La Biennale Total : faut-il boycotter la biennale de Lyon ?


La 15e biennale de Lyon a ouvert au public le mercredi 18 septembre 2019. Intitulée Là où les eaux se mêlent, d’après un poème de l’auteur américain Raymond Carver, son commissariat a été assuré collégialement par sept commissaires du Palais de Tokyo. On ne s’attardera pas sur ce choix qui voit une institution déjà hégémonique dans le champ de l’art contemporain prendre encore plus de place en se dédoublant en région. En effet, cette biennale de Lyon est placée sous le sceau d’une contradiction politique bien plus importante. Alors qu’elle affiche une forte ambition écologique dans son discours et dans ses œuvres, elle est entachée par un nouveau mécène littéralement toxique : le champion français des énergies fossiles, Total. Après le boycott réussi de la Teargas Biennial (“biennale lacrymo”) du Whitney Museum, faut-il que le monde de l’art français se réveille et batte en brèche la Biennale Total ? 


Une biennale post-anthropocène avec le soutien généreux de la Fondation Total

Les curateurs et curatrices ont, sans doute très sincèrement, multiplié dans leurs textes et leurs cartels les références à la crise écologique. On lit ainsi dans le catalogue que telle œuvre développe « un possible récit de science-fiction écologique post-anthropocène », on entend parler dans le même paragraphe « d’urgence écologique », du « récit scientifique techniciste et progressiste de l’exploitation des ressources naturelles par l’homme » et des « notions d’anthropocène, de capitalocène ou du plus tentaculaire cthulhucène de Donna Harraway. » On cite Arne Naess, fondateur de « l’écologie profonde », on invoque de manière posthume les œuvres de Gustav Metzger, décrit dans sa notice comme « militant anticapitaliste, pionnier de l’écologie politique » qui a « produit toute sa vie des œuvres radicales destinées pour la plupart vouées à se désagréger ou à disparaître ». C’est construit et cohérent, mais qu’en reste-t-il si les pratiques ne suivent pas ? Et surtout, qu’en reste-t-il quand l’entièreté de la biennale est placée sous l’auspice d’un nouveau mécène principal, dont le logo est bien plus gros que les autres : la fondation Total1

Petit rappel : Total est la première entreprise française, une des trente plus importantes du monde, et la cinquième plus importante dans le domaine des énergies fossiles. Elle est une multinationale exploitant les ressources naturelles de dizaines de pays – toujours en première ligne pour les scandales de corruption, les collusions avec les dictatures, la perpétuation des rapports néo-coloniaux de la Françafrique, et surtout une des entreprises responsables très directement de la crise écologique. Si on ne compte plus les accidents liés à l’exploitation et la distribution du pétrole et du gaz, de l’Erika à AZF, c’est dans sa raison d’être même que Total détruit sciemment la planète, investissant sans compter dans l’exploitation des sables bitumineux et dans le développement des énergies fossiles contre toute évidence scientifique. 

Tout ce discours écologique est balayé par la présence de ce financeur monstre : y aurait-il une justification artistique cachée ? aurait-il fait don en nature d’un pétrolier naufragé pour une œuvre ? ou fourni la matière première, sous forme d’histoires sans fin de colonisation et de corruption, pour une des œuvres qui « poursuit la recherche de l’artiste sur l’exploitation du travail humain et des ressources naturelles » ? Pour Total, l’intérêt est clair : associer, pour presque rien, sa marque à un milieu qui se veut pointu et progressiste. En bonus, la déduction d’impôt pour leur « contribution généreuse » au montant confidentiel mais sans doute de l’ordre de quelques centaines de milliers d’euros, a dû leur permettre de compenser leur condamnation de 2018 à 500 000 euros d’amende pour corruption dans des contrats gaziers en Iran2 – soit, dans les deux cas, pour la première entreprise française et le cinquième pétrolier/gazier mondial, une goutte d’eau. Mais comment expliquer que tous et toutes – puissance publique, commissaires, artistes, et tant d’autres – acceptent de jouer avec joie ce jeu de dupe avec le géant français des énergies fossiles ? Comment supporter de porter des discours et des pratiques alternatives pour se jeter dans les bras de celui qui fait tout pour le combattre ? 


