Femmes Dior et d’argent : Judy, Maria et le féminisme exploité / exploitant


Alors que les bannières Art en Grève s’imposent graduellement dans le champ visuel du monde de l’art français 👏🏽, à la Fashion Week parisienne, un autre type d’étendards a fait son apparition dans le cadre du défilé haute couture Dior au Musée Rodin 🥂, lundi 20 janvier 2020. 

    L’artiste Judy Chicago a collaboré avec la maison Dior et sa directrice artistique Maria Grazia Chiuri pour la présentation de la collection Printemps/Été 2020.

Au cœur d’un dôme utérin imaginé comme immaculé et lisse – une fiction puritaine – surnommé le Dior Womb, qui perpétue l’idée que le genre féminin est attaché à un appareil génital alors même que Dior travaille avec des mannequins transgenres – preuve d’un manque de considération réelle des questions de genre -; l’artiste a dévoilé un ensemble conséquent de nouvelles œuvres textiles (21) qui arborent des questions telles que: “Would there be private property?” “Would God be Female?”; « Would there be violence? »; « Would buildings ressemble wombs? »  répondant à la bannière-mère “What if Women Ruled the World?” – 🚺 

    L’utilisation de la formule féministe émancipatrice n’est pas nouvelle pour Dior, qui avait déjà employé le fameux “We should all be feminists” de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie ✊🏽 pour son fameux t-shirt Printemps/Été 2017 à 600 boules 💸. On se souviendra de la citation de cette même autrice à plusieurs reprises par Beyoncé. Il n’en reste pas moins que ce féminisme à formule est devenu l’argument de choix pour perpétuer et légitimer les concepts de succès et richesse, qui vont de pair avec ceux d’oppression et précarité. 

    On était ensuite monté d’un cran avec le défilé Automne/Hiver 2018 et le “Women’s Rights are Human Rights” – un hommage à l’esprit soixante-huitard et l’utilisation de Claude Cahun comme inspiration pour la pré-collection Automne/Hiver 2018. Maria Grazia Chiuri commentaient les photos de l’artiste ainsi: « I think in some ways this was the birth of the modern women » (Vogue, 2018). Si cette phrase peut paraître innocente à première lecture, elle devient violente lorsque l’on comprend qu’elle inscrit Claude Cahun dans une histoire conservatrice du féminisme (qui considère deux genres comme seuls modes d’existence), considérant la pratique de l’artiste comme un simple  « dragking » et l’expulsant d’une généalogie proto-queer, la ramenant au même instant au genre féminin reproducteur de par la mention de la « naissance ». 


    Si l’on en revient aux bannières de Judy, les paradoxes sont aussi multiples : les potentiels mondes à imaginer dans une perspective féministe ne devraient pas se fonder sur une reproduction des structures de pouvoirs que l’on ne connaît que trop bien, mais à travers leur réinvention complète (no rulers at all!!) ; l’étendard questionnant l’existence de la propriété privée au sein même d’un défilé de mode pour Dior (coté à la Bourse de Paris ; Christian Dior Couture a été intégré à LVMH en 2017, et appartient donc à Bernard Arnault, aujourd’hui considéré comme l’un des cinq hommes – et non femmes – les plus riches du monde 💰) est aussi incongrue. Notons d’ailleurs que le Dior Womb, vu du ciel, reproduit très bien l’architecture phallique décriée par Judy Chicago elle-même (horizontalement, certes!). 

    La production des bannières a aussi perpétué des inégalités flagrantes ! 

    C’est dans une école d’artisanat pour femmes en Inde, « soutenue » (?) par Dior que celles-ci ont été brodées. La Chanakya School of Crafts a été fondée il y a plus d’un an pour fournir une main d’œuvre spécialisée au label indien Jade by Monica and Karishma (Monica Shah and Karishma Swali en sont les fondatrices). L’école a le statut d’ONG – sa mission affichée est l’émancipation de femmes précarisées et la préservation de savoirs artisanaux menacés de disparition – et peut donc recevoir des dons (de fondations privées et d’individus)… ce qui signifie déduction fiscale à la clef !! 

    Serait-il possible que le partenariat se soit conclut sur la base d’un don à l’école ; ce qui aurait été bénéfique pour les deux parties ? Permettrait-il à la fois d’inscrire la production des pièces dans la veine d’une « oeuvre de charité » et d’excuser l’absence de rémunération directe et appropriée des femmes travailleuses ? 

    La vidéo postée sur la page YouTube de Dior donne à voir un atelier à taille modeste. Le site Outlook India précise néanmoins que le projet a nécessité 150 “étudiantes” qui sont seulement payées un “honoraire” dont le montant n’est pas dévoilé et que chaque bannière a demandé entre 500 et 2800 heures de travail. 

    La fierté d’un tel accomplissement et le désir d’exposition de l’école (plus que des personnes) ne devrait pas obscurcir le système d’exploitation ici bien présent : celle d’une main d’œuvre féminine sous-payée, voire gratuite, dans un pays où les inégalités de genre et de revenus sont aussi très exacerbées. 

    On apprend ainsi sur le site du Mumbai Mirror qu’elles sont payées, dans le cadre de leur programme, 2500 roupies/mois, ce qui équivaut à environ 32 euros (Le seuil d’extrême pauvreté était de 1,70 euros par jour et par personne en décembre 2019, faites les calculs!). Et il ne semble pas que la collaboration avec Judy Chicago ait fait gonfler ce chiffre, contrairement au compte en banque de l’artiste qui une fois s’est plainte de sa situation financière en ces termes : « It’s no fun to be old and poor. » Bien évidemment en tant qu’artiste femme aux Etats-Unis, sa situation n’est peut être pas des plus confortables. Mais l’absence de retraite de Madame Chicago justifie-elle l’exploitation de ces femmes? 

    Plus tard, dans la même vidéo, on demande aux femmes qui brodent pour Judy et Dior : “What if women ruled the world?”. Le malaise est bien présent: la visibilisation de ces femmes permet de prouver l’éthique de l’entreprise; leur donner la parole permet aussi au message promu par le féminisme de Dior de s’universaliser: ces questions sont censées trouver un écho chez toutes les femmes, peu importe leurs conditions de vie ou leurs particularités. Et oui, « We should all be feminists », et, de préférence, les mêmes ! 

    Et si les questions avaient été remplacées par : “What if exploitation systems were abolished?”, “Would racial inequality still exist?”, “Would white privilege be a thing?” – elles ne seront évidemment jamais posées par Dior, puisque cela signifierait s’annihiler en tant que distributeur du message féministe privilégié et blanc. Ce n’est sans doute pas à Dior de les poser quoiqu’il en soit ; mais cela aurait pu être le rôle de Judy Chicago, étant donné la place d’honneur qu’elle occupe dans une certaine généalogie de l’art féministe occidental. Ses questions, loin de déverrouiller des potentiels, ne font qu’alimenter le néolibéralisme de Dior, tout en neutralisant les horizons queers, intersectionels et radicaux du féminisme. 

    Derrière la stratégie de communication bien huilée de la maison de couture, les failles apparaissent avec évidence. Il ne suffit pas de piocher dans Linda Nochlin pour être féministe, ou de se cacher derrière la philanthropie (honteuse) pour excuser l’exploitation quasi-gratuite de travailleuses qui sont fort convenablement définies comme étant « en formation ».

    Judy Chicago peut quand à elle se féliciter de son geste, qui ne manquera pas de multiplier les invitations par de grandes marques pour des projets toujours plus féministes et intersectionnels. Vous pourrez d’ailleurs acheter des éditions d’assiettes inspirées du Dior Womb et développées par Judy très bientôt !