À rebours de la multiplication de collectifs potentiellement fragilisés par leur non-coordination, Le Massicot tente l’aventure du syndicalisme de classe, autogestionnaire et fédéraliste depuis une base militante étudiante au sein des écoles d’art et design. Cette initiative inédite se construit sur une ligne politique cohérente – en dépit de quelques paradoxes – et dans la lignée d’un syndicalisme de lutte qui rompt avec le flou artistique auquel nous avaient habitué les récentes tentatives d’organisation collective dans le champ de l’art. Un grand merci à elleux pour leurs réponses instructives et longue vie au Massicot !!!
Documentations : Pouvez–vous revenir sur les différentes étapes qui vous ont conduit à envisager de monter un syndicat étudiant tourné spécifiquement vers les étudiant·e·s en écoles d’art et de design ?
Le Massicot :
Comment on a lancé les choses
Le point de départ, c’est deux expériences de luttes dans des écoles de design à Paris. Un petit groupe d’étudiant·es qui y a pris part a commencé à se rencontrer pour discuter de ces mobilisations. Assez vite la question du syndicalisme en école d’art et design s’est posée face au constat qu’on manquait de liens entre étudiant·es mobilisé·es. On n’y connaît pas grand chose à ce moment là donc on en a chacun·e discuté avec des ami·es syndiqué·es et ça nous a donné envie de monter un truc.
À ce moment-là on ne sait pas trop quelle forme ça peut prendre : est-ce qu’il faut ouvrir des antennes de syndicats étudiant·es existant un peu partout, créer notre propre structure ? En tout cas on se dit qu’il va au moins falloir commencer par en parler spécifiquement entre étudiant·es d’art et design. Pas vraiment parce que nos problématiques sont propres à ces disciplines, mais parce que les gens s’identifient comme étudiant·es en art, pas juste comme étudiant·es et que c’est cet angle qui pourrait leur donner envie de venir.On sait aussi qu’il existait déjà quelques collectifs militants à droite à gauche : la revue Show à Cergy, les Mots de Trop à Rennes, les Cybersistas à Lyon, etc, et que si on voulait faire un truc intéressant, il fallait qu’on en discute avec elles et eux et pas qu’entre 10 parisien·nes.
Fin janvier 2021, on organise donc une première assemblée générale, ouverte et en ligne, avec l’objectif clair de commencer à évoquer la création d’une structure syndicale, mais surtout de partager des expériences de luttes et montrer qu’on a des problèmes communs dans nos écoles. On invite les quelques collectifs et participant·es à des mobilisations des dernières années qu’on connaît et on rassemble environ 80 personnes. Pendant toute la soirée, on se partage des expériences de luttes et on parle des problèmes qu’on rencontre. On en sort avec pas mal de problèmes communs et quelques personnes semblent intéressé·es par l’idée de construire une organisation.
À partir de cette réunion, on va reproduire l’expérience une fois par mois jusqu’en juin. À chaque fois, on essaye de dépasser l’étape de la liste des problème pour commencer à s’organiser, mais on se heurte à des difficultés. Il y a notamment un gros turnover : les participant·es viennent à une AG et partagent leurs problématiques mais ne restent pas et ne reviennent que rarement. Malgré le lancement de quelques groupes de travail spécifiques, on peine à recruter des militant·es actif·ves et volontaires. On se retrouve aussi à rediscuter de beaucoup de choses redondantes à chaque réunion. On n’arrive pas à trancher parce qu’on a encore un peu peur de cliver et qu’on nous reproche de pas avoir eu une démarche assez démocratique. C’est notamment le cas sur la question de se revendiquer du syndicalisme : on met longtemps à trancher alors que c’était notre volonté de départ. Cette première période se termine en juin dernier sur un bilan mitigé : on a réussi à rassembler en tout plus de 200 personnes sur un Discord au long de nos AG, on a identifié plusieurs sujets sur lequel il y a des combats à mener et on perçoit une vraie dynamique militante ou a minima de politisation dans pas mal d’écoles mais on ne parvient pas à s’organiser au delà de ces moments d’échanges et le noyau du syndicat ne s’est pas beaucoup élargi.
