Anne Imhof, Sex, 2019—BMW Tate Live Exhibition 



La semaine dernière, dans mes stories Instagram, des annonces pour la toute nouvelle boutique Balenciaga sur Sloane Street (Londres) font inlassablement irruption. Dans l’une des photos de l’aménagement intérieur (vide de tout objet) se trouve, dans un coin, une figure – apparemment pas si à l’aise dans la position adoptée -. Sans vraiment y penser, la posture du mannequin-client·e-employé·e me rappelle les poses distinctes des performeur·euse·s d’Anne Imhof, que j’avais déjà vues exécutées à Venise (Faust) et à Bâle (Angst).

La semaine suivante, j’assiste à la première très attendue du dernier projet/installation/performance d’Anne Imhof : Sex, à la Tate Modern. Il s’agit de l’exposition/performance annuelle BMW Tate Live (troisième édition), cette année sous le commissariat de Catherine Wood et Isabella Maidment. A mi-parcours (la performance dure quatre heures au total), je me retrouve seul dans l’un des espaces (il y a trois “environnements” perceptibles : appelons-les la plateforme, le quai et le salon, pour plus de facilité). Je suis, à ce moment précis, au quai (qui se trouve entre la plate-forme et le salon).

L’une des interprètes d’Anne Imhof, Eliza Douglas, est en chemin de la plateforme au salon (et doit donc passer par le quai), mais se fait arrêter par le personnel de sécurité. Important : bien que les trois espaces communiquent, seul·e·s les artistes peuvent se déplacer d’un espace à l’autre via leurs portes communes. Le personnel est majoritairement (pour ne pas dire entièrement) noir, tandis que le casting de performeur·euse·s est majoritairement blanc. C’est quelque chose qui vaut la peine d’être remarqué parce que le personnel de sécurité (qui doit en permanence empêcher le public de passer), devient intrinsèquement et inévitablement partie intégrante du spectacle.  

L’un des seuls interprètes de couleur : Josh Johnson, vole la vedette à plusieurs reprises. On a envie de le suivre d’un espace à l’autre. Ce n’est pas possible : le public est invité à entrer et sortir constamment des salles pour accéder aux autres. Le fait qu’Eliza Douglas ait été arrêtée dans sa course par la sécurité n’est pas nécessairement ahurissant (presque tous les artistes portent des vêtements banals. L’un.e d’eux·elles porte un T-shirt Alexia Occasional-Cortez. Certain·e·s arborent aussi des épaulettes et genouillères). Toutefois, la voir quitter son personnage et sourire, là était la grande surprise. 

Le sourire, inhabituel sur son visage (et sur celui de n’importe quel·le performeur·euse d’Anne Imhof), a d’autant plus souligné, plus tard, l’ennui et désintérêt feint qu’il·elle·s affichent en permanence (même lorsqu’il·elle·s exécutent des gestes plus énergiques comme des headbangs). Les performeur·euse·s (une douzaine je dirais), semblent chacun·e être occupé·e·s par des activités qui n’ont pour but ultime que de passer le temps: vapoter, fumer la pipe, peler des oranges, fouetter les murs, verser du sucre, brûler des fleurs. La plupart de ces actions se déroulent alors que les performeur·euse·s sont en position stationnaire (très conscient·e·s de leur propre image, il·elle·s adoptent des poses qui renforcent leur langueur tout en les transformant en proies au désir de leur public. Très révélateur : J’ai vu l’un·e d’eux·elles prendre des photos d’un·e de leurs pairs).


Quand il·elle·s bougent, il est difficile de dire s’il y a ou non une logique scénarisée (il y a probablement une partition libre, et nous savons qu’Imhof leur envoie sporadiquement des instructions par messages). Certaines des routines incluent : allers et retours en suivant une ligne droite, à un rythme de plus en plus rapide, interrompre, reprendre, et ainsi de suite. Il·elle·s se frappent parfois les un·e·s les autres. Ca a des airs de défilé de Rick Owens. Je me suis souvenu de la performance Angst à Bâle. Je dois avouer qu’il y a quelque chose de fascinant dans leur rituel muet. On dirait parfois une meute de loups qui essaie de se transformer en essaim d’oiseaux. Mais ça bug. C’est violent. Au tout début, il·elle·s effectuaient une danse entre la valse et la lutte. Juste après, il·elle·s poussaient le public (dans une certaine mesure, il·elle·s ne performent pas pour, mais à travers). Plus tard, il·elle·s déplaçaient des matelas simples, éparpillés dans les trois espaces, pour se créer de nouveaux nids. Mais il·elle·s ne joignent jamais deux matelas pour en faire un double. C’est toujours simple. 