Comment résister ? Faut-il boycotter ? 

Pourtant, même dans un domaine où l’argent, paraît-il, est rare, il est possible de résister. Il n’y a pas de fatalisme face aux greenwashing, pinkwashing et autres dévoiements de voix progressistes au profit d’un capitalisme débridé et destructeur. D’abord, pour les institutions, il s’agit d’apprendre à dire non aux mécènes toxiques : dans le contexte de la Biennale de Lyon, on verra plus loin en détail que leur contribution est relativement faible. Même si Total représentait seul 5 ou 10 % du budget de l’événement, par ailleurs bien doté, et même s’il était impossible de trouver un autre mécène moins éthiquement irréconciliable avec les objectifs affichés de la biennale, il s’agirait de faire preuve d’un peu de courage : renoncer à quelques productions titanesques ou à des projets hors-les-murs, renoncer à quelques bouteilles de champagne, raccourcir la durée de l’exposition – autant de solutions certainement un peu tristes, mais un faible prix à payer pour éviter que tout le reste ne soit qu’une mascarade. 

Si les institutions n’actent pas le changement d’elles-mêmes, par habitude, par ignorance ou par principe, il y a d’autres moyens de le faire advenir, cette fois de la part des activistes, des professionnel.le.s et des artistes. La Tate de Londres n’a pas renoncé au financement du géant pétrolier BP en 2016 par bonté de cœur3. Il a fallu des années d’activisme, de happenings sauvages, et de pression de l’opinion publique pour qu’elle renonce à un mécénat inique. Il a fallu des actions spectaculaires et une pression médiatique de plusieurs années pour qu’en 2019 le Van Gogh Museum d’Amsterdam et la Mauritshuis de La Haye coupent les ponts avec le champion néerlandais des énergies fossiles Shell4. Il a fallu que plusieurs artistes aillent jusqu’à retirer leurs œuvres de l’édition 2019 de la biennale du Whitney Museum de New York pour que celui-ci se sépare d’un membre du conseil d’administration qui possédait des sociétés d’armement impliquées dans le traitement inhumain des migrant.e.s à la frontière mexicaine et dans les exactions de l’armée israélienne en Palestine occupée5

La question du boycott par les artistes pose une problématique particulièrement ardue. Quand ceux et celles-ci sont, au bout de la chaîne alimentaire du monde de l’art, parmi les personnes les plus exploitées de ce système, comment attendre d’elles qu’elles renoncent à des revenus et des opportunités qui ne sont disponibles qu’au compte-goutte ? Comment leur demander de prendre le risque de se faire black-lister de manifestations futures ou d’acquérir une réputation d’empêcheur ou empêcheuse de tourner en rond – ou, comme le monde de l’art le dit si bien, d’emmerdeur.euse ? 

Pourtant, ce sont ces mêmes artistes qui incarnent la face publique du monde de l’art, eux et elles qui sont écouté.e.s et respecté.e.s, eux et elles par et pour qui tout ce cirque existe. Si tou.te.s les commissaires d’exposition, les critiques d’art et les chargé.e.s de médiation entamaient une grève illimitée, le public n’en verrait probablement pas grande chose. Mais si un.e artiste se retire, l’ouvre, fait du bruit – d’autant plus quand l’artiste est « dans » le système, comme celles et ceux de la biennale du Whitney, et celles et ceux de la biennale de Lyon – alors les médias accourent et les institutions paniquent. Parce qu’ils et elles sont soumises à tant d’injustice et d’arbitraire dans le monde de l’art, un acte de refus de leur part a d’autant plus de force symbolique. Parce que les développements récents des pratiques de l’art ont donné aux artistes un rôle éthique et d’observation du monde, leur capacité à interroger les institutions qui diffusent leurs discours leur donne une importance capitale dans ce combat. 