Changement de stratégie
Avec le petit groupe qui porte le projet on décide donc de changer de stratégie : on va d’abord structurer le collectif, construire les bases de notre ligne politique, de notre stratégie et développer des premières actions avant d’essayer de fédérer et rassembler des étudiant·es de toute la France. En septembre, on se retrouve donc pour la première fois en chair et en os avec une petite dizaine de personnes pour consolider cette intention. Depuis, on a écrit et déposé des statuts, établi un fonctionnement temporaire le plus démocratique et efficace possible, défini peu à peu nos positions politiques et réfléchi aux revendications à porter et aux outils à développer. On a en parallèle commencé à se former auprès d’autres syndicats étudiants et amorcé des liens avec des organisations syndicales et militantes du secteur de l’enseignement, de l’art, de la culture et du syndicalisme étudiant. Nous ne sommes pas resté·es fermé·es non plus sur ce petit groupe de départ. Au fur et à mesure des réunions, on a élargi peu à peu le groupe porteur du projet. Ça nous a permis de construire progressivement un collectif plus large qu’en septembre, mais surtout plus solide puisque constitué des gens motivé·espour militer activement. Enfin, on a consacré une bonne partie de notre temps à organiser notre premier gros projet : une formation pour les étudiants mobilisé·es et élu·es qui a eu lieu début décembre.
Cette journée a rassemblé une quarantaine d’étudiant·es venu·es d’une vingtaine d’écoles un peu partout en France. C’était un moment important qui nous a permis de renforcer nos connaissances et nos analyses de nos situations, de partager des méthodes de mobilisations et de luttes et surtout de créer des liens entre des étudiant·es déjà déter à changer des choses. Ça nous a aussi confronté à ce que renvoyait notre projet à d’autres étudiant·es, notamment le fait de s’affirmer en tant qu’union syndicale, et pas comme une simple association étudiante.
Ce vers quoi on va
On est maintenant rentré·es dans un troisième étape pour le collectif. On va continuer à tisser des liens solides avec le paysage syndical et militant de nos secteurs, à se former et à développer nos analyses et nos revendications. Surtout, on va essayer de se concentrer sur la mise en place d’un syndicalisme concret et de terrain. On voudrait d’ici à juin accompagner des collectifs et syndicats qui sont en train de se créer et tenter d’en initier quelques uns là où il n’y en a pas encore mais où il y a déjà des militant·es isolé·es. L’objectif étant de conclure l’année en juin par un congrès où nous allons pouvoir rassembler les militant·es de ces collectifs et du Massicot pour imaginer, à partir de la base qui aura été construite cette année, un fonctionnement en tant qu’union syndicale pour l’année scolaire prochaine.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui. On a encore beaucoup de chantiers à mener, entre autre sur deux paradoxes dans lesquels on est un peu pris :- On défend un syndicalisme de classe, pour tous·tes les étudiant·es donc, et pas un syndicalisme corporatiste qui s’organiserait par filière. On fait cependant aussi le constat que dans l’état actuel des choses on doit en passer par une organisation spécifique, en essayant de tenir cette ligne du refus d’une politique et de revendications corporatistes, entre autres en établissant un maximum de liens avec les organisations étudiantes et en essayant d’être présent·es dans les mouvements sociaux qui dépassent nos écoles.- On est attaché·e à un syndicalisme de terrain, autogestionnaire et qui s’organise avec d’autres syndicats par le biais du fédéralisme, mais on ne parvient pas à faire émerger ça sans construire d’abord une organisation nationale pour amorcer cette dynamique. On a donc du se résoudre à construire cette organisation, en essayant là aussi de tenir la ligne de notre objectif de devenir une fédération structurée par des syndicats locaux dès que possible.
D : Comment procédez vous pour vous constituer en syndicat ? Bénéficiez-vous de soutien au sein de structure syndicales préexistantes (Snéad/Cgt, Solidaires, etc…) ? Recevez-vous de l’aide de juristes, d’associations ? À terme, souhaitez-vous devenir une structure autonome ?