Pour une pièce intitulée Sex, on aurait pu s’attendre à plus d’intimité et démonstration publique d’affection entre les performeur·euse·s. Mais ils semblent se toucher beaucoup moins que dans les œuvres précédentes d’Imhof. Toutefois, à un moment donné, au quai, il·elle·s se prêtent à un exercice de confiance quasi-christique: l’un·e grimpe à mi-chemin l’échelle menant au quai supérieur pour se laisser tomber de dos, sans regarder ce qui se trouve derrière eux·elles, puis se laisse emporter plus loin jusqu’à ce qu’il·elle·s s’arrêtent et reprennent. A l’âge de la PrEP et d’une conscience commune du consentement, c’est peut-être ce que le sexe est devenu : une performance des confiances.

Cela conduit naturellement à s’interroger sur les croyances qui sous-tendent de telles performances. Il y a tant de choses à remettre en question, tant de tropes auxquels se frotter. L’aspect léché et fuselé de certains éléments de l’installation (les rambardes et les plateformes aux allures de plongeoirs), en tension avec la souillure et dégradation de certains autres (la moquette et la structure en bois du quai), mettent en scène l’élixir parfait pour le public bien avisé de l’art contemporain (également incarné par l’architecture des Tanks et ses finitions) : raffiné, avec ce qu’il faut d’aspérité. En fin de compte, c’est ce que reflètent les performeur·euse·s : leur beauté corrompue et sans sourire ne survit que dans leurs indécisions (tout comme nous, qui les regardons) et caractères insaisissables (leurs genres et leurs âges sont sujets à débat), perdus et punis : certains vont, de temps à autre, se cacher dans les coins du salon. Ça me rappelle l’autoportrait de Martin Kippenberger: Martin, ab in die Ecke und schäm Dich (Martin, Au coin, tu devrais avoir honte), 1989 (pour la première version de l’œuvre).

On pourrait ici déceler une comparaison farfelue, mais Kippenberger a fait ce travail en réponse à un article publié dans Wolkenkratzer (revue d’art contemporain allemande distribuée entre 1983 et 1989, d’abord à Francfort, où Imhof vit) écrit par Wolfgang Max Faust (alors rédacteur en chef). L’article, intitulé L’Artiste comme Alcoolique Exemplaire (1989) portait sur les politiques du travail de Kippenberger et son addiction :

« (…) L’œuvre de Martin Kippenberger manifeste [un] déclin [du cynisme]… Ce qui s’est présenté jusqu’à présent comme du cynisme s’avère, à y regarder de plus près, être les efforts d’un Allemand petit-bourgeois qui essaie de se faire une réputation… Ces structures sont illustrées dans les attitudes et les présentations de Kippenberger […]. Les slogans nazis, les allusions sexistes et racistes – du genre de ceux qu’apprécient la plèbe allemande* – présentés comme sensationnels, adoucis de manière douteuse et excusés par l’alcool (rhétorique masochiste)… Ses spectacles alcooliques (…) sont creux et infantiles. » 1

Il est ici intéressant de souligner que le travail d’Imhof a été critiqué à propos d’aspects très similaires : notamment son cynisme, ainsi que l’omniprésence de drogues et alcool (ou substituts) dans ses installations et performances (Sex est ponctué·e de canettes de bières cliniquement installées et on peut repérer, dans le salon, divers appareils – notamment plusieurs balances de poches – consacrés à la consommation de drogues). Plus encore,  revenant à sa présentation au pavillon allemand, Benjamin H. D. Buchloh se demande “si elle a pleinement acceptée (et avec joie) les déploiements de verre fascistes [et] massifs de l’architecture d’entreprise ” 2. Pour Sex, le verre est ré-employé : cette fois pour délimiter un couloir qui va de l’arrière du quai à la porte de l’espace plateforme. Je me méfie toujours des corps derrière une vitre (encore plus dans le contexte de la Tate). Ok, dans ce cas, ils sont le plus souvent à l’extérieur de ce couloir. Toujours discutable. Pour mieux interroger les politiques de l’oeuvre d’Imhof, il semble opportun de se référer à l’essai de Susan Sontag Fascinating Fascism (1975) (que l’on pourrait traduire par Fascinant Fascisme):

