Entretien avec Mathieu Magnaudeix : « Le pouvoir est sur la table, à nous de l’attraper »* à propos du livre Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains


* Tara Raghuveer

Nous vous proposons aujourd’hui un entretien avec Mathieu Magnaudeix, journaliste et auteur du livre Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains paru en mars dernier aux Éditions La Découverte. Cet ouvrage revient sur les récents mouvements de contestations aux États-Unis (Occupy Wall Street, Black Lives Matter, etc) et le rôle des organizers (activistes) au sein de ces mouvements. Optimistes sans être naïf*ves, ielles importent avec créativité les savoirs militants du passé dans les luttes présentes. Dans un contexte français où l’organisation collective fait bien souvent défaut dans les mondes de l’art, et où les milieux militants s’embourbent régulièrement dans une recherche de pureté idéologique inatteignable, ce livre offre une perspective rafraîchissante à propos de la tactique militante en temps de défaite. Ce que L. A. Kauffman, célèbre organizer américaine, qualifie elle même d’un « art d’organiser et de résister », interpellera sans nul doute les travailleur*ses de l’art qui trouveront dans ce livre une opportunité d’interroger et de réévaluer le sens de leurs propres pratiques à l’aune des luttes qui marquent notre temps.

Documentations : Commençons par l’actualité récente. Depuis l’assassinat de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis, les révoltes contre le racisme systémique et les violences policières ont trouvé une résonance internationale. Les États-Unis ont déjà connu des émeutes meurtrières. Celles de 1992 à Los Angeles, suite à l’acquittement,  par un jury essentiellement composé de personnes blanches, de quatre policiers blancs ayant passé à tabac le Noir Américain Rodney King – 55 mort*es, 2 300 blessé*es et des milliers d’arrestations. En 1968, les émeutes de Baltimore après l’assassinat de Martin Luther King – 6 mort*es, 700 blessé*es et 4 500 arrestations. L’émeute de la 12ème rue à Detroit, en 1967 – 43 mort*es, 467 blessé*es, 7 200 arrestations et le « long et chaud été 1967 » qui a suivi. Aucun de ces mouvements ne s’est soldé par des réformes de fond.
Dans ton livre, tu parles beaucoup de Black Lives Matter. Ce mouvement est né le 13 juillet 2013, sur Twitter, à la suite de l’acquittement de George Zimmerman, un vigile et justicier autoproclamé qui avait assassiné un adolescent, Trayvon Martin, en Floride. Malgré cette longue liste de méfaits dans l’histoire de la répression aux États-Unis, malgré un président aux propos obscènes, et malgré un système de justice criminelle blanc et inégalitaire, tu dis avoir repris espoir en la lutte aux États-Unis. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?