LM : Comme expliqué juste avant on s’est construit en autonomie en partant de nos connaissances (ou non-connaissances) individuelles de mobilisation, de collectif et de syndicalisme. Comme tous les syndicats étudiants, on est en réalité une association loi 1901. On ne reçoit pas d’aide particulière d’associations pour le moment, ni de juristes, parce qu’on en connaît pas encore, mais ça va vite devenir un besoin. Sans y être affiliés, on a tissé quelques liens d’entraide avec d’autres syndicats étudiants (nommément, Solidaires étudiant·es et l’Alternative) et on poursuit notre travail en ce sens. De la même manière, on commence à prendre contact avec des collectifs militants et des syndicats professionnels du secteur de l’art et de la culture, et on espère participer à faire exister un réseau actif de syndicats de la branche et au-delà pour porter ensemble des revendications, coordonner des mobilisations et faire front. En tout cas pour le moment, on tient à rester une organisation autonome.
D : D’où vient le nom le Massicot ? Cet outil est un peu la guillotine de l’édition, faut-il y voir une métaphore ?
LM : On avait pas envie d’avoir un acronyme comme nom, déjà parce que c’est pas très drôle, et que ça risquait de nous rattacher un peu trop à l’identité classique des syndicats, qui peut repousser certain·es étudiant·es de nos écoles. On voulait aussi annoncer la couleur : nous ne sommes pas un BDE, on est là pour s’organiser et pour lutter, on croit que la transformation de nos conditions matérielles d’existence et d’études passe en grande partie par le rapport de force et on veut le construire. Le Massicot nous semblait donc un bon mélange de tout ça : c’est un outil de production utilisé par la plupart des étudiant·es et travailleur·euses de notre secteur, il évoque assez clairement des perspectives combatives et il n’est pas non plus étranger au monde militant parce qu’il est souvent utilisé pour découper les tracts.On assume d’avoir choisi ce nom un peu provocateur et tranchant.
D : Un peu à l’image du milieu de l’art par rapport au reste du monde du travail, on observe une quasiabsence des syndicats étudiants en écoles d’art et de design par rapport à l’université ou mêmes dans les grandes écoles, comment expliquez-vous cela ?
LM : Il y a d’abord des raisons structurelles : comme nos écoles comptent beaucoup moins d’étudiant·es que les campus universitaires ou même que d’autres types d’écoles supérieures, c’est logique que statistiquement, il y ait moins de gens mobilisés. Cela change aussi les manières de se mobiliser. Dans une école 200 ou 300 personnes les autres étudiant·es et le personnel se connaissent beaucoup mieux. C’est à la fois un avantage pour mobiliser, mais cela complique aussi l’investissement dans des formes de contestations perçues comme agressives comme peut l’être le syndicalisme.
Historiquement, les écoles d’art et design se sont aussi construites en parallèle des universités, sur un modèle et un héritage complètement différents ; on a l’impression que ça joue sur un manque de culture de la lutte dans nos écoles. On a pas le même historique militant, et on est pas touché·es pareil par les réformes parce qu’on ne dépend pas du même ministère que les facs par exemple. Par conséquent ça peut être difficile de voir la nécessité qu’il y a à se mobiliser sur des sujets qui ne nous impactent pas directement. Cela dit, les réformes néo-libérales de l’enseignement supérieur, conséquences entre autre du protocole de Bologne, tendent à faire converger les fonctionnements de l’université et des écoles, en prenant d’ailleurs souvent l’école d’art comme un laboratoire, sur les frais d’inscriptions ou la sélection par exemple. Le dernier discours de Macron sur les universités est d’ailleurs en plein dans cette lignée. Ça explique peut-être qu’une initiative comme la nôtre émerge maintenant.
On peut aussi être surpris que le syndicalisme ne soit pas plus développé alors qu’à l’inverse d’autres écoles supérieures comme les écoles d’ingés, nous sommes pourtant des écoles publiques avec une tendance de fond plutôt à gauche. Le problème, c’est que cette politisation à tendance à donner des projets qui parlent de politique plutôt que des actions et des organisation politiques. C’est aussi lié directement à l’individualisme artistique que nous enseigne nos écoles de création : ce qui compte c’est son œuvre singulière et son nom individuel. Du coup, les luttes deviennent des opportunités de création et de projet. C’est sans doute appuyé par la sociologie d’une grande partie des étudiant·es en écoles d’art et designpour qui la politique n’est pas nécessairement une question de survie mais plutôt de position intellectuelle et morale.
