Du Progrès ou la vitesse à laquelle la roue carrée tourne


Nicole Eisenman, Procession, 2019. Techniques mixtes. Photo : Aria Dean.

Ce texte a initialement été commandé et publié par X-TRA Online: l’article original se trouve ici

J’ai pris seulement trois photos lors de ma visite de la Whitney Biennial. Celle au dessus est l’une d’entre elles. Cette roue carrée, détail de la pétaradante parade (à bombes lacrymo?) de Nicole Eisenman (Procession, 2019), était sans équivoque l’élément le plus important et réussi de toute l’exposition. 

Au fur et à mesure de ma déambulation dans les espaces, j’oubliais que j’aurai peut être la nécessité ultérieure de me référer aux souvenirs de ce que je voyais. Que cet oubli fasse de moi une mauvaise critique d’art, ou soit la preuve à l’appui d’une expérience pure et immédiate, il a, en tout cas, plongé dans l’oubli un certain nombre d’oeuvres peu mémorables. Dans mes souvenirs, les cinquième et sixième étages du musée ne présentent qu’un flou de peintures figuratives, étrangement datées, et des sculptures pseudo-assemblages, toujours disposées avec un goût minimal exquis – celui des effluves aux arômes conceptualistes d’une cuisine vide (certaines matières retiennent les odeurs bien plus que d’autres). 

Dean Kissick a écrit un article après sa visite (juste après l’ouverture), dans lequel il considère cette édition de la Biennial comme très “Américaine” parce que les artistes, plus qu’à l’accoutumée, semblent tous essayer de se confronter au concept de “l’Amérique”, ou “être américain” et ainsi de suite… Après avoir vu l’exposition à mon tour, je me suis fait la remarque que Dean n’avait peut être pas tort, mais pour des raisons différentes. La note d’intention des curateur.rice.s nous disait que les oeuvres présentées “mettent l’accent sur la main de l’artiste, suggérant un rejet du digital et sa présentation clinique et préconditionnée du sujet qui lui est concomitante; cela en faveur de travaux plus individualisés et caractéristiques”. Mais n’est-ce pas cette méthode individualis/te/ante et caractéris/tique/ante qui laisse la grande et autosuffisante machinerie américaine suivre son cours? Nous tiraillant au dessus du vide, d’un côté enchaîné au “Je” – individualisme et liberté -, et de l’autre au “Nous” – identité et communauté –? Il est certainement très Américain, venant des artistes inclu.e.s dans cette exposition de groupe, d’essayer désespérément de se distinguer de la foule, et, dans un même temps, rester captifs des conditions qui dictent l’apparition de leur “mains”, soient-elles historiques ou autres. Qui plus est, je ne suis pas si sûre de la différence réelle entre “la main de l’artiste” et le “sujet préconditionné”; les deux sont affaire de style, signature et cohérence.

Un deuxième protocole, profondément américain, prends son cours en second plan de cette édition de la bienniale : l’argent sale. Accentuant d’autant plus cette tension entre le “Je” et le “Nous”, authentiquement confronté par chaque artiste : il s’agit de la lumière crue émise sur la fortune du membre du conseil d’administration du Whitney Museum Warren Kanders, et les bombes lacrymogènes de Safariland (lien qui n’avait jusqu’alors pas été fait!). Cette dissension, souvent mobilisée comme outil d’incrimination critique, ne devient plus que sa propre caricature, alors que l’on demande aux artistes de se situer quelque part entre le spectre du “Je” carriériste et du “Nous” amorphe (celui de la véritable organisation collective). Il en résulte un exercice formidable d’exceptionnalisme micropolitique. “Pas Moi”, murmure la peinture de chain gangs sudistes. “Pas Moi”, grognent les photographies peignant la pauvreté abjecte des petites villes, sous le poids de leur propre hypocrisie et absence de pertinence historique. “Pas Moi”, soupirent les sculptures de femmes noires pseudo-anthropomorphiques. Comme un jeu de “bombes lacrymogènes à retardement”, les artistes de la Biennale ré-aiguillent la responsabilité matérielle politique réelle des uns vers les autres, jusqu’à ce qu’elle plonge, encore fumante, dans le néant que forment les oeuvres elles-mêmes.

Depuis Juillet, l’affaire Kanders s’est enflammée, puis éteinte. Hannah Black, Tobi Haslett et Ciaran Finlayson ont publié une lettre ouverte incisive, “La Biennale Lacrymo”, sur Artforum.com, appelant au boycott, au milieu de l’étouffante et sempiternelle condamnation des artistes, pointés du doigt comme complices du musée et Kanders. Les trois auteurs de cette lettre positionnent leur argument – et c’est là, je pense, un élément crucial –  historiquement et matériellement. Ils font état de la bienniale comme d’un “moment où les politiques désincarnées et déclaratives du monde de l’art sont poussées à se confronter à la politique réelle, i.e la violence”, se débarrassant, par la même occasion, du vernis symbolique masquant les mécanismes réels de la situation.

