Entretien : Aurélien Catin : Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique


Nous avons mené un entretien avec l’auteur du livre Notre condition paru aux éditions Riot. Dans cet ouvrage, Aurélien Catin s’emploie à un travail de réévaluation totale du statut d’artiste-auteur·e à l’aune des nombreux débats qui animent les champs de réflexion autour de la question du travail.

Le livre plaide notamment pour une extension du statut de l’intermittence et pour un salaire à vie – à ne pas confondre avec le revenu de base. Au delà de ces propositions passionnantes qui soulèvent de nombreuses questions tant théoriques que pratiques, nous avons également beaucoup apprécié les modes de production et de diffusion de l’ouvrage qui alimentent une conversation urgente et difficile à mener dans le milieu de l’art.

Vous pourrez trouver une version PDF téléchargeable et gratuite de Notre condition à la fin de cet entretien.

Crédit photo : Leïla Bergougnoux

Documentations : Avant toute chose, pourrais-tu revenir sur ta pratique de l’écriture antérieure à ce livre et sur les raisons qui t’ont amené à la faire évoluer vers la forme de l’essai/manifeste ?

Aurélien Catin :
J’ai commencé à publier dans des revues littéraires et des fanzines en 2011. Pendant quelques années, j’ai écrit sous pseudonyme des textes courts (articles, nouvelles, récits, etc.) plus ou moins connectés à la question politique au sens large. Ma pratique a évolué en 2016 avec le mouvement contre la loi Travail. Je passais mes journées en manif et en assemblée et je commençais à éprouver le besoin de m’engager autrement qu’à travers une écriture dans laquelle le style comptait plus que le propos. Je recherchais l’efficacité, or il me semble que la littérature doit être protégée de ce genre de préalable. Dans un premier temps, j’ai continué sur ma lancée, mais en fixant des objectifs militants à mes écrits. J’ai participé à un ouvrage paru aux P.U.F., j’ai été publié dans le numéro des Temps modernes consacré à Nuit debout, puis je me suis lancé dans l’écriture d’un roman (une espèce de satyre sociale sur la trajectoire d’un cadre de l’industrie pharmaceutique). Tout a un peu foiré : j’ai livré un texte bancal aux P.U.F. et j’ai fini par m’interroger sur les raisons qui me poussaient à faire un roman alors que j’étais manifestement plus à l’aise dans les formats courts. D’une certaine manière, j’essayais de me conformer aux attentes du marché de l’édition, ce qui s’avérait incompatible avec mon besoin d’efficacité politique. Sans abandonner la littérature, j’ai donc reconfiguré ma pratique autour de textes ouvertement militants inspirés de travaux en sciences sociales et de mon expérience de la lutte. Dans cette transition, je me suis défait de mon nom de plume car je ne milite pas sous pseudo.

Documentations : Ce parcours entre différents mondes imprègne en effet le style du livre, qui mêle souci de précision « technique » et des formulations plus littéraires ou militantes. Cette hybridité stylistique est présente en permanence, même si l’on peut remarquer des différences de ton entre l’introduction, la conclusion et le corps du texte : comment as-tu pensé la forme de l’écriture, notamment en rapport avec son adresse et la visée « d’efficacité politique » que tu évoques ?

AC : Ce livre a d’abord été conçu comme un manifeste. Anaïs, mon éditrice, avait évoqué le Comité invisible, en particulier la façon dont L’insurrection qui vient mêle projection politique et percussion littéraire. De mon côté, j’étais surtout soucieux de restituer l’enthousiasme que m’avait communiqué Bernard Friot, qui en plus d’être sociologue effectue un travail sur les mots, sur leur sens et leur portée. Nous étions d’accord pour dire que le texte devait avoir une teneur littéraire, mais que ce tour de main devait être au service de la transmission d’un propos et de connaissances. Le souci de la précision « technique » s’est imposé à mesure que je mobilisais des travaux scientifiques. À partir du moment où je convoquais des chercheur·se·s, j’avais la responsabilité de reformuler leurs thèses avec rigueur. J’ai rédigé la première version du préambule à l’énergie, comme un manifeste, mais quand il a fallu entrer dans le vif du sujet, proposer une lecture critique de la propriété intellectuelle, faire une synthèse de différents travaux sur le salaire et la protection sociale, j’ai dû en rabattre pour respecter l’intégrité du matériel que j’utilisais. Anaïs me relisait à la fin de chaque chapitre et nous corrigions le tir si besoin : parfois c’était trop artistique, allusif, d’autres fois c’était plat, un peu chiant. J’avançais avec un double objectif : donner la patate et rester rigoureux. Il fallait que le texte dise : « c’est possible », mais il fallait aussi que le lecteur et la lectrice le ressentent.

Documentations : Dans le livre tu fais un parallèle entre la situation des auteur·e·s et celle des artistes. Peux-tu nous expliquer ce rapprochement ?