Tout ça combiné nous empêche de comprendre finement la réalité de notre position sociale, coincé·es entre la précarité de nos perspectives futures et le prestige social de l’art et de la culture. On ne se vit pas comme des étudiant·es ou des futur·es travailleureuses et on ne se pense pas non plus comme tels, ce qui nous empêche de voir ce qu’on a à gagner à lutter avec elleux, et d’adopter les modes d’organisation adaptés. C’est Catherine Geel, historienne du design, qui dit que les artistes etles designers, sont des “cols blancs créatifs”, des travailleur·euses libérales par excellence tant notre vie est organisée et dédiée à améliorer et multiplier notre production : parfois, on se retrouve à revendiquer de se faire encore plus exploiter, comme quand les étudiant·es veulent occuper leurs écoles pour pouvoir faire des projets toute la nuit…
D : Si elle existe, cette méfiance à l’égard de la notion de syndicat prend–elle pour base des arguments liés à la pratique artistique (liberté de création, indépendance de l’artiste) ?
LM : Cette méfiance existe, en tout cas on y a été plusieurs fois confronté·es depuis le début du Massicot. Pour le moment la méfiance à laquelle on a fait face s’ancre soit dans une position un peu réactionnaire qui perçoit les syndicats comme des relous qui bloqueraient tout sans plus de réflexion politique, soit effectivement dans le type d’arguments que vous évoquez: se syndiquer c’est perdre notre autonomie, c’est une structure qui voudrait récupérer les luttes ou qui briderait une expression et des modes d’action individuels comme l’expression artistique. C’est sans doute un modèle qui paraît un peu anachronique à certain·es aussi, mais le plus souvent, c’est surtout que personne n’a pas une image concrète de ce que ça pourrait être, un syndicat étudiant en école d’art et design, et c’est sans doute là qu’on a du travail à faire de notre côté : trouver et mettre en place des exemples concrets qui vont pouvoir construire la confiance. Pour ça, on s’attache à essayer de remporter rapidement quelques victoires concrètes pour la vie des étudiant·es, comme par exemple la mise en place de protections périodiques gratuites, ou la simplification du changement de nom d’usage. Cela passe aussi par le fait deproduire et de rendre accessible des informations sur nos droits en tant qu’étudiant·es, et par le soutien et l’appui logistique, stratégique ou juridique, quand c’est dans nos cordes, aux mobilisations qui émergent dans nos écoles. C’est par ces éléments concrets qu’on va pouvoir nourrir et partager une analyse politique de nos situations, de l’enseignement supérieur de la création et de la société en général.Si on veut faire diminuer cette méfiance, on ne veut pas se dédire non plus : on ne pense pas que faire collectif c’est se priver de liberté. Nous ne sommes pas dans une logique libérale, la liberté et l’autonomie ne sont possibles que parce qu’on construit des cadres collectifs qui nous permettent de les obtenir et quand elles s’exercent en lien avec d’autres individus.
D : Quels intérêts spécifiques aux étudiant·es en école d’art souhaitez-vous défendre à travers Le Massicot et auprès de qui (précarité, discriminations, harcèlement, gouvernance) ?
LM : Si on a fait le choix d’une organisation spécifiques aux étudiant·es d’art et design, ce n’est pas vraiment parce que nos revendications seraient spécifiques mais plutôt parce que c’était pour nous le moyen, stratégiquement, de faire naître une culture et des pratiques syndicales et collectives le plus efficacement. Quand on a commencé nos AG, on a rapidement constaté qu’il existait des liens entre nos écoles et les organisations présentes dans les facs, mais qu’ils étaient trop diffus pour pouvoir se baser dessus. À part quelques exceptions, comme une branche de Solidaires il y a quelques temps à la HEAR Strasbourg, c’est surtout des étudiant·es qui individuellement vont faire partie des syndicats étudiants, et ça n’est pas nécessairement suivi d’une meilleure prise en compte globale des écoles dans les actions des syndicats (ce qu’on ne leur reproche pas en tant que tel). Il nous a semblé que la réticence des étudiant·es à la forme syndicale et les différences structurelles (tutelle du Ministère de la Culture au lieu de l’Enseignement supérieur et de la Recherche par exemple) et culturelles entre école d’art et université nous empêchaient, dans l’état actuel des choses, de faire un travail de coordination et de politisation dans les syndicats étudiants existants. Pas parce qu’on a des profonds différents idéologiques ou stratégiques avec eux – au contraire on s’inspire beaucoup de la pratique de syndicats comme l’Alternative, la FSE ou Solidaires étudiant·es – mais plutôt parce que cette voie nous semblait beaucoup plus compliquée et longue.
