Revue Noire — Histoires Histoires à la fin de l’histoire


Recension de Jean Loup Pivin, Simon Njami, Pascal Martin Saint Leon, Bruno Tilliette, Revue Noire – Histoire Histoires – History Histories, Paris, éditions Revue Noire, 2020


Pendant presque une décennie – de 1991 à 1999 – Revue Noire a changé indéniablement la perception de l’art contemporain africain dans l’imaginaire occidental. Fondée par Jean Loup Pivin, Simon Njami, Pascal Martin Saint Leon et Bruno Tilliette, Revue Noire n’a eu de cesse de déjouer certains poncifs à travers sa présentation novatrice de la production culturelle africaine. La plupart des arguments de ses auteurs sont structurés autour d’un axe géographique, se concentrant sur certains pays ou villes africaines et leurs diasporas dans des villes européennes. Cette structuration a pour effet de mettre en scène la grande diversité et la variété des productions culturelles présentes sur le continent africain. Rassemblant des formes et des médias aussi divers que la peinture, la sculpture, l’architecture, le cinéma, la danse, la littérature, la photographie, la mode et le design, Revue Noire écarte les questions sociales à l’exception notable d’un numéro 19 spécial consacré à la lutte contre le SIDA.

Un livre récent, Revue Noire – Histoire Histoires – History Histories revient sur ses huit ans et ses trente-cinq numéros d’existence sous la forme d’une anthologie. Son format, dense et richement illustré, rappelle celui d’un catalogue d’exposition. Organisé en trois sections aux longueurs inégales – « Généalogie d’une pensée », « Numéros & Dossiers » et « La Fabrique » – respectivement signées par ses quatre fondateurs, Histoire Histoires révèle les idées, les sujets et les coulisses de ce projet éditorial. Ce qui se dégage du livre est l’image d’une revue qui est d’abord et surtout un produit de son époque, une époque que l’on pourrait qualifier de « fin de l’histoire ».

L’expression fait allusion à « The End of History ?», essai du politologue américain Francis Fukuyama, développé et élargi sous une forme livresque en 1992, l’année après l’effondrement de l’Union Soviétique. Sa thèse reprend l’idée de la dialectique hégélienne que Karl Marx avait appliquée à l’étude de l’histoire pour prédire le triomphe final du communisme. Mais, en 1989, date de parution de la première version de l’essai dans The National Interest, Fukuyama observe l’inverse : les régimes communistes reculent partout dans le monde tandis que le capitalisme libéral gagne du terrain. Il conclut donc que la démocratie libérale et l’économie de marché n’auraient bientôt plus d’entraves pour satisfaire à elles seules une nouvelle ère de paix qui serait, selon lui, l’étape ultime de la civilisation humaine. La fin de l’histoire ne signifie pas, selon Fukuyama, la fin des conflits, mais plutôt la suprématie absolue et définitive de l’idéal de la démocratie libérale, lequel ne constituerait pas seulement l’horizon indépassable de notre temps mais se réaliserait effectivement. Cette idéologie « fin de l’histoire » imprègne les productions culturelles de cette époque et Revue Noire ne fait pas exception. 

À la fin des années 1980, au moment où ses fondateurs situent les origines spirituelles de la revue, les politiques néolibérales mises en place par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans leurs pays respectifs règnent en maîtres. Dans les décennies qui suivront, l’hégémonie néolibérale s’exprimera avec encore plus de virulence dans la célèbre allocution de Margaret Thatcher « Il n’y a[vait] pas d’alternative »2. En France, les ambitions réformistes keynésiennes de François Mitterrand sont balayées dès 1983 à l’issue de son « tournant de la rigueur ». La chute du Mur de Berlin à quelques mois de la parution de l’article de Fukuyama, puis l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991 (année de parution du premier numéro de Revue Noire) semblent dans un premier temps prouver la justesse des propos de l’auteur. Ces événements marquent le début d’une période d’hégémonie incontestée des États-Unis sur le reste du monde, dont l’influence a été indéniable dans la ligne éditoriale et dans l’approche méthodologique de Revue Noire bien que le pays nord-américain n’est guère mentionné dans ses numéros.