AC : Je m’appuie sur une catégorie de la Sécurité sociale qui réunit les plasticien·ne·s et les écrivain·e·s, mais aussi des graphistes, des photographes et des auteur⋅e·s intervenant dans différents domaines (cinéma, audiovisuel, etc.). Depuis 1975, la condition de ces travailleur·se·s est unifiée dans le régime des artistes-auteur·e·s, lui-même adossé au régime général, c’est-à-dire à celui des salarié·e·s. Plusieurs critères ont motivé ce rapprochement : la pratique d’une activité dite créative, la centralité de la propriété intellectuelle (et par conséquent, du droit d’auteur⋅e et de ses dérivés) et l’irrégularité des revenus liée aux aléas d’un marché. Ces caractéristiques ont des effets très concrets : une précarité endémique, une prépondérance du travail gratuit, une dépendance quasi-mécanique aux poids lourds du marché (les fondations d’entreprise, les groupes d’édition, etc.) et une protection sociale encore lacunaire (aucune indemnité en cas d’accidents du travail et de maladies professionnelles, des congés maternité difficiles à faire valoir, et bien sûr, pas d’assurance chômage). La force de cette catégorie fourre-tout, c’est de nous rassembler et de nous inclure dans une communauté d’intérêts avec les salarié·e·s. Bien que très incomplet, et même s’il risque d’être considérablement affaibli par la réforme des retraites, le régime des artistes-auteur·e·s nous donne des droits par-delà nos particularismes de métiers. Il y a donc un intérêt stratégique à s’appuyer sur ce dispositif : il nous permet de lutter pour et à partir d’un régime social (celui des travailleur·se·s) plutôt que pour et à partir d’une figure (celle de l’artiste). Il nous autorise à revendiquer, en plus d’une liberté de création (qui nous est accordée sans problème dans la mesure où pour manger nous devons mettre cette prétendue liberté au service de la classe dirigeante), la maîtrise collective du travail artistique et des conventions qui le régissent. C’est un positionnement qui court-circuite les discussions interminables sur l’essence de l’art ou sur sa fonction, qui nous ramène à des considérations politiques et ouvre la perspective de la mise en œuvre d’une puissance collective. Les artistes et les auteur·e·s sont lié·e·s par une condition unifiée ou en passe de l’être. La question est de savoir si nous allons nous crisper sur la catégorie d’artiste-auteur⋅e ou si au contraire nous allons repartir de l’avant avec l’objectif de nous associer à l’ensemble des travailleur·se·s. Pour moi, c’était tout l’enjeu du premier appel d’Art en grève.

Documentations : Tu débutes ton livre en faisant état d’une quasi absence de culture de la lutte dans les milieux de l’art et de la culture, notamment dans le champ littéraire et celui des arts visuels. Comment expliques-tu cette absence de culture politique et qu’est-ce qui t’a poussé personnellement à te politiser ?

AC : C’est précisément parce que nous avons été incapables de penser l’art autrement que par et pour l’art que nous avons été domestiqué·e·s. Les auteur⋅e·s et les artistes ont longtemps considéré que l’engagement à travers l’œuvre était suffisant. On écrivait des romans sociaux, on faisait des peintures à la gloire du peuple insurgé ou des installations qui dénonçaient les méfaits du capitalisme, et ça nous paraissait très bien. C’est vrai que c’est un engagement en soi, mais je crois que l’époque nous pousse à mettre la barre plus haut. On s’en aperçoit aujourd’hui : comme nous avons tardé à interroger notre condition, c’est-à-dire les conventions qui régissent le travail artistique et son utilisation par les possédants, nous avons été baladé·e·s au gré des décisions politiques, nous avons accompagné des mutations économiques désastreuses et nous nous retrouvons pris⋅e·s dans des contradictions intenables. L’exemple type est celui de l’artiste exposant une œuvre à prétention anticapitaliste sous le logo du Crédit agricole ou à la fondation Ricard, mais on pourrait en citer de moins caricaturaux. Comme l’écrit Laurent Cauwet, dénoncer l’entreprise ne suffit pas, il faut savoir s’attaquer à celle qui nous emploie. Les artistes ne sont pas employé·e·s au sens propre du terme, mais la prétendue indépendance dans laquelle il·elle·s exercent ne les empêche pas d’être exploité·e·s, ou pire, d’être dans une forme de complicité avec des pratiques qu’il·elle·s dénoncent. C’est bien le problème : dénoncer n’est qu’un début. J’ai beaucoup dénoncé dans mes textes littéraires. Ça m’a construit. Ça m’a permis de faire des tests, d’exprimer des sentiments, de prendre position, de formuler des opinions mal dégrossies sans me fourvoyer dans un militantisme bas du front. J’étais politisé avant d’écrire et c’est d’écrire qui m’a structuré. Ceci dit, pendant des années, j’en suis resté au stade du récit, de la chronique, du pamphlet, toutes sortes de choses délicieuses, mais qui ne disent pas comment commencer maintenant, concrètement, à sortir de cette merde. Ici s’arrête sans doute le rôle de l’art, certainement pas celui des artistes.

Documentations : La récente tribune signée par des milliers d’artistes en soutien au rapport Racine démontre une adhésion encore très forte (quasi religieuse) au droit d’auteur⋅e. Dans ton ouvrage, tu défends le modèle de l’intermittence pour les artistes, tout en soulignant la nécessité de ne pas reproduire certains de ses travers (dépendance aux employeurs, contrôles injustes…). Dans ce contexte où l’idée d’une alternative à cette conception du travail artistique semble encore contre-intuitive pour la plupart des artistes eux⋅elles même, pourrais-tu résumer les grandes propositions de ton livre sur le salaire aux artistes et l’extension de l’intermittence aux artistes ?