Mathieu Magnaudeix : Cela vient d’abord des rencontres que j’ai pu faire là-bas avec des organizers [activistes] états-unien*nes et avec la forme d’enthousiasme et de certitude de l’espoir qu’ils et elles portent. Dans ma propre expérience de journaliste traitant de la politique française, j’avais couvert le quinquennat de François Hollande qui a été un grand moment de désespoir, avec de nombreuses défaites idéologiques et politiques de la gauche, notamment des défaites économiques et des défaites sur le terrain des lois sécuritaires. Cette rencontre avec ces activistes m’a permis de croire à nouveau qu’on pouvait faire de la politique d’une autre manière. Cela a réenchanté ma croyance en notre capacité à changer les choses.
L’idée de ce livre a émergé à un moment très difficile aux États-Unis, juste avant les élections de mi-mandat de novembre 2018. C’était un moment où on sentait qu’un basculement politique était possible. Si Trump avait continué à avoir les pleins pouvoirs, il y aurait eu un certain nombre d’accélérations politiques très dangereuses. J’étais alors en reportage dans le Sud, juste après l’attentat antisémite de Pittsburgh – le plus important attentat antisémite de l’histoire états-unienne. Je me trouvais avec des Républicain*es en Caroline du Nord et il y avait absolument tout ce qui pose problème actuellement aux États-Unis : les gens qui ne veulent pas voir, les gens qui soutiennent le président Trump, ou encore celleux qui n’avaient pas voté pour lui à la primaire, qui le trouvaient alors trop extrême, mais qui le soutiennent désormais car il est le président de l’agenda conservateur – ce qui reste pour beaucoup d’États-unien*nes quelque chose de primordial. Les conservateur*ices sont fermement attaché*es à leurs idées, savent trouver des méthodes pour les imposer et savent s’organiser, contrairement à la gauche.
Après ces rencontres, je me suis trouvé désespéré en constatant le nombre de personnes qui m’affirmaient que « Non, ce n’est pas la faute de Donald Trump s’il y a eu cette tuerie antisémite, » alors que l’on sait très bien que Donald Trump a multiplié les allusions antisémites, tout comme il a multiplié les allusions haineuses, racistes et xénophobes à l’égard de toutes sortes de minorités. J’ai donc quitté la Caroline du Nord un peu déprimé.
Mais, ensuite, en Géorgie, à Atlanta, j’ai rencontré des activistes réuni*es ce jour-là pour militer pour l’inscription des Noir*es sur les listes électorales. Dans un contexte politique très inquiétant, j’ai rencontré des personnes qui s’organisent et qui essayent de faire en sorte que l’inéluctable ne le soit pas. On peut toujours se battre. L’idée du livre est venue, à ce moment-là, de cette rencontre avec des activistes noir*es, qui portent en elleux une culture militante très ancienne, très ancrée dans la lutte des droits civiques, et qui trouve ses racine dans les injustices systémique pour les Noir*es aux États-Unis. Ielles ont chevillé au corps cette idée que oui, tout est très difficile, mais qu’on peut quand même changer les choses, et peut-être même un jour au niveau fédéral. Les luttes des Noir*es aux États-Unis ont toujours été au cœur des changements massif de ce pays. Cela fait écho au mouvement actuel, dont il faudra mesurer l’ampleur à l’avenir, mais qui est déjà historique. Je dis que j’ai perdu mon cynisme à ce moment-là, c’est-à-dire que je me suis dit que, dans le pire des contextes, malgré le désespoir, tout ne fait toujours que commencer. En réalité, on peut toujours se battre. La grande fascisation du monde n’est pas inéluctable et la grande victoire du néolibéralisme, qui est dans nos vies depuis 40 ans, n’est pas inéluctable. La montée générale du racisme et de la haine ne l’est pas non plus. Alexandria Ocasio-Cortez, au contraire, défend ce qu’elle appelle une politique de l’amour. Pas une politique de l’amour béate ou niaise, mais plutôt l’idée que l’on peut créer des liens pour se mobiliser, pour gagner des campagnes et engranger des victoires. Cela a résonné très fortement en moi en construisant une grammaire de la possibilité du changement, un changement réel et qui permette d’améliorer la vie de beaucoup de gens.  


D : Le combat mené par le Comité La Vérité pour Adama Traoré depuis 2016 est, dans sa forme, assez proche des revendications antiracistes aux États-Unis. Dans ton livre, tu parcours les luttes aux États-Unis au travers de portraits de personnes que tu nommes des organizers [activistes]. Quelle est la différence pour toi entre les manières qu’ont ces personnes de lutter et ce que l’on connaît en France ? En quoi leur manière d’organiser des mouvements sociaux pourraient nous inspirer ?