Ce texte propose d’interroger la manière dont le contexte politico-culturel d’hégémonie libérale états-unienne, ce zeitgeist, ressurgit dans les orientations idéologiques de Revue Noire. Une première idée se dégage à la lecture d’Histoire Histories : on y décèle une tension entre d’un côté l’apparent souhait de valorisation de la production culturelle africaine, de l’autre une certaine méfiance – voire un mépris – envers l’approche des mouvements d’émancipation et d’autodétermination collectivistes et anticoloniaux.

I

Alors que le premier numéro paraît en 1991, la chronologie du livre3 pose pourtant 1989 comme la date d’émergence de Revue Noire. Cette même année, les quatre fondateurs de la revue présentent le projet d’exposition « Dans la Ville Noire » au ministère de la Culture français. Éclipsé par le mastodonte « Magiciens de la terre », exposition organisée par Jean-Hubert Martin, alors directeur du Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou et à la Grande Halle de la Villette, leur projet n’obtient pas les financements nécessaires à sa réalisation. « Magiciens de la terre » a non seulement absorbé une partie importante des subventions publiques allouées par le ministère cette année-là, mais a aussi  déclenché un vif débat autour de la nature et de la représentation de l’art contemporain extra-occidental, notamment africain, par les institutions occidentales.

Dans un entretien accordé à l’occasion de la parution d’Histoire Histoires, les fondateurs de la revue décrivent ainsi la représentation de l’Afrique à cette époque :

« Jusqu’au début des années 1990, l’Afrique était le continent vierge, sauvage et misérable que les grands reporters occidentaux montraient entre l’ethnologie spectaculaire et le reportage horrifié sur la misère et les guerres ».4



En réponse à cette image faussée d’une Afrique archaïque véhiculée par l’exposition Magiciens de la Terre et plus globalement par certains acteurs du champ culturel occidental, ils décident de créer une publication qui porte « un regard africain sur l’Afrique »5. Concrètement, cela signifie la création, dans le pays faisant l’objet de chaque numéro, de « comités de rédaction » temporaires, « composés de ceux qui connaissent les artistes et les acteurs de leur pays »6. La section du livre intitulée « Numéros & Dossiers » permet d’apprécier les fruits de cette approche novatrice. Chacun des 35 numéros présente entre cent et cent-cinquante créateur·rice·s de tous domaines. La grande diversité des sujets traités est étayée par une organisation à la fois chronologique et thématique. Si les  premiers numéros mêlent monographie et géographie (N°1 Ousmane Sow / African London ; N°2  Sokary Douglas Camp / Abidjan ; N° 4. Mickaël Bethe-Sélassié / Namibie, etc.), à partir du numéro 6, l’aspect monographique est abandonné au profit d’une organisation uniquement géographique, par pays ou par villes. Ce défilé de couvertures et d’extraits choisis est parsemé de sous-sections qui regroupent des textes où prédominent la présentation de différents sujets tels que la littérature, le cinéma, la photographie, la mode ou le design. À chaque fois, une poignée d’articles sont extraits pour donner une idée précise du genre d’artistes et d’écrits qui ont peuplé les pages de la revue. Les textes sont presque toujours accompagnés d’images extraites de la Revue Noire, voire parfois de pages entières reproduites à échelle réduite, ce qui rend leurs textes illisibles. Ce choix pourrait révéler l’intention d’appréhender la mise en page comme un objet esthétique en soi. Son caractère artistique, bien qu’il paraisse aujourd’hui quelque peu daté, est d’ailleurs abondamment mis en avant au fil des numéros, ce qui souligne le caractère davantage poétique que critique de Revue Noire.

Fidèles à la volonté de « Montrer, montrer et montrer » annoncée dans « Pensée mosaïque », le texte introductif de l’ouvrage, les extraits textuels qui accompagnent les images ont tendance à être lourds en description formelle des œuvres. Par exemple, un extrait du numéro consacré au « Paris Noir » livre une description fleurie et poétique des espaces du paysage urbain parisien (Rue d’Aubervilliers, Boulevard de Strasbourg, Boulevard Vincent Auriol, etc.) où se rassemblent des personnes de descendance africaine et où des produits africains s’échangent. Cette forme littéraire, réitérée pour chacune des différentes villes présentées dans les numéros, semble vouloir donner un sentiment viscéral des espaces décrits. Pourtant, la revue évite très soigneusement l’analyse critique, lui préférant la simple évocation ou la suggestion d’une réalité sociale.