Bien sûr, l’artiste Michael Rakowitz s’était retiré de la Biennale en Février, avant même l’ouverture de l’exposition, citant Safariland. Après la publication du texte dans Artforum, une poignée d’artistes se sont rapidement rétractés, Eisenman inclus. D’autres ont fait usage d’Instagram pour défendre leur participation (répétée). Mais avant que ces gestes soient menés à bien, avant même que le retrait des oeuvres ne soit effectué, Kanders donna sa démission du conseil d’administration du Whitney, avec une lettre plutôt salée. Sur Instagram et Twitter, tout le monde criait à la Victoire: “On l’a fait!”, mais je me sentais plutôt vide et nerveuse. La démission de Kanders était, effectivement, une forme de Victoire, mais cela ne résolvait pas un problème bien plus nébuleux: non pas la question de savoir si l’argent sale peut ou doit servir de “bonnes causes” (je pense, à contrecoeur, que l’histoire nous a montré que, oui, c’est là une possibilité – cela n’empêche pas que nous devrions nous affairer à éviter de nous salir les mains), mais plutôt la question de savoir ce que l’art peut faire – en soi, pas grand chose. L’argent, dans tout ça, a été l’objet d’attention principal, à juste raison, mais dans ce processus, l’art, lui, en est sorti indemne!

J’avais passé la soirée avant ma visite de l’exposition avec N et J à discuter politiques du monde de l’art, ce qui impliquait le débat autour de la Biennale Lacrymo – qui, il y a tant de cycles de contenu en arrière, semblait avoir beaucoup moins de potentiel à débat politique que nombre ne l’auraient espérés. N disait qu’il avait apprécié la vidéo de Forensic Architecture, Triple Chaser, la seule oeuvre de l’exposition à approcher le cas Kanders directement. L’oeuvre rapporte la quête du collectif afin de concevoir un outil d’apprentissage automatique qui pourrait identifier les bonbonnes de Safariland en images. N avait un intérêt particulier pour cette oeuvre parce qu’elle avait le potentiel, de par son format documentaire, d’ouvrir les yeux à n’importe quel touriste estival. J étais bien moins impressionnée et plutôt sceptique du potentiel qu’une oeuvre aurait à “ouvrir les yeux à un tel.le ou un.e te.lle”, notamment dans ce cas-ci, puisque les infractions morales de Safariland étaient déjà connues. J’étais plus en accord avec J, même si je comprenais le point de vue de N. J’ai alors émis l’hypothèse que, peut-être, le problème du cas Kanders n’est pas un problème d’intérêt général; c’est entre le monde de l’art et nos croyances: celui de l’investissement privé, aux sources inévitablement questionnables.

La vidéo de Forensic Architecture a d’ailleurs confirmé mon opinion sur le sujet. C’est un bon exemple de ce que Rahel Aima a récemment nommé “la faillite de l’art-recherche”. Il y avait des plans séduisants capturés par des drones (j’ai essayé de ne pas me laisser duper), et des passages intéressants sur la modélisation 3D, et l’usage de faux pour trouver quelque chose de vrai, mais dans l’ensemble c’était plutôt rasoir. J’ai alors eu pitié de Forensic Architecture et leur apparente foi religieuse en l’humanisme, la preuve et la vue. La vidéo nous disait qu’ils avaient remis le résultat de leurs recherches à l’EECHR (European Center for Constitutional and Human Rights), et qu’il semblerait qu’une enquête allait avoir lieu quant à l’usage du lanceur de bombes lacrymogène “Triple Chaser” pour des actes qui pourraient être qualifiés comme crimes de guerre. Les spectateurs présents ne semblaient pas être bouleversés dans leurs visions du monde. Dans la salle de projection, un couple chuchotait vivement pendant toute la durée du film. Un autre mec interrompait continuellement l’écran en s’exclamant: “Ouai Ouai, Ben bonne chance!”. Bonne chance, en effet.