Ancrage local et mécénat

La biennale de Lyon dépasse largement son échelle locale : avec un budget de neuf millions d’euros, elle est la biennale la plus importante de France et une manifestation majeure en Europe. Elle est largement soutenue par la puissance publique, qui compose la moitié de son budget soit 4,5 millions d’euros. Le public lui-même, via la billetterie, apporte environ trois million d’euros, soit un tiers du budget. Reste le mécénat, évalué à 1,5 millions d’euros, soit environ 17 % du budget total de cette édition. Il faut noter que, spécificité de cette 15e édition, la quasi-totalité des oeuvres exposées ont été produites dans la région, suivant un ambitieux programme de partenariat et de mécénat en nature avec des entreprises locales. 

Par « local », on peut aussi bien entendre la très multinationale Michelin – en pleine bataille médiatique pour fermer sans tracas ses sites historiques en Auvergne –, la très suédoise Ikea – qui a sans doute troqué pour l’occasion ses köttbullar pour des quenelles –, qu’une ribambelle de prestataires spécialisés dans le métal, l’éclairage ou encore la célèbre soie lyonnaise. Cette multiplication des partenaires dit coproducteurs rend le véritable apport du mécénat plus difficile à chiffrer, étant donné que de nombreuses contributions ont été effectuées en nature – ce qui ne les empêchera pas d’être, rappelons-le, déduites d’impôt à 60 %. Il faudrait toujours rappeler sur les encarts partenaires à l’entrée des expositions que le mécénat est une politique publique au même titre que les subventions, par laquelle l’État choisit de renoncer à d’importants revenus fiscaux. Ramené au budget de notre biennale de Lyon, il faudrait aussi ajuster les chiffres annoncés : ce dispositif de mécénat correspond à une participation « déguisée » de l’État d’au moins un million d’euros supplémentaires. La puissance publique contribue donc véritablement à deux-tiers du budget total, les entreprises, in fine, à 5%, soit cinq à six fois moins que ce qu’apportent les visiteurs qui pourtant paient plutôt cher leur entrée. On repassera sur la grande générosité du secteur privé pour l’accessibilité de la culture en temps d’austérité. Et surtout, il est clair que la biennale pourrait sans problème se passer de ses mécènes littéralement toxiques. 


Une biennale responsable, vraiment ? 

Il est intéressant de regarder de près les motivations de cette grande ambition qui a vu la Biennale produire la quasi-totalité des œuvres. On en retrouve une politique, qui a certainement beaucoup plu aux décideurs, et est plutôt cohérente avec le contexte d’occupation d’un site industriel récemment désaffecté : il s’agissait de faire travailler les industries à l’échelle locale, plutôt que de bazarder le budget dans de coûteux transports – pas bête, c’est sûr. La deuxième ambition est curatoriale : tout produire est bien plus valorisant qu’emprunter des œuvres existantes « déjà vues mille fois », même s’il faut bien relever que ce sont les curateurs et curatrices qui les ont déjà vues, pas le public de la région Auvergne-Rhône-Alpes qui, sauf erreur, ne fait pas le grand tour Venise-Kassel-Sharjah-Sydney-Gwangju tous les matins. 