MM : Depuis les années 1930, une méthode nommée organizing ou community organizing a été développée aux États-Unis. La communauté veut ici dire le quartier, la communauté de vie. On est très loin de la caricature que l’on fait parfois de ce mot en France, avec le débat autour du soi-disant communautarisme. Le terme community pose la question de la communauté à laquelle on appartient, qui est une communauté sociale – parfois de couleur de peau ou de genre, et qui bien sûr n’implique pas une identité unique. Le community organizing mobilise localement des personnes qui ont des intérêts communs, souvent des personnes pauvres ou précaires qui n’ont pas voix au chapitre et qui n’ont pas la parole. Il s’agit de leur dire : « Vous avez du pouvoir, vous avez la capacité de vous organiser. En vous en mettant les un*es avec les autres, vous créez du pouvoir que vous n’aviez pas au départ, vous créez une force collective, vous vous mettez ensemble. Vous posez un diagnostic sur ce qui vous arrive. » C’est une façon de rendre justice à l’humanité des gens que de dire que chaque personne peut avoir un impact sur un programme économique, social ou politique, que chaque personne a une histoire qui mérite d’être entendue et partagée. À partir du moment où l’on met en commun les récits, on a un groupe qui peut générer des relations, des amitiés et cela crée une sorte de ciment entre les gens, maximise leur force, les motive et les enthousiasme. À partir de là, il est possible d’élaborer des campagnes et des actions avec des tactiques particulières, adaptées au but fixé, pour faire pression sur tel*le ou tel*le dirigeant*e, sur tel*le ou tel*le politicien*ne, ou sur telle ou telle agence locale. C’est aussi l’idée que l’on ne gagnera pas forcément tout tout de suite, mais que l’on fait monter la pression de manière collective. « Le pouvoir est sur la table, à nous de l’attraper. » C’est ce que dit Tara Raghuveer, une organizer de Kansas City dans le Missouri que j’ai rencontrée. Je trouve cette phrase extrêmement juste. Elle a 26 ans et elle raconte qu’elle ne voulait pas attendre, qu’elle ne voulait pas passer sa vie à attendre que ça change. Depuis l’élection de Donald Trump, elle s’est engagée dans des associations de locataires à Kansas City, où elle a commencé à changer beaucoup de choses et à avoir beaucoup d’impact. À partir d’un moment, on arrive à développer des campagnes. On a des buts qui peuvent être petits au départ – par exemple, obtenir des victoires auprès du conseil municipal. Des fois on gagne, des fois on perd, et quand on gagne c’est enthousiasmant.
Les organizers [activistes] préfèrent ce terme à celui d’activists [militant*es]. Les activists sont perçu*es comme des gens qui agitent des pancartes et puis rentrent chez elleux en s’indignant, mais en ne changeant pas grand-chose. Les organizers veulent construire sur le long terme, avec des campagnes et de l’éducation populaire. On gagne peu à peu, victoire après victoire. Gagner de temps en temps, c’est quand même pas mal dans un contexte mondial où les gauches sont déprimées, avec le sentiment qu’elles perdent tout le temps. Cela permet de se dire « on a réussi, on peut passer à l’étape, à la campagne, d’après ». Parfois, ça ne va pas plus loin. Mais parfois, on peut envisager des campagnes nationales. Aujourd’hui, il faut bien voir que les mouvements qui sont derrière Alexandria Ocasio-Cortez – pour aller vite : la figure de proue de l’aile gauche du Parti démocrate aux États-Unis – sont des mouvements organisés qui pensent toujours en terme de stratégie. Cela n’empêche pas les divisions, cela n’empêche pas le désespoir et cela n’empêche pas les conflits, mais il y a des méthodes et des stratégies pour ne pas perdre de vue l’objectif final. On peut dire que c’est la politique des petit*es victoires : des strates successives de gains qui, à la fin, finissent par apporter l’espoir que le changement est possible. C’est exactement ce qui s’est passé avec Alexandria Ocasio-Cortez grâce à sa victoire contre un baron démocrate lors d’une élection primaire pour le Congrès, en juin 2018 à New York. C’était assez exceptionnel, elle a réussi à rendre visible les revendications d’une jeune génération d’organizers qui luttent pour le climat, contre les injustices sociales, pour plus de justice économique, contre les dettes étudiantes, liées au santé ou au logement – massives aux États-Unis – et cela a réussi à visibiliser tous ces mouvements qui existaient et qui avaient besoin d’un*e porte-voix, d’un*e amplificateur*ice.  On voit bien aujourd’hui aux États-Unis que tout bouge très vite, sans pouvoir préjuger de ce qui va se passer à la suite des prochaines présidentielles. Mais il peut y avoir des accélérateurs. Elle ne se définit pas seulement comme une élue, mais comme une représentante de tous ces mouvements, en faisant en sorte que les revendications populaires –  presque populistes, au sens de l’adéquation avec ce que le peuple veut –  trouvent leur traduction dans le système politique.


D : Qui sont ces organizers ?