AC : Tu as raison de parler d’une adhésion quasi religieuse. La mission Racine nous dit que le droit d’auteur⋅e fonctionne mal mais se refuse à envisager d’en sortir. C’est de l’ordre de la croyance : rien ne prouve que ça marche, on a même des raisons de penser le contraire, mais on va continuer quand même. Maintenant, faisons la part des choses : parmi les signataires de la tribune, combien se sont penché⋅e·s sur le rapport ? Ensuite, parmi les artistes qui l’ont fait, combien soutiennent son ambition d’aménager la gestion de nos droits patrimoniaux, et combien au contraire sont soulagé·e·s qu’une parole institutionnelle reconnaisse enfin les limites de ce système ? Sur ce point, la situation est probablement plus nuancée qu’on le pense. Ce qui fait l’unanimité, en revanche, c’est l’idée que le travail est naturellement une contrainte, ce qui explique que nous ayons du mal à sortir du droit d’auteur·e. La recommandation n° 10 du rapport Racine, par exemple, nous dit que le « travail créatif » ne peut être reconnu que dans le cadre d’une commande. Qu’est-ce que ça signifie ? Ça suppose que travailler, c’est se soumettre à un donneur d’ordre, que pour avoir un salaire et des droits sociaux, il faut accepter d’être subordonné·e. Si on part de ce principe, évidemment, personne n’a envie d’aller plus loin. C’est pour cette raison que la plupart de nos organisations militantes (syndicats, associations, collectifs, etc.) sont embourbées dans des périphrases. Plutôt que de parler de « travail », elles défendent des « activités ». Quand elles évoquent la question de la rémunération, c’est pour revendiquer un « revenu », et non un « salaire ». En fin de compte, elles ne s’adressent pas à des « travailleur·se·s », mais aux « acteurs des arts visuels » ou aux « acteurs de la chaîne du livre », ce qui ne veut strictement rien dire. Comme elles butent sur un présupposé (le travail, c’est la subordination), elles utilisent des mots qui désactivent nos discours et qui nous retirent la possibilité d’appréhender le caractère politique de notre condition. Le point de départ du bouquin, c’est de montrer qu’en l’absence d’une lutte clairement définie, sûre des termes du conflit, c’est le droit d’auteur⋅e qui prévaut par défaut. Si nous refusons de parler de travail artistique, nous continuerons de nous heurter aux limites de la propriété artistique. Pour le dire autrement, si nous n’arrivons pas à nous organiser en tant que travailleur·se·s déterminé·e·s à conquérir notre autonomie, nous resterons des petit·e·s propriétaires tributaires d’un succès commercial. Or, cette primauté de la logique patrimoniale nous rend vulnérables sur le plan social car totalement dépendant⋅e·s du marché. Regardons ce qui se passe à cause du nouveau coronavirus. En France, on voit la différence entre les deux conditions d’artistes : du côté du spectacle, les intermittent·e·s se sont posé·e·s en travailleur·se·s dès le début du XXe siècle et ont intégré des dispositifs de nature salariale : droit du travail, conventions collectives, cachet, présomption de salariat, assurance chômage. Par conséquent, les institutions sociales, timidement poussées par l’État, prennent des mesures pour garantir la continuité de leurs droits à chômage. À celles et ceux qui étaient en période d’indemnisation, l’Unédic va assurer la poursuite du salaire jusqu’à la fin de la crise sanitaire. De l’autre côté, dans les arts visuels et le livre, les artistes-auteur·e·s ne bénéficient pas, ou très peu, de la socialisation de la valeur dans les caisses de la Sécurité sociale et de l’assurance chômage. Pour cette catégorie de travailleur·se·s de l’art, tout repose sur la dynamique du marché à l’instant T. Quand l’activité économique est en berne, ou presque à l’arrêt, comme c’est le cas à cause du COVID-19, leurs revenus tombent à zéro. L’une des propositions de Notre condition, c’est l’extension des principes du régime de l’intermittence aux artistes-auteur·e·s, c’est-à-dire la socialisation des ressources dans une caisse interprofessionnelle et le maintien du salaire entre les engagements. Pour peu qu’on prenne cette allocation, non pas comme une aide sociale, mais comme la reconnaissance d’un travail libéré de l’emploi et de la violence du marché, on a les bases du salaire à vie. Par ailleurs, ce sont les mêmes principes qui sont attaqués à travers la réforme des retraites : à la dynamique « mutualisation de la valeur et poursuite du salaire jusqu’à la mort », Macron veut substituer la règle « accumulation de points dans un compte personnel et revenu différé à la mesure des performances de chacun·e ». Militer pour l’assurance chômage ou contre la retraite par points, c’est la même chose : c’est se battre pour le salaire continué, pour une valeur arrachée à l’exploitation et à la subordination.

Documentations : Beaucoup d’artistes se réclament de l’indépendance, et de la liberté qu’elle est sensée apporter, en opposition au salariat, perçu comme une forme d’asservissement. Ta proposition semble aller à contre-courant de cette idée très répandue. Comment arrives-tu à associer salariat et liberté ? Comment ton discours est-il entendu par les lieux de diffusion et de production ? Certains sont-ils prêts à des tentatives de salariat ? Et qu’en disent les artistes eux·elles-mêmes ?