C’est un choix sur lequel on s’interroge toujours, notamment parce qu’on ne se sent pas proche du tout des organisation étudiantes qui rassemblent des structures corporatistes et dépolitisées comme à la FAGE par exemple. On s’engage donc dans une voie un peu paradoxale : défendre un syndicalisme de classe (ici qui rassemble les étudiant·es peu importe leur filière) dans une organisation qui est de fait corporatiste, mais pour des raisons de déploiement et non pas politiques. Un de nos enjeux, c’est d’arriver à se percevoir d’abord comme étudiant·es, donc aussi comme futur·es travailleur·euses, et que les spécificités de notre secteur d’études ne vienne qu’après. Ça permet aussi de réfléchir nos pratiques comme un travail dans la mesure où elles sont destinées à être notre moyen de subsistance, et avec cette conception (héritée de mai 68 d’ailleurs) vient la possibilité de défendre et revendiquer des droits de travailleur·euses, et d’identifier les luttes de toustes les travailleur·euses comme les nôtres.
Ça ne veut pas dire qu’on ne s’intéresse pas aux problématiques rencontrées en école d’art et design, loin de là. C’est même le point de départ de notre organisation : des constats partagés entre étudiant·es d’école d’art et design. Mais on les interprète en grande partie comme des retranscriptions dans un contexte précis de problématiques plus larges. Par exemple, le problème des violences sexuelles au sein de nos écoles est malheureusement loin de nous être spécifique ; il prend simplement des formes particulières dans un contexte où on rend invisible les hiérarchies, où on accepte assez bien le culte de la personnalité, où on admet volontiers de développer des liens proches et personnels entre profs et étudiant·es. C’est la même chose pour la précarisation grandissante avec la question de l’accès au CROUS par exemple ou la marchandisation progressive de l’enseignement supérieur : ces problèmes se manifestent de manière spécifique mais sont parties intégrantes de choix politiques plus larges. On doit s’attaquer à ces manifestions spécifiques et les relier à ce dont elles sont les témoins, entre autre en luttant aux côtés des autres organisations étudiantes et plus largement aux autres luttes.
Quant aux personnes et aux institutions auxquelles nous adressons nos revendications, elles sont multiples et dépendent des situations. Cela pourra autant être une école que le Ministère de la Culture ou celui de l’Enseignement supérieur en fonction des luttes et de celles et ceux auxquels il fait sens de s’adresser. Dans tous les cas il nous tient à cœur de politiser les situations, les revendications et les moyens d’actions. Nous n’avons pas encore acté de position collective sur notre rapport aux instances auxquelles les étudiant·es peuvent prendre part dans les écoles et les ministères, mais ce qui est certain c’est que nous défendons aussi une pluralité de moyens d’actions et que la seule action dans ces conseils ne suffira jamais, le rapport de force ne se construit pas là.
D : En plus des questions relatives aux conditions matérielles d’existence des étudiant·e·s en école d’art, souhaitez vous porter une réflexion critique et politique sur le rôle de l’art, du design et des institutions artistiques dans le renforcement du pouvoir bourgeois-blanc ?