D’ailleurs, Revue Noire ne se veut pas un magazine politique ni même scientifique, mais plutôt  un magazine artistique. Parmi ses pages, la politique et l’idéologie s’infiltrent cependant insidieusement partout.Les fondateurs expliquent leur choix particulier de lancer la revue  – dont l’objectif annoncé est pourtant la promotion et la valorisation de l’art contemporain africain  – avec un numéro sur la culture noire à Londres de la manière suivante :

« Politiquement nous choisissons un pays anglophone, pour bien montrer que Revue Noire, revue française, n’est pas une revue liée à la francophonie, mais veut casser les barrières entre les mondes uniquement liés par l’histoire coloniale ».7

L’idée néanmoins qu’une attention portée à la scène afro-anglaise soit une manière de rompre avec le passé colonial n’est pas convaincante pour plusieurs raisons. D’abord, le Royaume-Uni est peut-être le pays européen dont l’histoire coloniale ressemble le plus à celle de la France. Plutôt que de souligner les nombreuses similitudes entre l’empire colonial britannique et l’empire colonial français, la démarche des  fondateurs contribue à mystifier un contexte étranger pour mieux évacuer la problématique de la domination coloniale en lien avec leur objet.

De plus, le choix de débuter une revue d’art contemporain africain avec un numéro consacré à la scène londonienne, ainsi que celui de le publier en français et en anglais, renforcent l’idée selon laquelle Revue Noire est un produit culturel « fin de l’histoire ». À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Empire britannique s’effondre tandis que les États-Unis émergent en tant que grande puissance hégémonique. Forcé de renoncer à ses anciennes colonies, notamment le Raj britannique, le Royaume-Uni accepte néanmoins le rôle de partenaire mineur dans un projet américain assurant ainsi un continuum impérialiste occidental. Le choix de faire de l’anglais la seconde langue de Revue Noire trahit une reconnaissance de celle-ci comme étant la nouvelle langue de la mondialisation. Certes c’est un choix qui paraît aussi très pratique du point de vue de la prépondérance des pays africains anglophones, à l’instar de l’Afrique du Sud, le Nigeria et le Kenya, où les traces de la colonisation anglaise demeurent. Mais l’intérêt d’emblée pour la ville de Londres témoigne par ailleurs d’une curiosité pour une société qui prépare son entrée dans le XXIème siècle en ayant fait des choix très différents de la France quant à l’intégration, l’assimilation et le multiculturalisme. Fait curieux, beaucoup d’artistes noir·e·s britanniques qui peuplent les pages de ce numéro, tels Keith Piper et Sonia Boyce, sont des membres ou des compagnon·ne·s de route de mouvements et de collectifs engagés, à l’instar des British Black Artists et du Black Audio Film Collective qui interrogent justement ce passé colonial. Dans l’édito de ce premier numéro, réimprimé dans le livre, l’équipe de Revue Noire n’aborde  pas ce contexte socio-politique, affirmant que « l’exigence de la qualité est [leur] seule règle »8. Malgré la présence du travail de ces artistes engagés dans ce premier numéro, la taille réduite des reproductions en noir et blanc de leurs œuvres indique une intention éditoriale qui conduit à minorer leur importance, puisque comme l’écrit Nicholas Michel dans Jeune Afrique, « Les préférences des rédacteurs s’expriment à travers la taille des photos : ce qu’ils aiment moins apparaît en plus petit »9. L’aspect politique du travail de ces artistes est donc littéralement minimisé afin de cacher sa pertinence au faveur des considérations d’un ordre plus formel.