« L’esthétique fasciste (…) dérive (et justifie) une préoccupation pour des situations de contrôle, de soumission et d’effort extraordinaire ; elle exalte deux états apparemment opposés, l’égomanie et la servitude. Les relations de domination et d’esclavage prennent la forme d’un apparat caractéristique : le regroupement de groupes de personnes, la transformation de personnes en choses, la multiplication des choses et le regroupement de personnes autour d’une figure ou d’une force gouvernante toute puissante et hypnotique. La dramaturgie fasciste est centrée sur les transactions orgiastiques entre les forces en puissance et leurs marionnettes. Sa chorégraphie alterne entre un mouvement incessant et une pose figée, statique, « virile ». L’art fasciste glorifie l’abandon ; il exalte l’insouciance : il glorifie la mort. » 3


Quiconque assiste à une performance d’Imhof trouvera certainement des échos du travail  dans les paroles de Sontag. C’est d’autant plus pertinent lorsque l’on apprend qu’un des titres considérés pour l’œuvre était Death Wish (ou Désir de mort). Donc il y a tout ça. Mais je veux croire que la référence potentielle à l’autoportrait de Martin Kippenberger est un moyen d’aborder ces questions, indirectement. 

Dans une certaine mesure, je pense qu’Imhof est bien consciente de la dépression générationnel qui rend le produit de ses performances à la fois fascinant et odieux (il le faut, sinon ce serait plus que cynique). Certains diront que l’esthétisation du millennial dépravé et dépossédé (peut-être nihiliste ?), n’ouvrant sa voix que pour chanter des airs d’opéra-rock à laEvanescence (mais moins surfait), est un spectacle superficiel. Mais la condition du spectacle elle-même est remise en question à travers les installations stratifiées d’Imhof, créant différents niveaux d’attention et de regard selon l’endroit où nous nous trouvons : sur la plate-forme surélevée, sous le quai, ou dans le salon. C’est aussi, toujours, un spectacle partiel, car les foules sont obligées de faire des choix : parce que tout se déroule  simultanément dans des espaces différents, vous devez toujours sacrifier une expérience pour une autre. Ce qui est, à ma connaissance, un élément nouveau (et plus qu’intéressant) ajouté aux performances d’Imhof. 

En quittant la Tate, les publicités Balenciaga / Sloane Street me sont revenues à l’esprit. Il ne m’a fallu que quelques secondes pour confirmer l’hypothèse amorcée par mon intuition : il s’agissait en effet d’Eliza Douglas dans le coin de cette boutique vide (dont l’esthétique est d’ailleurs très proche de certains éléments de l’installation d’Imhof pour Sex). Je ne le savais pas, mais Douglas est un.e mannequin Balenciaga de longue date. Cependant, loin de condamner l’omniprésence de.u.la performeur.se dans mes stories Instagram (via Balenciaga, et plus tard via tous ceux qui seraient allés à la Tate), je pense que cela ne fait que soutenir ce que l’artiste essaie de faire (et les portraits warholien de Douglas dans le salon, face à une rangée de bouteilles de ketchup Heinz, viennent sûrement confirmer cela).

Mais quel est le potentiel pour que la critique de la performativité (par l’intensification de postures et d’attitudes en tant que danse – mais aussi peintures -) affecte les structures qui rendent la performance possible ? Le spectacle de précarité orchestré par Imhof n’existe que grâce à une multinationale et il semble difficile, à travers la performance seulement, de comprendre la politique que défend l’artiste. Peut-être qu’il n’y en a pas, et l’apathie et les artistes sans voix (quand ils ne chantent pas) ne sont présents que pour manifester cet état terminal dans lequel nous nous trouvons (ils ont des casques de moto à portée de main, prêts pour le crash). Cela dit, le versement du sucre Tate et l’utilisation de fouets contre les murs des Tanks semblent vouloir dire quelque chose, bien que les actions, toujours désintéressées, n’impliquent jamais de colère, ni d’émotions du tout d’ailleurs (même les riffs de guitare semblent parfois fatigués). Et encore une fois : qui voit cela ? Les mêmes qui iront à Balenciaga sur Sloane Street ? Je souris. 

@lucretia-b-rustin (Cédric Fauq)