MM : J’ai appelé ce livre Génération Ocasio-Cortez mais, je le dis dès le début, je ne parle pas que d’elle ni d’organizers de son âge. Alexandria Ocasio-Cortez cite fréquemment des mouvements qui se sont produits dans le passé, comme les Droits civiques, le mouvement altermondialiste, Occupy Wall Street, ou Black Lives Matter. C’est l’occasion pour elle de faire de l’éducation populaire, pour montrer aux plus jeunes qu’il s’est passé des choses avant, que l’on n’est pas toujours obligé*es de tout réinventer. Il y a aussi des choses sur lesquelles on peut capitaliser, même si le néolibéralisme veut souvent que l’on soit dans une sorte de présent permanent qui oublie la mémoire des luttes. Tou*tes ces organizers agissent au niveau local pour valoriser cette histoire. Le deuxième mot que j’ai appris, après le mot organizer, c’est le mot de mentor. Les mentors sont les aîné*es, celleux qui permettent de transmettre les techniques d’organisation et de mobilisation. Ce mot de mentor revenait tout le temps. Les mentors sont des personnes que l’on va consulter, que l’on va voir et revoir, avec lesquel*les on vérifie des hypothèses, avec lesquel*les on vérifie des stratégies et des tactiques.
Ces mouvements ont une imagination incroyable. Il y a des dizaines et des dizaines de méthodes d’action et de désobéissance civile, de méthodes d’organisation citoyenne ou encore de théâtre de rue qui permettent d’amplifier les demandes, de les rendre publiques et d’attirer l’attention des médias. Il y a beaucoup de techniques pour bloquer le système avec plus ou moins de ressources et à des échelons plus ou moins importants. Dans le livre, je cite un certain nombre de mentors et d’organizers qui sont de toutes les luttes. Au moment d’Occupy Wall Street, ils et elles ont formé des dizaines et des dizaines, même des centaines, de milliers de jeunes activistes. J’ai cité L.A. Kauffman – une essayiste à New York – qui est de toutes les luttes et de toutes les grandes manifestations depuis celles contre la guerre en Irak en 2002-2003. C’est elle qui se retrouve à former les activistes d’Extinction Rebellion à New York et je l’ai vue intervenir dans différents contextes, comme des discussions avec des syndicalistes. Des gens comme elle ont la mémoire des luttes et savent ce qui s’est passé. L.A. Kauffman dit toujours que l’organizing est une palette, que c’est un art et pas une science. Il y a un certain nombre de savoirs et de techniques à connaître, mais elle voit sa façon de travailler et d’organiser le mouvement comme une artiste avec sa palette. C’est-à-dire qu’on dose en fonction du moment où on est dans l’action, au moment où on est dans la campagne. On choisit quelle tactique va être adoptée, puis on change. On a le droit de changer et on se réajuste collectivement, puisque c’est un art qui n’est pas solitaire. Cela ne passe pas forcément par le consensus, mais par une volonté collective d’arriver à l’étape suivante et de mobiliser des techniques qui vont permettre d’y accéder.
En France, quand tu veux t’engager dans un mouvement, on va vérifier de toute part que tu es vraiment en cohérence idéologique avec ce mouvement. Souvent, c’est décourageant. Dans les luttes radicales aux États-Unis, il y a plus souvent cette idée que, lorsque tu arrives dans un mouvement, il y a une imprégnation. L’ADN du mouvement est là, il existe, on te dit pourquoi on se bat et on ne discute pas en permanence les présupposés, parce que la base est solide. Elle a été définie et on s’organise pour avoir des objectifs et pour gagner des campagnes. Cela ne veut pas dire qu’à un moment il ne faut pas réactualiser la doctrine, mais cela peut se faire de manière collective. 


D : Tu as observé une coalition populaire et multiraciale. Qu’en est-il de la convergence des luttes aux États-Unis en ce qui concerne les luttes identitaires, les luttes sociales et les combats pour l’écologie ? Que penses-tu de mouvements comme New York Community for Change, qui luttent contre les injustices climatiques, contre les projets de pipelines, ou contre la gentrification ? Est-ce que l’égalité sociale et le respect de notre planète sont au cœur des luttes de la génération AOC dont tu parles ?