II


La préférence des rédacteurs pour une approche formaliste est affichée dès les propos introductifs du livre, titré  « Pensée mosaïque » et signé  Pivin et Saint Leon :

« Revue Noire est notre engagement que nous avons voulu avant tout dans la défense de l’autonomie du monde des formes sans chercher à l’entacher de réflexions qui nous semblaient toutes immatures, pauvres et sans réelle dimension à l’époque. Sans chercher à victimiser le continent africain et son corollaire, culpabiliser une Europe jadis colonisatrice ».10 

Pivin et Saint Leon offrent donc, dans un premier temps, une sorte de reformulation du slogan « l’art pour l’art ». « La défense de l’autonomie du monde des formes » sert à purger leur démarche de toute forme de lecture sociale et politique de l’art. Dans ce texte ils vont jusqu’à exprimer ouvertement leur opposition à une méthode de contextualisation sociale opposant d’un côté « les détenteurs de théories historico-politiques et bien-pensants », de l’autre « les bailleurs de fonds et de technologie ». En se revendiquant comme l’incarnation d’une troisième voie, Revue Noire use de  la rhétorique de la neutralité artistique pour mieux relativiser l’impact sans discontinuité  de la colonisation européenne sur le continent et ses populations. Le « jadis » dans cette phrase trahit soit une ignorance à l’égard de la prégnance des institutions néo-coloniales sur le continent africain, soit une tentative délibérée de dissimuler cette réalité. À ce sujet, Pivin et Saint Leon notent :

« Cet essai casse la règle d’une décennie de Revue Noire car il est temps de dire ce qui a réellement présidé à notre engagement. Aujourd’hui plus que jamais, car nous avons le double sentiment d’avoir servi à quelque chose dans une connaissance contemporaine d’un continent et de n’avoir servi à rien dans l’évolution de la perception de l’altérité du Blanc et du Noir, du noir et du blanc, du diable et du Bon Dieu. La chute du Mur de Berlin disait pour le futur la fin de la bipolarité de la dualité. Depuis partout les murs d’horreur se reconstruisent pour diviser et tuer ». 11

C’est peut-être le passage le plus révélateur de l’idéologie structurante de Revue Noire. La possibilité même de se revendiquer d’un caractère neutre sur le plan politique témoigne d’une position qui ne paraît possible qu’à ce moment spécifique de « fin de l’histoire ». Or cette prétention à la neutralité entourant la théorie de la fin de l’histoire ne semble plus tenable aujourd’hui, et ce pour des raisons que les auteurs peinent à établir tant les évolutions du monde contemporain semblent venir contredire les affirmations de Fukuyama. Ce moment « fin de l’histoire » dans lequel Revue Noire se situe n’aurait pas tenu ses promesses de paix et de prospérité. À l’heure actuelle, alors que le capitalisme néolibéral connaît de grandes difficultés à endiguer la montée des néofacismes xénophobes et à gérer les crises successives, il est de plus en plus difficile de défendre l’idée selon laquelle nous serions arrivés au stade ultime du progrès dans l’histoire de la civilisation humaine. Pivin et Saint Leon en disent autant lorsqu’ils évoquent « les murs d’horreur », allusion à la barrière de séparation israélienne, au mur de Trump ainsi que, peut-être les nouveaux barbelés le long des brise-lames de Ceuta, au Maroc pour empêcher le franchissement de la frontière par la mer et la frontière renforcée entre le Kenya et la Somalie. Mais ils peinent  à établir un lien entre la construction de ces murs et le résultat d’une mondialisation néolibérale en pleine croissance au moment de la fondation de la revue.

Il est à la fois intéressant et perturbant de constater la résonance entre les idées défendues par les deux auteurs dans ce texte et ce qu’exprimait déjà Pivin dans un texte écrit en 1992. Ce dernier, titré « Pour tout l’art du Monde » est aussi reproduit dans Histoire Histoires. Pivin y affirme :

« Il n’y a pas de dysfonctionnement qui ne soit de nature culturelle. Comment peut-on expliquer autrement le sous-développement en matière industrielle, de recherche, de santé, d’équipements de formation, alors que d’autres pays sous d’autres longitudes y sont arrivés avec parfois des handicaps matériels plus lourds, sinon par une incapacité culturelle d’y faire face, sinon par le manque d’importance octroyée à la chose par une société donnée à un moment donné.