AC : Je partage ce désir d’indépendance, mais il ne suffit pas de proclamer qu’on est libre pour l’être en pratique. Quand il est presque obligatoire d’être publié·e chez Fayard pour être distribué·e ou de faire un solo show avant tel âge dans telle institution pour être considéré·e comme un·e artiste, le statut d’indépendant⋅e ne veut rien dire. On pourrait aussi parler des graphistes contraint·e·s de bosser pour des marques de baskets et des auteur⋅e·s de l’audiovisuel qui n’ont plus que Netflix et Amazon pour faire du chiffre. Nous ne sommes pas subordonné⋅e·s à un patron, mais la plupart d’entre nous subissons une dépendance de fait. Pour éviter cette situation, on peut toujours choisir d’être en rupture, se contenter d’un rien en bidouillant avec des petits boulots, en enchaînant un peu de chômage, un peu de RSA, etc. Je comprends cette stratégie parce que c’est la mienne. Sauf que c’est pas un projet de société. Je n’en ferai pas un modèle, je ne dirai pas : « J’ai trouvé la solution : bidouillez et contentez-vous d’un rien », parce que ce rien, il est issu des luttes et on peut nous l’enlever. Par ailleurs, cette opposition entre indépendance et salariat est très discutable : elle vient principalement de la confusion entre emploi et salariat, et par conséquent de l’assimilation du salaire au rapport de subordination. Il subsiste aussi un vieil usage des mots qui donne lieu à toute sorte de thèses anachroniques sur le salaire comme prix de la force de travail et sur le salariat comme nouveau déguisement de l’esclavage. Pourtant, à l’époque d’Uber, alors que les plateformes tentent à tout prix de contourner les institutions du salaire, ces thèses apparaissent caduques, voire contre-productives. On se rend compte que ce que Marx appelait « salariat » quand il étudiait la grande industrie anglaise du XIXe siècle n’est pas du tout ce qu’on a construit au XXe. Le rêve capitaliste, c’est un marché peuplé d’indépendant⋅e·s et de petit⋅e·s propriétaires qu’on peut maintenir dans la dépendance d’une commande ou d’un prêt. Le salariat n’en est plus là car il a conquis des droits robustes qui, c’est vrai, sont violemment attaqués par la classe dirigeante. Pour être tout à fait précis, je ne dis pas que le salaire est un vecteur d’émancipation, mais que des formes de salaire nous libèrent de la dépendance économique et de la subordination à un employeur. J’en aborde deux, de la plus modeste à la plus importante : la première est la présomption de salariat, qui permet de verser du salaire et d’ouvrir les droits du régime général à des travailleur⋅se·s avec un profil d’indépendant·e·s. On retrouve cet outil dans la pige des journalistes et dans le cachet des intermittent·e·s. C’est une avancée juridique à double tranchant : quand les capitalistes prennent la confiance, elle peut servir à imposer le salaire à la tâche dans des situations où il devrait y avoir emploi permanent. En revanche, si on sait l’utiliser avec une visée politique, elle ouvre la voie au salaire des indépendant⋅e·s et vient nuancer, ou disons desserrer, le lien entre salaire et subordination. Sous ce jour, il n’y a pas lieu d’identifier le salariat à une perte de liberté : un·e comédien·ne qui fait partie d’une petite compagnie n’est pas moins libre qu’un·e plasticien·ne parce que l’un·e est payé·e en salaire et l’autre en honoraires. La deuxième forme de salaire libéré, et celle-ci l’est totalement, c’est celle que connaissent les retraité·e·s du régime général (du moins, tant qu’on n’est pas dans un régime par points) et, de façon temporaire et conditionnelle, les intermittent·e·s indemnisé·e·s entre deux engagements. Ces personnes ne sont pas payé·e·s par un employeur ou par un commanditaire, mais par une caisse de salaire socialisé. Elles sont titulaires de leur salaire et n’ont pas besoin de passer par l’intermédiation d’un poste de travail ou d’un échange marchand pour être payé·e·s. À travers la cotisation (hélas progressivement supplantée par une espèce d’impôt appelé CSG), nous mettons chaque année plus de 500 milliards d’euros en commun pour financer le salaire des soignant·e·s, pour investir dans l’hôpital, pour assurer le remboursement des soins, pour payer la pension des retraité⋅e·s et l’allocation de travailleur⋅se·s en dehors de l’emploi. Pour combattre efficacement les réformes en cours, nous devons donc réaffirmer la portée émancipatrice de cette mise en commun. Il faut que la Sécurité sociale, mais aussi l’assurance chômage, qui en est une composante séparée pour de vieilles histoires de stratégie politique, prennent plus de place dans notre société, et à notre niveau cela pourrait passer par l’extension du régime de l’intermittence aux artistes-auteur·e·s. Comme on est en pleine crise du coronavirus, j’en profite pour faire un aparté sur la santé publique : le problème de l’hôpital n’est pas un problème d’impôts, mais de cotisations. Ce n’est pas l’État qui est en difficulté en ce moment, c’est la Sécu. Quand Macron propose de reporter le versement des cotisations sociales, ou carrément de les supprimer pour soutenir les entreprises, il porte un coup à l’assurance maladie, donc à l’hôpital public. Il faut avoir ces données en tête : militer pour étendre l’assurance chômage aux artistes, c’est le même projet que défendre le système de santé. Il existe un lien très fort entre ces combats. Maintenant, est-ce que ce discours est entendu par les intéressé⋅e·s ? J’ai l’impression que oui. Je pense qu’il est même attendu. Depuis que je travaille sur ces questions, je rencontre beaucoup d’artistes qui y ont réfléchi et qui sont prêt·e·s. Ce sont souvent des plasticien·ne·s, d’ailleurs. Les écrivain·e·s sont encore perché·e·s.

Documentations : Pourrais-tu restituer ici les débats actuels qui tendent à reconsidérer le travail en dehors d’une logique capitaliste et à construire le salaire contre la rémunération à la tâche, comme par exemple les idées de salaire à vie ou de qualification personnelle tel que développé chez Bernard Friot que tu cites à plusieurs reprises ?