MM : AOC a émergé dans le champ climat politique avec sa victoire électorale, mais aussi avec une action spectaculaire audacieuse. Avec des activistes climatiques du mouvement Sunrise – un mouvement créé dans la foulée de la campagne de Bernie Sanders en 2015-2016 – elle a occupé le bureau de Nancy Pelosi, la femme démocrate la plus puissante du pays, pour demander un New Green Deal. Pelosi est l’incarnation de l’establishment démocrate, elle est en place depuis très longtemps. Alexandria Ocasio-Cortez a exigé une relance écologique pour son pays et déclaré que ce sera son programme et cela a donné une image tout à fait spectaculaire. Elle porte ses revendications au cœur du Congrès. En matière de symbole, c’est extrêmement fort.
Ce qui est aussi très intéressant, c’est que les jeunes activistes du mouvement Sunrise appellent à soutenir les manifestations liées à la mort de George Floyd. Ielles appellent à les soutenir même quand on est pas Noir*e, ielles appellent à être allié*e des luttes. Ielles appellent à questionner ses propres biais, ceux qu’on peut avoir reçu par son éducation, par sa socialisation et que l’on retrouve dans ses comportements à propos du racisme. Aux États-Unis, il y a une histoire longue de la ségrégation et de l’esclavage. Je le rappelle souvent, 10 des 12 premiers présidents ont détenu des esclaves. On est dans quelque chose d’extrêmement ancré. Et le racisme peut bien sûr se nicher au cœur même des mouvements sociaux. Les activistes comme celleux de Sunrise proposent une aide organisationnelle sans vouloir coopter le mouvement, sans vouloir se placer au devant. Ielles veulent être des allié*es et apporter une aide. AOC  encourage ces positionnements. Certain*es militant*es de Sunrise sont des militant*es noir*es et vont être plus impliqué*es, en parallèle, dans des mouvements comme Black Lives Matter. Ce qu’on voit maintenant dans la rue, ce sont des manifestations très diverses par rapport à celles de Black Lives Matter en 2015 et 2016. Il y avait déjà des manifestations organisées par des Noir*es avec quelques Blanc*hes, mais un peu moins qu’aujourd’hui. Désormais, il y a beaucoup plus de Blanc*hes, d’Asiatiques, de Latin*x dans les manifestations. La question du racisme est globale et nous sommes dans un contexte particulier, durant une pandémie et avant une élection présidentielle décisive. Donald Trump conduit un présidence chaotique à la Maison Blanche. C’est un chaos très organisé, au sens où sa façon de gouverner est de créer ce chaos. Cela montre peut-être la folie du bonhomme, mais c’est aussi une stratégie de division. Face à cela, il faut organiser une coalition politique qui pèsera. Peut-être qu’elle ne pèsera pas assez à la prochaine élection présidentielle, peut-être que si, peut-être pas toute seule, mais en tout cas elle pèsera dans les années à venir.


D : Vois-tu des analogies structurelles entre les actions du mouvement Decolonize This Place et les organizers dont tu parles ?

MM : Dans le livre, je cite Ella Baker qui est une grande organizer des droits civiques :
« être radical, c’est aller à la racine des problèmes. » Aujourd’hui, il y a cette volonté dans ces mouvements d’aller aux racines des oppressions, avec l’idée que l’on ne changera réellement la société que si l’on arrive à résoudre les oppressions multiples qui pèsent sur certains individus. Si on veut être radical*e, il faut aller à la racine des problèmes et travailler à l’intersection des oppressions de genre, de classe et de race. Donc oui, tout cela va dans le même sens. L’idée qu’il faut décoloniser les arts et décoloniser nos imaginaires est évidemment connectée à l’intersectionnalité. Penser l’ensemble des problèmes ne veut pas dire que ce sont des luttes identitaristes. Il faut le redire : aux États-Unis, on peut-être allié*e de Black Lives Matter, il y a des organisations d’allié*es des luttes pour les droits des Noir*es quand on est blanc*he, pour aider de beaucoup de manières. Simplement, Black Lives Matter est une organisation qui est faite par des Noir*es pour des Noir*es. Elle répond à l’enjeu particulier de redonner de la force politique à la population noire aux États-Unis, qui est victime d’oppressions multiples de race et de classe. Il y a l’idée de donner du pouvoir au Noir*es. Il faut des espaces d’abord pour les populations qui sont, par rapport à l’histoire et leur vécu, davantage marginalisées, pour qu’elles retrouvent leurs pleines capacités à imaginer et à formuler des demandes. Il faut donc des espaces « safe » où ielles peuvent explorer ces possibilités. Ce n’est pas du tout se couper du reste de la société, au contraire : je pense en particulier à l’intersection de tous ces combats à travers l’écologie, qui est une force de changement majeure.
La question sociale, la question raciale, la question de la justice et la question des inégalités – qui explose aux États-Unis – sont des combats en faits très universels. Simplement, c’est un universalisme qui dit que nous n’améliorerons pas le sort de nos sociétés si nous ne pensons pas systématiquement à changer le sort des plus opprimé*es. Dans les politiques publiques, si l’objectif principal est de changer le sort des plus opprimé*es, alors naturellement on améliorera le sort de beaucoup de monde. Je trouve que c’est à la fois extrêmement transformateur, émancipateur et inclusif.


D : Que penses-tu de Greta Thunberg et de la médiatisation de certaines personnes aux cœur de la scène politique et des luttes ?