« Croire qu’il suffit d’expliquer cela par l’impérialisme, le néocolonialisme, l’hégémonie des grandes puissances, revient à oublier ce qui a fait s’écrouler le surdéterminisme de l’économie sur le culturel, sur la nature même de l’homme. Parler du colonialisme aujourd’hui comme le seul responsable de la situation actuelle de l’Afrique, c’est accepter aujourd’hui encore d’être colonisé. C’est pour cela que Revue Noire, à sa façon, tente de montrer que l’esprit actuel de l’Afrique n’est plus là, que l’Afrique n’a plus besoin de pitié ou d’aide, mais de reconnaissance et d’accompagnement de ce qu’elle fait pour ce qu’elle fait. Sinon nous resterons dans le faux-semblant et le non-dit de la hiérarchie des civilisations ».12

Beaucoup d’idées reçues sont ici réunies : celle, d’abord, que les problèmes économiques et sociaux seraient culturels et par extension que la culture viendrait en amont de la politique et de l’économie ; celle que la nature humaine limiterait les horizons de la société13 ; celle que les solutions aux problèmes sociaux dépendent plus du capital culturel plutôt que financier, d’optique et d’attitude plutôt que la conséquence de facteurs matériels, etc. Cette attitude moralisatrice s’inscrit dans cette même idéologie  de « fin de l’histoire » mentionnée plus haut, notamment par la manière de faire allusion à l’échec de l’expérience soviétique comme étant la preuve du caractère erroné des idées marxistes. Une attitude aveugle et volontaire  face à la réalité des traumatismes coloniaux14 et l’ignorance (ou la dissimulation) de la perpétuation des institutions impériales — à l’instar du Franc CFA — dans les pays d’Afrique entrent en résonance avec la culture d’oubli et de déni qui caractérise l’attitude française face à son passé colonial. Lorsque Pivin affirme que : « Parler du colonialisme aujourd’hui comme le seul responsable de la situation actuelle de l’Afrique, c’est accepter aujourd’hui encore d’être colonisé » il minore l’impact des siècles de meurtre, de torture et d’exploitation des populations innocentes, des violences et des dégradations humaines et naturelles, de vol des ressources naturelles, mais aussi et surtout du capital culturel materiel (traditions et artefacts) et de la capacité d’autodétermination et d’organisation politique qui permettront à ces populations d’effectuer le genre de changement sociétal que Pivin considère comme étant à la  la racine des dysfonctionnements des sociétés africaines. 

Plutôt que proposer des véritables solutions aux conditions africaines à l’appui d’une  analyse approfondie de l’histoire du continent que Revue Noire dit vouloir mettre en valeur, Pivin érige la revue en organe propagandiste de l’hégémonie libérale. Ainsi il nous offre un aperçu fourni de l’imaginaire libéral, où tout se joue dans des nuances d’optique, d’attitude, et d’esthétique. L’insistance de Pivin à propos du fait que « l’Afrique n’a[it] plus besoin de pitié ou d’aide, mais de reconnaissance et d’accompagnement » illustre ce point. De plus, Pivin réussit à mystifier les rapports matériels de production des objets de l’art. Le monopole de la richesse détenu par la bourgeoisie dans une société capitaliste comme la nôtre oblige les acteurs culturels, les artistes, à créer en fonction des pressions exercées par la marché de l’art. Les artistes africains ne font pas exception à cette règle et subissent des pressions avec peut-être encore plus de violence à cause des rapports de domination néocoloniaux. Dans Histoire Histoires le lecteur trouve peu d’exemples d’art engagé en dehors du numéro sur le SIDA, mentionné plus haut. Nous pouvons donc inférer une sorte de rejet idéologique à l’œuvre dans la revue  pour éviter de traiter de questions politiques et postcoloniales.