AC : Comme tu le sous-entends, le véritable enjeu de ces débats est la redéfinition du travail. Ce n’est pas seulement d’améliorer nos droits sociaux ou nos conditions d’existence, mais d’engager une réflexion sur la notion de production. Dans une économie régie par le capital, la plupart des gens sont exclus de la prise de décision. Pour l’essentiel, nous sommes des mineur·e·s économiques et nous devons nous battre pour des boulots distribués par des employeurs et des commanditaires. Les artistes sont très au fait de cette situation puisqu’il·elle·s passent une partie de leur temps à faire des concours pour décrocher des bourses et des résidences. Cette dépossession est la source principale de notre souffrance au travail : nous ne choisissons pas ce que nous faisons, ni comment nous le faisons, et nous sommes nombreux⋅ses à savoir que nous occupons des bullshit jobs, que nous bossons pour des boîtes infâmes ou que nous participons à la destruction de l’environnement. C’est un cauchemar dont on s’accommode, puisque de toute façon on en revient toujours au même point : on n’a pas le choix. Le salaire à vie apporte une réponse élémentaire à ce problème : il s’agit de faire du salaire un attribut de la personne, un droit déconnecté de l’emploi et du bénéfice des indépendant·e·s. Sur ce point, il est assez proche du revenu du base, en tout cas de certaines de ses versions progressistes qui posent la question du choix et d’une forme de liberté individuelle garantie par un dispositif collectif de sécurisation des ressources. Mais le revenu de base ne fait que la moitié du chemin. Il se contente de revendiquer l’universalité d’un revenu minimum, « digne » ou « suffisant » en fonction des versions, sans s’intéresser aux racines du problème. Or, je ne pense pas que le capitalisme puisse être combattu par une espèce de super-RSA inconditionnel. Au contraire, la classe dirigeante pourrait prétexter de ce droit pour précipiter la baisse des salaires et la dérégulation des conditions de travail, pour exiger le démantèlement des institutions sociales antérieures et pour asseoir son emprise sur la production. Le salaire à vie va donc plus loin que la question du revenu et se fonde sur la nécessité d’étendre la démocratie au domaine de l’économie. Son accomplissement suppose la suppression du marché de l’emploi et l’abolition de la propriété lucrative des outils de travail. D’une certaine manière, le salaire attaché à la personne n’est qu’un instrument parmi d’autres pour enrichir la citoyenneté et donner du pouvoir aux travailleur⋅se·s. Le véritable objectif, c’est de montrer que nous n’avons pas besoin du capital pour coordonner la production, pour organiser la coopération et pour décider de ce que nous faisons et de comment nous le faisons. C’est pour ça que Notre condition ne se limite pas au thème de l’intermittence, et qu’il s’achève sur l’hypothèse d’une Sécu de la culture dont la fonction serait d’attribuer des moyens aux lieux de production et de diffusion non marchands et/ou non lucratifs. Le programme est certes ambitieux, mais je ne me fais pas d’illusions sur les stratégies d’évitement ou sur les méthodes strictement autonomes. L’option de la Commune rurale est séduisante mais ça finit souvent en atelier théâtre. C’est infiniment plus cool et décent que de faire une expo chez Cartier, mais ce n’est pas la révolution. Je crois que déserter le champ de l’art au motif qu’il est devenu répugnant sous l’égide des actionnaires et des mécènes est aussi absurde que d’abandonner la santé au marché parce qu’elle est asphyxiée par les réformes. Au processus de destitution, j’essaie donc d’associer un volet instituant, car si nous n’allons pas au charbon dans les plus brefs délais, tous les biens communs seront transformés en propriétés capitalistes. Ce n’est pas une dystopie, c’est ce qui est en train de se passer. Les artistes et les auteur⋅e·s peuvent en témoigner, puisque pendant qu’on se fait tout·es petit·e·s dans des squats et des locaux associatifs en banlieue ou à la campagne, Vuitton impose les canons de l’art actuel, Bolloré remplit les librairies et Pinault rachète les plus beaux bâtiments de Paris et de Venise. Il est évident qu’on ne peut pas se contenter de fuir ces gens : il va falloir les dégager. Le salaire à la qualification personnelle s’inscrit donc dans une tradition autogestionnaire, mais avec une visée macro. Le but est de reprendre la main sur l’économie par la conquête de droits et le développement d’institutions maîtrisées par les travailleur⋅se·s et les citoyen·ne·s. Cette besogne de redéfinition du travail prend place au sein d’une discussion plus vaste, avec d’un côté des économistes et des militant⋅e·s qui s’intéressent surtout à la bonne allocation des richesses et au rééquilibrage du rapport capital-travail (c’est le cas de la plupart des Économistes Atterrés, qui ont une influence énorme sur les partis de gauche et les syndicats), et de l’autre des théoricien·ne·s de l’autonomie intégrale ou de la destitution pure et dure, qui explorent les thèmes de la suppression de la valeur, de l’abolition de la monnaie et de la disparition de l’économie, comme si c’étaient des catégories immuables, taillées dans la masse par le capitalisme. Tout ça est un peu touffu, mais de toute évidence, il y a matière à penser. Nous ne sommes pas du tout désarmé·e·s face aux projets du pouvoir, ce qui n’était pas forcément le cas il y a encore quinze ans.

