans échine politique, qui font mine de se disputer le titre de meilleur paillasson sur lequel la monarque viendra distraitement s’essuyer les pieds.
En quarante-cinq minutes l’histoire est pliée. La ville a fait une excellente affaire : Maja Hoffmann déboursera 1,4 million d’euros (soit l’équivalent, pour elle, du prix d’un café). Et si on lui en avait demandé deux fois plus, l’histoire se serait déroulée exactement de la même manière (garçon ! un allongé !). Elle possède donc à présent près de la moitié d’une rue en plein centre-ville, dont elle fera par ailleurs ce qui lui chante puisque aucune garantie ne lui a été demandée quant à l’affectation du bâtiment acquis. Hôtel de luxe ou résidence d’artistes, du pareil au même : notre bien commun, notre propriété collective, passe aux mains de l’instance privée. Elle restreint notre espace public, elle rabougrit nos possibles, elle nous dépossède de notre ville.
Sans nous
Maja Hoffmann n’apprécie guère qu’il soit rappelé qu’elle est milliardaire. Maja Hoffmann ne voit pas en quoi la précision est pertinente car (à l’évidence) son engagement personnel est totalement désintéressé. Privilège de dominant : s’exclure des oppressions systémiques et structurelles pour donner à ses actes le visage de l’action individuelle. Quant à nous, nous percevons assez facilement que la raison pour laquelle nous ne rachetons pas une ville entière pour la façonner selon nos désirs, c’est précisément que nous ne sommes pas milliardaires. Raison indépassable et suffisante. On ne s’affranchit des rapports sociaux que lorsqu’on les domine.
C’est aussi pourquoi nous ne nous laisserons pas prendre au jeu de la personnalisation du projet hégémonique de Maja Hoffmann. Elle est une ennemie de classe et une adversaire politique. Cela nous suffit. Nous ne voulons pas la connaître. Et nous ne sommes définitivement pas assez dupes ni assez crétin·e·s pour nous laisser séduire par ses stratégies de communication.
Nous sortons du silence pour planter le décor et dévoiler ici et autant que possible la mécanique de colonisation de notre ville par une héritière pharmaceutique. Désormais nous ne nous tairons plus.
Nous ne sommes pas la matière première chic, friquée, autorisée et élitiste dont se nourrit l’empire de Maja Hoffmann. Nous ne serons pas sa chair à canon.
Arlésien·ne·s, travailleur·euse·s, artistes, gilets jaunes ou tout ça à la fois : sans nous, Maja Hoffmann ne peut rien. Elle le sait. Nous aussi.
[1] https://larlesienne.info/2019/09/25/un-bijou-municipal-en-passe-detre-vendu-a-maja-hoffmann2