LM : Bien sûr, même si on est encore en train de construire collectivement notre discours sur cet angle précis. C’est même intrinsèque au syndicalisme tel qu’on le revendique, dans la filiation de la charte d’Amiens : on veut essayer de changer les conditions matérielles de la création maintenant, et construire par la même occasion une analyse des modes de domination qui font que ces conditions matérielles sont rendues inégales. Cela va nécessairement avec une remise en question des institutions qui structurent le monde de l’art et du design, et qui sont traversées, ne leur en déplaise, par les mêmes dynamiques d’oppressions que le reste de la société selon les axes du genre, de la classe, de la race, des capacités. On veut donc construire un contre-discours au /statut quo majoritaire/, et imaginer ce qu’on pourrait opposer comme organisation à ces structures-là. Cette analyse systémique, on l’entend finalement assez peu dans nos écoles : il nous semble pour l’instant que la conscience des rapports de domination, quoique présente parfois de manière très aiguë, n’est qu’un énième objet de pensée, et pas une grille de lecture appliquée à son organisation même. Le discours critique peut être appliqué aux oeuvres, parfois (rarement) à l’histoire de l’art ou du design, mais quasiment jamais à l’institution artistique : même quand on voit les problèmes concrets, on les présente comme de malheureuses erreurs d’une machine fonctionnelle, et pas comme le produit attendu d’une machine structurellement inégalitaire.De toute manière, dans notre secteur comme ailleurs, l’intérêt des dominant·es est de produire des discours et des pensées qui rendent difficile leur critique ; ce sont ces discours qui sont hégémoniques, qui sont enseignés aujourd’hui, et qui donnent aussi une piste d’explication sur le manque de mobilisation collective. On a déjà parlé de l’élévation de l’artiste comme une figure individuelle construite sur son nom, mais on peut aussi parler de l’idée que la création doit s’élever au dessus du monde et de ses contingences, être apolitique pour être pure et valorisée ; les luttes seraient des effets de mode ; on voit aussi à l’autre bout du spectre beaucoup d’esthétiques reprises des luttes sociales et vidées de leur sens et de leur pouvoir pour être exposées et acclamées par celleux qu’elles dénoncent.
D : Aujourd’hui, on remarque une forte assimilation formelle du langage politique dans le cadre de carrières artistiques individuelles (Mondes Nouveaux). L’organisation collective vous semble t-elle une meilleure voie pour construire des rapports de force substantiels et obtenir des transformations concrètes ?
LM : Il nous semble que c’est le cœur du problème : penser que les actes individuels et non coordonnés peuvent être une façon efficace d’établir un rapport de force pour renverser les systèmes de domination. C’est ce qu’on disait plus haut : toutes ces dynamiques individualisantes sont le produit du capitalisme et de sa face néo-libérale qui nous semble mise en exergue dans les milieux artistiques. On a aussi déjà parlé de la façon dont on construit la figure de l’artiste ou du designer comme appartenant d’abord à l’art et à la création avant d’appartenir à la société, qui se pense comme surplombant. C’est ce qu’on observe effectivement dans la manière dont les sujets politiques sont appropriés par les designers et les artistes. La politique devient un positionnement, un adjectif qu’on ajoute pour qualifier sa pratique, et plus un moyen de changer les choses de manière effective. Tout ça participe en réalité à une dépolitisation générale et vient nourrir la fiction de l’Artiste qui se fait seul, qui crée seul et qui réussit seul. C’est un mythe blancopatriarcal, tant dans ses avatars contemporains que dans la façon dont on a construit une histoire de l’art (et même une Histoire tout court) à partir de ces figures d’artistes-génies seuls, des hommes, des blancs, cis et hétéro, etc. On s’oppose à cette vision de l’histoire de l’art et de nos sociétés qui se centre sur les “grands hommes” : ce qui fait bouger la société ce sont les mouvements collectifs et la transformation des conditions d’existences des gens. Seuls ces mouvements sont à la fois capable de construire des liens de solidarités et, dans le même temps, de construire des rapports de force qui peuvent vraiment changer les choses.
Il ne s’agit pas de dire non plus qu’il ne faut pas se politiser, se former individuellement ou prendre la parole en son nom propre. C’est une démarche importante, on a besoin chacun·e de construire notre pensée et notre vision du monde pour être capable de la défendre. Mais le système ne se laissera pas défaire par des idées et c’est pour ça qu’il faut qu’on s’organise.
De plus, on connaît la capacité des institutions culturelles à absorber les discours contestataires et à les rendre inopérants contre elles. On l’a vu récemment avec Mondes Nouveaux ou avec la création du Conseil National du Design qui nous parle de la promotion d’un “design d’inclusion, d’un design vecteur de développement durable” tout en nous parlant compétitivité et performance économique et en nommant une dirigeante de start-up comme présidente. En plus de ne pas vouloir dire grand chose, ces pseudo-disciplines du design utilisent des mots perçus comme “engagés” comme des arguments commerciaux. Le problème, ça n’est pas de vouloir changer les imaginaires et “la conscience collective” par le biais de la création ; c’est de penser que c’est suffisant pour changer les choses et abolir les rapports de domination. Un peu comme quand on pense qu’on abolit les rapports hiérarchiques au sein de nos écoles parce qu’on peut tutoyer la direction.