Documentations : Pourquoi crois-tu que, contrairement aux domaines du cinéma ou du spectacle vivant, les travailleur·euse·s des arts visuels et du domaine de l’édition n’ont pas pu s’arrimer plus fortement au salariat et obtenir un statut d’intermittence ?

AC : Les débats que nous venons d’évoquer n’ont pas encore eu lieu dans ces domaines. Les arts plastiques et l’édition sont des territoires d’exception régis par des principes traditionnels réputés inamovibles. Les grands diffuseurs sont puissants et se battent en permanence pour préserver ce régime d’exception. Par ailleurs, quand les artistes et les écrivain·e·s abordent la question sociale, c’est pour parler du monde d’à côté, des travailleur·se·s relevant du droit commun, des ouvrier⋅es, des employé·e·s de bureau, des gens qui subissent le chômage. Nous avons tendance à considérer que notre condition n’est pas un sujet en soi et que le milieu de l’art est une plateforme en suspension au-dessus de la société. Nous ne l’envisageons pas comme un champ politique agité par des conflits, ni comme un secteur de production soumis à des pressions économiques et financières. Le plus souvent, cette tâche est déléguée à des sociologues que des structures culturelles et des syndicats font intervenir à l’occasion de séminaires et de tables rondes. C’est très compartimenté, ça ne se percute pas. Nos organisations professionnelles ont recours à des voix extérieures pour éviter d’avoir à traiter elles-mêmes des aspects les plus politiques de leurs missions. Dans la pratique, elles s’en tiennent à des batailles administratives et au réglage paramétrique de données imposées par le ministère et les diffuseurs. Or, le régime social des artistes-auteur·e·s n’est pas une question technique : c’est 100 % politique. Même chose pour le droit d’auteur·e : rien de plus discutable que la notion de propriété intellectuelle. C’est un droit qui restreint la circulation des œuvres, qui monétise les savoirs et qui conduit au brevetage des connaissances. C’est du sérieux, ça n’a rien à voir avec une bagarre de pourcentages. De ce point de vue, nos organisations professionnelles ont une part de responsabilité dans les difficultés que nous rencontrons. Du côté des arts visuels, le CAAP n’arrive pas à formuler de projet politique. Il nous renvoie à la complexité de notre statut et s’applique à dégommer tout ce qui sort du cadre. Je passe sur les syndicats et les sociétés d’auteur⋅e·s, qui sont soit coincés aux XIXe siècle, soit parfaitement solubles dans le macronisme. D’ailleurs, je suis très surpris que les artistes ne se soient pas réorganisé⋅e·s plus tôt. Je suppose que ce retard à l’allumage a des causes profondes, presque structurelles. Sur ce point, je ne vais pas être original, mais j’ai quand même l’impression que le droit d’auteur·e y est pour beaucoup. C’est un vieux débat qui prend forme au moment de la Révolution. A cette époque, il concerne principalement les « auteurs » et les « hommes qui cultivent le domaine de l’esprit ». Les constituants cherchent une solution pour rétribuer ces gens à la hauteur de leur contribution au bien commun. Mais il y a différents courants dans la Révolution, dont certains sont très attachés à la propriété. C’est cet outil qui va être utilisé par l’Assemblée. Je rappelle que le rapporteur de la première loi sur le droit d’auteur·e s’appelle Le Chapelier, un député qui a donné son nom à une loi qui interdisait les coalitions ouvrières et le droit de grève. Ce « pari de la propriété » a sans doute arrimé les auteur·e·s à des concepts bourgeois. Petit à petit, ces dernier·ère·s, rejoint⋅e·s par les artistes, se sont organisé·e·s autour d’un droit privatif qui n’a cessé de se durcir. Les éditeurs et les marchands d’art s’en sont vite emparés pour faire des coups en exploitant la production artistique. Tout s’est structuré autour d’un modèle individuel, éclaté, qui ne favorise pas l’organisation collective en vue de conquérir des droits salariaux. De plus, c’est un cercle vicieux : comme ça ne fonctionne pas, ça élimine les artistes qui n’ont pas les moyens de percer. Les personnes aisées ou déjà rentières s’en sortent mieux, ce qui entraîne une surreprésentation de profils sociologiques pas vraiment révolutionnaires.

Documentations : Est-il d’ores et déjà possible pour un lieu de diffusion ou de production de salarier un·e artiste pour une exposition ? Quels sont les obstacles concrets ?