Près des ascenseurs du cinquième étage, une série d’oeuvres par Josh Kline: des photographies de lieux de pouvoir Américains emblématiques (une statue de Reagan, le skyline de San Francisco, le drapeau, etc.), installées dans des structures à taille modeste accrochées au mur, faisant office de cadres, à l’intérieur desquels de l’eau coule. Entre les miniatures du macrosystème et nous : ce plastique coloré typique des contenants à médicaments américains. Non loin, une interprétation sans-âme de l’hymne national, la bande sonore d’une vidéo voisine, une animation en aquarelles des événements environnant l’acte de revendication du joueur de football américain (NFL) Colin Kapernick, se frayait un chemin dans l’oeuvre de Kline : elle se jouait alors que le pays se noyait, en face de moi. Le cartel de l’oeuvre insistait sur la nécessité de pétrir le future, mais la série même était si sépulcrale, funéraire et pessimiste. Les images, la musique, les consonances pharmaceutiques; le tout était si sédatif qu’il en devenait impossible d’y trouver une once de cool. L’installation de Kline simulait la chute du projet Américain en miniature, et toute sa violence. Dans un même temps, elle devenait l’appareil de ce même projet, malaxant paisiblement produits pharmaceutiques toxiques, hot news, sueur et espoir.

De nos jours, les gens aiment à dire que la représentation est primordiale (“representation matters”). Je pense qu’ils veulent dire par là “diversité”, un terme moins sexy et insupportablement libéral. La représentation est trahie par sa propre nomenclature: elle nous dit qu’elle n’est pas réelle, et qu’elle n’en a rien à faire d’intervenir au niveau des conditions matérielles. La représentation est un vernis, une laque. Les artistes représentent leurs conditions sociales, historiques et émotionnelles. Il.elles représentent leurs races, genres et classes pour le Grand Show, et par là même se condamnent à faire rebondir ces représentations sur les murs des galeries et musées pour le reste de l’éternité (ou jusqu’à s’assagir et quitter le navire, façon de parler). Pire encore, par un quelconque vaudou capitaliste, beaucoup sont convaincus que ce processus de simulacre est l’apothéose du potentiel politique de l’art. Toutefois, dans la grande majorité des cas – que ce soit dans le cadre de la biennale ou ailleurs – le creux entre ce qu’une oeuvre fait et ce qu’on nous dit qu’elle peut faire ressemble bien plus à un abîme. J’imagine que dans cette situation, il peut paraître jouissif de lancer une balise, pour signaler “Je suis là!!!” ou bien, si on veut être encore plus radical “Je crois en quelque chose!!!”.

Tout ça pour dire, simplement, que pendant que nous nous racontons tous des bobards pour justifier notre participation à cette industrie, ce glorieux mythe assourdissant que l’art sert, intrinsèquement, l’intérêt général – qui justifie les moyens par la fin – s’est bien effondré sous son propre poids. Les balances, qui se sont excessivement penchées du côté du symbolique lorsqu’il s’agissait de “faire politique”, sont sur le point d’être rééquilibrée. C’est donc là l’opportunité de non seulement avancer avec une conscience plus formée de l’éthique de nos pratiques, mais aussi de réévaluer ce que nous voulons de l’art, et ce qu’il peut nous donner; demander, honnêtement, pour une fois: quelles sont les conditions de l’art aujourd’hui? Elles ne sont plus ce qu’elles avaient l’habitude d’être, et nous avons besoin d’un langage pour ce qu’elles sont. Jusque là, mieux vaut ne croire en rien plutôt que de vénérer de faux dieux.

Avant de quitter le musée, je suis montée tout en haut pour voir la pièce de Carolyn Lazard, un écran de télévision comme on peut en trouver en milieu hospitalier (avec leur bras mécanique si caractéristique). L’écran émettait le même programme que celui d’un patient actuellement hospitalisé. Je regardais alors d’autres visiteur.euse.s s’affairer autour de la parade d’Eisenman, à travers la vitre donnant sur la terrasse du 6ème étage. Je m’arrêtai encore une fois sur la roue carrée, et me suis rappelé d’aller lire le cartel. Il y avait certains éléments – c’était un texte restreint, mais, sans équivoque, sincère et profondément touchant pour beaucoup – à propos de marginalité, queerness, le combat pour ses droits, et les obstacles rencontrés tout le long. J’étais un peu embêtée parce que la roue carrée était, pour moi, le commentaire le plus drôle sur les politiques du monde de l’art des trois à quatre dernières années. Si le symbolisme doit exister, je le prendrai comme un geste dirigé à l’encontre de la futilité du moment présent. C’est un chant, une danse; une manifestation; une procession; mais personne ne s’est arrêté pour vérifier que les putains de roues sont en train de rouler.
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Aria Dean est Assistant Curateur (Net Art) à Rhizome, New York. Ses textes sont publiés dans X-TRA, e-flux journal, Real Life Magazine et The New Inquiry, parmi d’autres. Auparavant, Dean dirigeait l’artist-run space As It Stands (LA).

Traduction : @Lucreta-b-rustin