MM : Dans ces mouvements, il y a l’idée que l’organizing c’est aussi gagner la bataille des idées. Il faut imposer d’autres récits, et pour cela on a besoin de créer des récits puissants, qui sont parfois des récits simples, qui passent par des têtes de proue. Le message de radicalité peut-être un peu émoussé par cette incarnation, mais l’image permet de « retapisser » l’imaginaire collectif différemment. Greta Thunberg et Alexandria Ocasio-Cortez – qui est plus dans la politique – sont des visages du changement possible. Alexandria Ocasio-Cortez incarne une sociale-démocratie états-unienne. On se plaint beaucoup de la social-démocratie en France parce qu’on a expérimenté ses défaites politiques. Mais si au moins il y avait une social-démocratie aux États-Unis, ce serait un changement majeur, avec sans doute des conséquences globales.
Bref,  il y a dans ces mouvements cette idée qu’il faut créer des récits collectifs, des récits puissants qui arrivent à contrer les imaginaires conservateurs. Ceux-ci sont puissants, organisés et financés. Ils fonctionnent sur des schèmes mentaux efficaces. Je le regrette, car c’est statitiquement et sociologiquement faux, mais le thème de l’assistanat, argument massue de la droite, fonctionne dans l’imaginaire des gens. Il faut donc des récits différents qui ouvrent d’autres imaginaires. Tout comme la théorie néolibérale du ruissellement, celle qui affirme que si les plus riches s’enrichissent, alors cela bénéficiera à la société, contre toute évidence et contre toutes les statistiques. Cette idée est puissamment ancrée et nourrit nos rêves individuels de richesse.  Il faut donc des récits qui ouvrent d’autres imaginaires. Cela passe parfois par la médiatisation, par des figures, par des messages collectifs. Si on prend les slogans de Black Lives Matter ou le slogan #metoo, il y a beaucoup d’ambiguïté dans ces mouvements et dans les gens qui les portent, mais force est de constater que ce sont des récits puissant, qui ont rivalisé effiicacement avec le pouvoir de Trump (et bien d’autres pouvoirs!)
Il faut peut-être en passer par là, ce qui n’empêche pas de développer une critique plus radicale et des campagnes plus radicales. Encore une fois, comme le dit l’organizer Jonathan Matthew Smucker, il ne s’agit pas seulement de parler à celleux qui ont toujours raison tout*es seul*es, mais il faut arriver à transformer l’imaginaire collectif dans une grande partie de la société. Bien sûr, on ne convaincra jamais les plus racistes, les néolibéraux*les les plus extrêmes, et au-delà les personnes qui n’ont aucun intérêt à ce que le système change. Mais il y a aussi beaucoup de personnes indifférent*es, happé*es par leur vie et déçu*es par la politique et le politique. Ielles n’ont pas le temps de se poser ces questions, mais avec des imaginaires contradictoires puissants, on peut peut-être réussir à les entraîner dans des mouvements pour le changement.


D : L’ouvrage The Revolution Will Not Be Funded (Duke University Press, 2017) du collectif Incite! décrit l’impact délétère de la philanthropie privée sur les luttes. L’emprise de la philanthropie a prospéré sur fond d’ultra-capitalisme. Celle-ci cherche à blanchir, par une certaine générosité hypocrite, les grandes fortunes responsables d’immenses dégâts sociaux. Ielles prétendent les réparer en saupoudrant des miettes de leurs fortunes dans le champ social. Pourtant, il est évident que les gestionnaires des milliards de ces fondations ne paieront jamais pour renverser le système, comme le décrivent Becky Bond et Zack Exley dans Rules for Revolutionaries (Chelsea Green Publishing, 2016). Comment se fait-il que beaucoup des mouvements de luttes soient financés par la philanthropie privée et comment cela fonctionne-t’il ?