AC : C’est possible en bricolant, en employant un·e artiste pour un motif plus vaste que sa seule exposition, par exemple. Ceci dit, ça n’a pas beaucoup de sens et mon propos n’est pas de militer pour l’emploi des artistes. Je rappelle qu’il n’y a pas de système équivalent au cachet dans les arts visuels. Il faut facturer ou se contenter d’un dérivé du droit d’auteur·e. En revanche, on peut tout à fait bénéficier d’une situation hybride : je connais des plasticien·ne·s qui ont commencé dans les arts visuels avant de bifurquer vers le spectacle et qui sont désormais intermittent⋅e·s alors que leur travail est encore très plastique. Ces exemples ont valeur de démonstration : le statut d’un·e travailleur⋅se n’est pas le reflet de son activité concrète, c’est un rapport politique. Ce constat nous renvoie à la faiblesse de nos organisations professionnelles : nous ne pouvons pas obtenir des droits que nous ne revendiquons jamais, ou pire, dont l’hypothèse est combattue par nos propres syndicats. Imaginons quand même que des organisations d’artistes-auteur⋅e·s se lancent à la conquête du salaire. Ce n’est pas totalement improbable : le SNAP cgt a durci sa ligne à l’occasion de la crise sanitaire, et j’ai entendu parler de sections en cours de construction à la CNT-SO. Je suppose que ces syndicats rencontreraient deux obstacles, l’un actif, l’autre plutôt passif : le premier, celui que je qualifie de passif, c’est que les arts visuels sont globalement sous-dotés. Dans la culture, on ne paie pas les plasticien·ne·s. Ce n’est pas l’usage, et ces mauvaises pratiques ne sont questionnées que depuis quelques années. Par conséquent, la plupart des structures n’auraient pas le budget nécessaire pour verser du salaire. Dans le secteur des arts visuels, tout est à revoir, de la production à la diffusion. C’est là que les syndicats rencontreraient un second obstacle : introduire le salaire et les droits qui vont avec, ce serait changer la condition des travailleur⋅se·s, or changer la condition des travailleur·se·s, ce serait bouleverser l’économie des arts visuels. Les marchands, les fondations d’entreprise et les grands centres d’art montés sur la base de partenariats public-privé n’ont pas du tout l’intention de discuter d’un nouveau projet de société. Ces diffuseurs se battront, ils pèseront de tout leur poids pour que le statut des artistes, celui des commissaires d’exposition et des installateur⋅rice·s d’œuvres d’art n’évolue pas dans le sens d’une meilleure rémunération et d’un plus grand pouvoir des travailleur·se·s. C’est l’un des objectifs de cette proposition de salaire au travail artistique : tracer une ligne blanche, montrer les profondes divergences d’intérêts qui traversent cette catégorie factice d’« acteurs des arts visuels ». Nous ne sommes pas partenaires. La plupart de nos bailleurs investissent dans l’art parce que les institutions du travail (syndicalisme de lutte, salaire, cotisations, droit du travail, etc.) en sont exclues, et que par conséquent c’est un secteur malléable et juteux. Envisager d’étendre le champ du salaire aux arts visuels, c’est déclarer la guerre à ces bailleurs.

Documentations : Le contexte est plutôt à la régression : destruction du système de retraite, rabotage de l’assurance chômage et de la sécurité sociale… On dirait que nous n’arrivons même plus à protéger les acquis. Crois-tu qu’une posture “positive”, exigeant des nouveaux droits plutôt qu’une posture défensive, permettra de renverser la vapeur ?

AC : Que faire d’autre ? Accompagner la destruction, en mode accélérationnisme, ou lâcher l’affaire en espérant que nos adversaires finiront par se planter tous seuls ? Sans moi. On a encaissé trente-cinq ans d’attaques à tous les niveaux, on ne va pas s’en tirer en six mois. Ceci dit, nous avons les armes, et plus les années passent, plus elles sont affûtées. En face, ils n’ont plus de mots, ils n’ont que la force.

Crédit photo : Leïla Bergougnoux

Documentations : Ton livre énonce l’hypothèse d’un processus d’émancipation tous azimuts des champs de la création par l’instauration d’un salaire pour les artistes. Or si l’on observe le cas du théâtre où un tel statut de travail existe déjà, les représentations, les imaginaires qui y sont produit, la redistribution des positions de pouvoir et des ressources du champ restent l’apanage de la bourgeoisie blanche hétéro-patriarcale. Comment combines-tu ce lien entre émancipation avec ton approche capitalocentrée au regard des luttes culturelles et politiques qui font rage en ce moment et qui invitent plutôt à emprunter une approche intersectionnelle ? Ou encore comment, selon toi, le salaire au travail artistique qui s’inscrit dans une certaine tradition productiviste du travail, peut-il répondre à l’urgence écologique et climatique ?

AC : Parler de production, ce n’est pas faire l’apologie du productivisme. Encore une fois, il faut s’entendre sur les mots qu’on utilise. On peut créer plus de valeur économique en produisant moins de marchandises. Prenons un exemple : imaginons qu’une maison d’édition choisisse de façonner tous ses livres à la main, comme on l’a fait pour Notre condition. Les tirages seraient sûrement moins importants que dans l’édition classique, mais ils nécessiteraient plus de travail vivant. En d’autres termes, il y aurait accroissement de la valeur mais diminution de la quantité de marchandises. De tels renversements ne peuvent être compris qu’en faisant abstraction des catégories capitalistes. C’est un bon exercice pour arrêter de voir le monde avec les yeux de l’adversaire. Je suis évidemment opposé au productivisme, qu’il soit libéral ou étatique. Je pense qu’on devrait produire trois fois moins et dépenser moins d’énergie à satisfaire nos besoins élémentaires, mais pour ça il faut des outils, il ne suffit pas de faire des poèmes sur le fétichisme de la marchandise. Concernant les luttes culturelles, mon apport consiste avant tout à la fermer. Je prends position, je crois que c’est clair, mais je m’arrête là. Je m’intéresse au mouvement décolonial, je regarde avec attention ce qui se passe du côté des luttes féministes, je suis très honoré de manifester avec les transpédégouines du CLAQ, mais je tâche de me taire et d’écouter. Donc oui, le bouquin est « capitalocentré », encore que le parti pris féministe soit assez clair. Il serait malvenu, alors que je creuse un sujet que je maîtrise à peu près, que je me mette à dégoiser sur tous les thèmes comme un intellectuel de plateau. Maintenant, on est d’accord : libérer le travail, ça ne dissout pas le racisme, ça n’arrête pas les agressions sexuelles. Ce sont des violences sociales que je ne subis pas et sur lesquelles je n’ai pas suffisamment de recul, même si je pense qu’une révolution du travail pourrait favoriser le processus d’émancipation à tous les niveaux. Je dis bien « favoriser », dans le sens de « constituer un terreau un peu plus propice ».