Quand dans « Pensée mosaïque » Pivin et Saint Léon insistent sur le fait qu’ils ne veulent que « […] montrer, montrer et montrer » et que les éléments purement esthétiques, tels que la « mise en page », la « qualité de papier » et le « format […] sont autant de signes lisibles de [leur] discours », ils semblent vouloir souligner leur prétendue neutralité en dépeignant leur activité éditoriale comme étant purement objective. « Montrer » est un acte qui se veut objectif, au-dessus et en dehors du cambouis de l’idéologie, mais la prise de position contre une posture politique est déjà en elle-même une posture politique.

Tout cela tient finalement d’une idéologie ultra-libérale. Prôner une démonstration objective pour résoudre les problèmes liés au sous-développement et « la perception de l’altérité du Blanc et du Noir » supposent d’approcher le racisme du côté des occidentaux·les et la pauvreté du côté des Africain·e·s comme étant tous deux le résultat d’une simple ignorance des individus. Les auteurs imagineraient-ils alors que certaines parties du monde, certains bidonvilles ou bien certaines communes qui voteraient pour le Rassemblement National, seraient simplement par nature ignorantes et que c’est pour cela que le monde est tel qu’il est ? Cela rappelle le discours de Jacques Chirac pour l’inauguration du Musée de Quai Branly, où l’ancien président avait exprimé l’idée que  ce musée par la monstration de ces œuvres devait prouver l’importance des civilisations15. Cette approche qui consiste à faire l’impasse sur l’histoire coloniale du pays, qui tend à présenter l’exposition d’œuvres pillées comme une vertu  du vivre-ensemble relève d’une manipulation à forte teneur idéologique. Lorsque Pivin insiste sur le fait que l’Afrique a besoin de « reconnaissance et d’accompagnement » plutôt que de « pitié ou d’aide », il prône des solutions cosmétiques, des changements d’attitude et d’optique, plutôt qu’un changement paradigmatique de la politique internationale à l’égard des pays africains. Il substitue à l’internationalisme anti-imperialiste un simple signalement vertueux.

III


De pair avec une volonté apparente d’ignorer ou de dissimuler le contexte historico-politique, les lecteur.trices de Histoire Histoire constateront aussi une certaine méfiance voire un certain mépris à l’égard des projets collectivistes. Ceci est particulièrement prégnant dans le traitement de la figure de Thomas Sankara. Dans l’essai « La fin des illusions », Pivin dit :

« L’épisode Sankara se révèle n’être qu’une dernière parenthèse dans l’histoire des utopies collectives, répétant les mêmes erreurs que Modibo Keïta au Mali, sans avoir le temps de se perdre dans les voies sanguinaires de Sékou Touré en Guinée. L’histoire a montré que le héros a toujours une face obscure même si elle s’estompe quand il devient martyr ».16

Plus loin, dans l’extrait de l’essai, « Les Fantômes ne vont pas au ciel »17, Pivin dit :

« Modibo Keita, Thomas Sankara n’ont pas réussi ce qu’Alpha Oumar Konaré tente et ce que d’autres tenteront encore et toujours. Faire croire en la terre d’avenir, heureuse que la raison domine, alors que pèsent toutes les menaces de l’intransigeance d’un passé ressuscité par un islam obscur et englué par une tradition désemparée ».18

Alors qu’il reste encore beaucoup de mystère autour de la présidence de Sankara et du coup d’État qui a conduit à son renversement19, nous savons  en revanche de façon certaine qu’il a fait l’objet d’une campagne de dénigrement organisée par le cabinet de Mitterrand. C’est le cas d’une série d’articles publiés dans Le Figaro qui s’appuient sur des documents fuités aux journalistes par la direction générale des services extérieurs (DGSE). Ceux-ci étaient destinés à alimenter la description de supposées atrocités commises par le capitaine révolutionnaire. Démentis dès 2017, même François Hauteur le journaliste qui avait apposé sa signature aux articles susmentionnés avouera « J’ai le sentiment affreux d’avoir été manipulé »20. Pivin ne fait donc que continuer de colporter les mensonges émis par les plus hautes sphères  de l’État français. En qualifiant le projet de Sankara et d’autres leaders socialistes africains d’échec, il dissimule encore une fois une réalité sociale pour des raisons sans doute idéologiques. Sankara est un symbole de l’ Afrique ambitieux et indépendant, non miné par des névroses culturelles à résoudre et donc à rebours de l’interprétation du continent que Pivin et compagnie ont mis en avant et donc à délégitimer.