MM : On est sur un cadre un peu différent de ce que l’on connaît en France, où les associations sont souvent financées par des mairies, des municipalités ou par l’État – ce qui pose souvent un certain nombre de problèmes. La société civile, structurée en associations, n’est pas très organisée politiquement. L’histoire de SOS Racisme, par exemple, c’est l’histoire – à partir de bonnes intentions – de la cooptation par le Parti socialiste de la mobilisation dans les quartiers populaires. Aux États-Unis, c’est différent. Depuis le XIXème siècle, il y a une société civile extrêmement active et il y a toujours une couche entre la population et les instances fédérales comme locales, cela était déjà très bien décrit par Tocqueville. Il y a une tradition d’organisation de la société civile qui est plus importante qu’en France, dans une société que je dirais politiquement plus libérale. Le mouvement des droits civiques avait déjà été financé par de grandes organisations, par des fondations. Ce capitalisme philanthropique, ou « philanthrocapitalisme » a émergé dès le début du XXème siècle. Il est extrêmement puissant, puisque chaque milliardaire a sa fondation. C’est cette fois l’idéologie véritablement libérale, au sens économique du terme, qui consise à reverser des miettes de l’argent accumulé, vers le champ social. L’intervention sociale aux États-Unis s’est beaucoup structurée par le philanthrocapitalisme, à mesure que les dirigeant*es rognaient l’état-providence et pratiquaient l’austérité. Il s’est substitué à de nombreuses interventions de l’État, notamment dans le domaine de la pauvreté.
Dans le contexte actuel de la présidence Trump, mais aussi en raison de la l’urgence climatique, certaines petites fondations privées ont pu financer des luttes. Une partie des mouvements sociaux et leurs interventions sociales continuent à être financées par la philanthropie privée, ce qui pose des problèmes au quotidien et beaucoup de risques de cooptation. Souvent, les organisateur*ices sont empêtré*es dans la recherche permanente de financements, ce qui ne leur permet pas d’organiser les actions comme il le faudrait. Cela pose effectivement un problème. Tous les personnes concernées le disent : « Oui, on le sait, la révolution ne sera pas financée. » Ce qui est intéressant, c’est que de nouveaux types de financements se développent pour ces mouvements. Il y a d’une part le crowdfunding, de l’argent levé directement auprès des adhérent*es et des personnes intéressées par la lutte. La campagne de Bernie Sanders a montré que c’était possible : Bernie Sanders a levé par deux fois énormément d’argent. Il y a beaucoup de candidat*es locaux*les de gauche qui récoltent de l’argent auprès des gens qui veulent voter pour elleux, pour les pousser face aux candidat*es démocrates qui bénéficient de beaucoup d’argent de la part des lobbies et de la part de grandes entreprises. Il se crée un écosystème de financement alternatif et on en est qu’au début.
Ces activistes sont parfaitement au courant de l’ambiguïté que la philanthropie peut créer, donc c’est évidemment un problème pour elleux. Par rapport au contexte français, je dirais tout de même que, au moins, ces organisations sont financées. Cela peut certainement émousser leur capacité de radicalité, c’est certain. C’est un problème quand on veut défendre des politiques radicales, mais au moins ces organisations peuvent distribuer des salaires, peuvent lancer des offensives médiatiques et peuvent financer des organizers qui vont organiser les campagnes. C’est très différent du contexte français. Alors qu’on a beaucoup parlé des violences policières pendant des années, la plupart du temps,  les militant*es contre les violences policières sont seul*es et sans ressources, du moins c’était le cas avant le Comité La Vérité pour Adama Traoré, qui est heureusement un petit peu plus soutenu. Ielles ont bien sûr la force des familles et des collectifs autour d’elleux, mais en termes de ressources ce n’est pas du tout suffisant. Il serait temps de créer un écosystème de financement pour les activistes en France ou en Europe, qui leur permettrait d’être plus à l’aise et d’avoir de la visibilité pour bâtir des campagnes sur le long terme.

D: Pour finir, « sommes nous près de la victoire » ?

MM : Je n’en ai aucune idée, et je pense même que c’est mal parti. Mais ces activistes nous apprennent que nous n’avons pas le choix. Nous avons encore moins le choix aujourd’hui. Leur monde, aux États-Unis, est invivable. Notre monde est invivable. Les crises se succèdent, elles sont multiples. Nous avons récemment connu la pandémie, qui suscite une nouvelle crise économique, dix ans après une crise économique massive et historique. Il ne nous reste que quelques années pour agir de façon substantielle sur l’environnement et éviter une catastrophe climatique. Changer l’imaginaire, gagner, convaincre, créer les conditions de politiques radicales et inclusives : cela ne passe pas par des indignations sur les réseaux sociaux, des interventions plus ou moins ponctuelles, mais par l’organisation, par des mouvements qui mettent la pression sur les puissants et cherchent, pourquoi pas, à les remplacer. Encore une fois: il n’y a pas le choix.

Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains, Paris, Éditions La Découverte, 2020, disponible ici et en librairies.