Enfin et surtout, on peut aussi y déceler une ambition écologique exprimée dans les textes et les discours : mieux vaudrait produire sur place que transporter des œuvres. Là, ça commence à devenir compliqué : délivrée de la contrainte du transport international, la biennale de Lyon a vu grand, très grand. Est-ce qu’il est vraiment plus écologique de produire des œuvres gigantesques à foison, qui devront toutes être transportées à grand frais ? Pire, n’est-il pas encore plus écologiquement irresponsable de produire des œuvres complètement intransportables par des moyens conventionnels, comme l’immense tunnelier de l’Irlandais Sam Keogh, qui devront peut-être être purement et simplement détruites à l’issue de l’exposition ? Quant à l’obsession de la nouveauté, n’est-elle pas aussi une sorte de fast-fashion qui obligerait des artistes à mettre au placard des pièces produites parfois un an ou cinq ans auparavant, au motif qu’une dizaine de professionnel.le.s de l’art les auraient déjà vues quelque part au bout du monde ? Enfin, ces nouvelles productions ont aussi signifié que les artistes, parfois venu.e.s de très loin, ont multiplié les aller-retours – si les Parisien.ne.s ont pu prendre le TGV, les artistes venu.e.s d’Asie ou d’Amérique n’ont certainement pas fait le trajet en bateau à voile. Est-ce vraiment plus écologique que de faire venir, en une fois, plusieurs œuvres existantes par avion ou par bateau ? Il y a déjà beaucoup de discussions sur le modèle des biennales et leurs effets pervers sur la création – il serait temps de prendre en compte leur effet écologique.  


Un peu d’action 

Ces préoccupations éthiques pour le financement des institutions culturelles semblaient jusqu’ici avoir évité la France aussi sagement que le nuage de Tchernobyl. Mais, bonne nouvelle pour nous, mauvaise pour les recycleurs d’argent sale, le rythme semble s’accélérer. Alors qu’il a fallu aux mouvements Fossil Free Culture et Liberate Tate et des années d’actions pour arriver à leurs fins, il n’a fallu que quelques semaines à l’artiste et activiste Nan Goldin et au groupe P.A.I.N. pour que plusieurs musées – dont notre grand champion le Louvre – retirent de leurs murs le nom des Sackler (grands mécènes et grands responsables de l’épidémie d’opioïdes qui tue 50 000 personnes par an aux seuls États-Unis)8. En plein contexte de marches et de grèves pour le climat à la sauce extinction, les médias comme les consciences sont prêt.e.s pour un vrai débat sur l’écologie dans les arts. Avec un peu d’action, le mécénat Total ne devrait pas faire long feu. 


1 Biennale de Lyon, 2019. https://www.biennaledelyon.com/total-foundation/

2 Le Monde avec AFP (2018, 21 décembre). Total condamné à 500 000 euros d’amende pour corruption en Iran. Le Monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2018/12/21/total-condamne-a-500-000-euros-d-amende-pour-corruption-en-iran_5401005_3210.html

3 Khomami, N. (2016, 11 mars). BP to end Tate sponsorship after 26 years. The Guardian. https://www.theguardian.com/artanddesign/2016/mar/11/bp-to-end-tate-sponsorship-climate-protests

4 Bailey, M. (2018, 29 août). Shell sponsorship deal with Amsterdam’s Van Gogh Museum ends. The Art Newspaper. https://www.theartnewspaper.com/news/shell-sponsorship

5 Kinsella, E. (2019, 19 juillet). Eight Artists Withdraw Their Work From the Whitney Biennial as Protest of Warren Kanders Spreads to the Museum’s Marquee Show. Artnet.  

(2,4 millions par la métropole lyonnaise ; 1,4 millions par la DRAC c’est à dire l’État ; 700 000 par la région Auvergne-Rhône-Alpes). Tous les chiffres sont issus de : Seveyrat, E. (2019, 23 mai). François Bordry, des VNF à la Biennale d’art contemporain. Le Tout Lyon. https://www.le-tout-lyon.fr/francois-bordry-une-premiere-biennale-comme-president-10946.html

7 Lequeux, E. (2019, 18 septembre). À la Biennale de Lyon, l’art prend le pouls inquiet du monde. Le Monde. https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/09/18/a-la-biennale-de-lyon-l-art-prend-le-pouls-inquiet-du-monde_5511948_3246.html

8 Chrisafis, A., Walters, J. (2019, 17 juillet). Louvre removes Sackler name from museum wing amid protests. The Guardian. https://www.theguardian.com/society/2019/jul/17/louvre-removes-sackler-name-from-museum-wing-amid-protests