D : Constatez-vous une évolution dans le rapport des étudiants en école d’art à l’engagement politique ?
LM : On a pas encore une vision historique très complète, donc ça va être difficile de répondre avec certitude. On a malgré tout fait quelques recherches et on essaye de retracer les expériences et pratiques politiques qui ont pu exister dans nos écoles. On a quelques outils pour se documenter sur les dix dernières années, comme le bouquin “Après-Demain” qui pose un regard sur les luttes en écoles d’art entre 2011 et 2016, et la connaissances de quelques tentatives de construction collective comme l’éphémère ONEEA (Organisation nationale des étudiants en école d’art) qui avait tenté de faire émerger une coordination étudiante en 2014 ou le Tumblr Nous Sommes Étudiant·es En Art lancé en 2015 qui relayait pas mal de luttes et a aussi amorcé des rencontres entre étudiant·es.
Ces deux expériences, qui ont chacune duré 2 ou 3 ans avant de s’arrêter, faute de personnes pour prendre la suite,montrent qu’il y a une difficulté récurrente à construire des organisations pérennes, qui dépassent le groupe de personnes qui les lancent. On peut considérer que ce n’est pas un problème, mais on perd malgré tout à chaque fois une partie du travail qui a été effectué (construction du réseau, outils d’entraide, connaissances historiques et politiques sur nos situation, etc.), et pour être en train de le refaire c’est quand même beaucoup de temps et d’énergie qu’on aurait pu mettre ailleurs. Surtout, on perd l’historique de pas mal d’expériences de luttes et on a tendance à répéter en boucle les mêmes erreurs stratégiques.Malgré tout, on a l’impression que la situation a un peu évolué. De manière indéniable, les luttes féministes, antiracistes, LGBTI et plus partiellement anticapitalistes semblent plus présentes dans les convictions des étudiant·es en école d’art et design. Ça se voit par l’émergence de quelques collectifs militants pendant ces dernières années (Kaboom! à Aix, Éclatons la bulle à Lyon, des connexions entre certain·es étudiant·es et Art en Grève en 2019, etc.) mais surtout aux thématiques présentes dans les projets étudiants. On en revient donc à ce dont on parlait tout à l’heure : les étudiant·es sont plus engagé·es oui, mais beaucoup plus rarement militant·es, c’est à dire organisé·es dans des structures collectives. On a l’impression qu’on a du mal à passer du stade de la conviction politique à l’action concrète. C’est évidemment pas spécifique aux étudiant·es en art et design, c’est une logique qu’on voit partout, qui est la conséquences des politiques néo-libérales menés depuis plusieurs décennies, mais ça nous semble particulièrement marqué dans nos écoles. Entre autre parce qu’on peut avoir une tendance extractiviste à l’engagement politique : c’est parfois presque devenu un marqueur marketing d’être un artiste “engagé” ou “activiste” plus qu’un réel souci de se demander ce qui va réellement pouvoir transformer nos conditions matérielles et la société. Or, souvent, le travail de militant c’est pas sexy ou pas transformable en un projet valorisable, parce que c’est du tractage, c’est appeler des gens, c’est faire la vaisselle pendant une formation. Il suffit de voir le peu d’échos qu’a eu le mouvement contre la réforme des retraites fin 2019 et début 2020. Combien d’entre nous se sont mobilisés ? Très peu. La bonne nouvelle, c’est que quand cela s’est fait, même si c’était rare, c’était souvent par le biais de collectifs, comme Formes des luttes, Art en Grève ou Éclatons la bulle, un collectif militant des beaux-arts de Lyon, par exemple.
Le problème de la construction d’organisations capables de survivre à ses militant·es de départ est toujours là, et c’est sans doute notre plus gros défi. Mais franchement on a donc bon espoir que la multiplicité des engagements politiques de plus en plus étudiant·es puisse prendre forme dans des formes plus collectives, que ce soit au Massicot ou dans d’autres collectifs. Au vu de ce qui arrive, on a de toute manière pas trop le choix. En tout cas, les premiers mois d’existence de notre syndicat, la formation de décembre et les échanges qu’on a pu avoir avec d’autres militant·es et collectifs d’écoles d’art et design nous font croire qu’on va peut être réussir à bâtir quelque-chose qui fonctionne et qui dure !