Documentations : Notre condition est publié par un éditeur indépendant, Riot Éditions, et également disponible gratuitement en version numérique. Peux-tu nous parler du modèle économique que ton éditeur et toi avez choisi pour ce livre ?

AC : Riot est une petite maison d’édition associative qui fonctionne sans salarié·e·s, sur un mode bénévole et militant. Ce n’est pas un choix, c’est tout ce qu’on peut faire pour l’instant. Quand on bosse dans ces conditions, avec peu de moyens, on essaie d’être polyvalent·e et d’apprendre en marchant. Mon éditrice, qui est graphiste de métier, a quasiment tout fait de A à Z. En tant qu’auteur, j’ai été associé aux différentes phases de conception du bouquin. Le façonnage a été effectué à la main au 6b, dans l’atelier d’édition Arapède, le temps d’un week-end avec une bande de potes. J’en profite pour remercier encore une fois tou·te·s les ami·e·s qui ont participé à ces sessions, ainsi que Vincent Renaï qui nous a formé⋅e·s aux techniques de reliure (grecquage, couture, encollage, etc.) et qui a confectionné lui-même un certain nombre d’exemplaires. L’Arapède a été payé entre 300 et 400 euros, il faudrait demander le chiffre exact à Anaïs. Avant le confinement, l’ouvrage était vendu en ligne sur le site de Riot, en direct lors d’événements publics, comme lors de son lancement au Lieu-Dit, et dans quelques librairies qui l’avaient commandé. Le fruit des ventes sert à rembourser les frais engagés dans la fabrication des bouquins, et si tout se passe bien à constituer un apport pour lancer la production suivante. En termes de rémunération, nous avons essayé d’aménager le droit d’auteur·e, même si ce mode de rétribution ne nous satisfait pas : quand il y a vente en direct de l’éditrice au lecteur ou à la lectrice, on fait 50 % pour Riot et 50 % pour l’auteur·e. Lorsqu’on passe par une structure intermédiaire (librairie, association, collectif, etc.), on divise en tiers, ce qui donne 35 % pour la structure, 33 pour Riot et 32 pour moi. Bien entendu, tout cela donne lieu à cotisations salariales et déclenche le versement de la contribution diffuseur. Au niveau juridique, nous avons rédigé un contrat d’édition simplifié, très à l’avantage de l’auteur·e. D’ailleurs, si des gens sont intéressé⋅e·s par ce modèle de contrat, n’hésitez pas à nous contacter. Enfin, comme tu viens de le dire, nous avons mis la version PDF en ligne dès que le livre est sorti, car le véritable objectif n’est pas de vendre des exemplaires papier, mais de faire circuler le contenu.

Documentations : Tu fais également partie de l’association d’éducation populaire Réseau salariat. Peux-tu nous parler des méthodes de l’éducation populaire et nous dire en quoi ces pratiques te sont utiles dans ton travail militant auprès du milieu artistique ?

AC : L’éducation populaire n’a pas de forme établie. C’est un ensemble de pratiques hétérogènes qui visent à s’approprier des savoirs et à construire une compréhension collective des faits sociaux. Pour le dire simplement, c’est du partage. Certaines de ces pratiques sont issues de la tradition ouvrière (du syndicalisme révolutionnaire, par exemple), d’autres sont plus récentes et trouvent un écho sur les réseaux sociaux. Ça va des universités populaires aux conférences gesticulées en passant par les arpentages de bouquins, les débats mouvants, les autoenquêtes, etc. J’en retire d’abord une méthode pour aborder les problèmes : il ne s’agit pas seulement de vulgariser des savoirs, mais de les politiser et de les faire passer avec de l’expérience et des affects pour que chacun·e se sente une familiarité avec les sujets explorés. Le grand intérêt de l’éducation populaire, c’est d’apprendre à ne pas se laisser impressionner. Pour la personne qui écrit le bouquin, qui tient la conférence ou qui anime l’atelier, l’objectif est de créer les conditions favorables pour qu’on puisse se farcir ensemble des sujets réputés complexes, voire carrément relous.

Documentations : Où trouver ton livre ? 

AC : En ce moment, nulle part. Riot a suspendu le traitement des commandes jusqu’à la fin du confinement, et j’imagine que les quelques librairies qui l’avaient en rayon ont fermé. Du coup, ma promo est toute pétée. En revanche, dès que la crise sanitaire sera passée, vous pourrez le trouver sur le site de Riot Éditions ou proposer à votre libraire d’en commander deux ou trois exemplaires. Vous pourrez aussi l’acheter en direct lors d’événements organisés par Riot, par La Buse ou par Réseau Salariat. Pour l’instant, toutes les dates ont été ajournées, mais ce n’est que partie remise. Pour finir, je répète que la version PDF est en accès libre sur internet. Si vous avez du matos, vous pouvez l’imprimer, et si vous avez des yeux à toute épreuve, vous pouvez le lire sur écran. Dans tous les cas, je vous invite à suivre La Buse et Riot Éditions pour vous tenir informé·e·s de la suite des opérations.

Aurélien Catin, Notre condition, essai sur le travail au salaire artistique, 2020, Riot éditions. 



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