Avec le recul que le temps nous offre, nous pouvons reconnaître le caractère idéologique des orientations du discours des fondateurs de Revue Noire. Si elles semblaient à l’époque s’inscrire fatalement dans le sens commun de ce moment de « la fin de l’histoire », la succession des crises financières, politiques et climatiques qu’ont essuyé nos sociétés contemporaines au tournant du XXIe siècle, rendent l’affirmation de la suprématie de ce modèle politique de plus en plus difficile à défendre. De plus, l’historiographie récente a rappelé la présence de nombreuses alternatives politiques et idéologiques qui ont vu le jour en parallèle du capitalocène, parmi lesquelles le champ académique des études décoloniales. La revue Third Text, fondée en 1987 par Rasheed Araeen et qui fut contemporaine de Revue Noire, a réuni d’importantes analyses dissidentes qui n’écartaient pas le contexte politique, sociologique et historique de l’analyse de l’art et de la culture. L’influence de Third Text s’étant exercée à la fois en Angleterre et en France, notamment au sein de l’exposition «  Magiciens de la terre »21, il est possible et même probable que les fondateurs de Revue Noire aient été en contact étroit, dès son lancement, avec des modes de pensée alternatifs aux leurs.

Alors que la revue pouvait compter sur une confortable trésorerie et un large lectorat, il serait inexact de postuler que le comité de rédaction aurait été contraint de calibrer son discours et ses méthodes d’investigation en vue d’obtenir des soutiens financiers. Bien au contraire, leur position de force au plan économique et symbolique dans le champ des revues d’art contemporain laisse penser que leur démarche était non seulement délibérée mais participait aussi d’une forme de militantisme  en faveur d’une idéologie qu’il faut aujourd’hui dépasser.


Francis Fukuyama, «The End of History ? » The National Interest, été 1989.

2 Cette phrase souvent répétée lors de ses interventions publiques s’est transformée en véritable slogan politique déployé par des partis homologues aux pays étrangers à l’instar de l’Allemange où le slogan traduit  «Es Gibt Keine Alternative» figurait sur les affiches du parti Christlich Demokratische Union (L’Union chrétienne-démocrate).

3 Voir « Chronologie » dans Jean Loup Pivin, Simon Njami, Pascal Martin Saint Leon, Bruno Tilliette, Revue Noire – Histoire Histoires – History Histories, Paris, éditions Revue Noire, 2020, p. 347.

4 Voir «”Revue Noire”, l’histoire d’une revue d’art contemporain qui changea le regard sur l’Afrique et ses artistes » FranceInfo, 06/11/2020, URL : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/culture-africaine/revue-noire-lhistoire-dune-revue-dart-contemporain-qui-changea-le-regard-sur-lafrique-et-ses-artistes_4169639.html ; consulté 22/02/2021

5 « Nous étions portés par une colère contre cette vision de l’Afrique qui n’arrivait pas à sortir de la plume au cul, lance Jean-Loup Pivin. Il n’y avait pas de regard africain sur l’Afrique. Mes amis en avaient marre du regard ethnologique, des clichés sur la sauvagerie animale, et encore je ne parle pas des photographies de Leni Riefenstahl ! [réalisatrice et photographe proche du régime nazi qui photographia les Noubas de Kau (Soudan) dans les années 1970]. » Jean Loup Pivin cité par Nicolas Michel, op. cit.

6 « La Famille Revue Noire / The Revue noire family », op. cit., p. 333

7 Ibid., p. 349

Ibid., p. 100.

9 Nicolas Michel, op. cit.

10 Jean Loup Pivin, Pascal Martin Saint Leon, « Une pensée mosaïque », op. cit. pp.13-15

11 Ibid., p.15

12 Jean Loup Pivin, «Pour tout l’art du monde», Ibid. p. 113.

13 Cette idée a été contredite par l’ouvrage récent The Dawn of Everything: A New History of Humanity (Londres, Penguin, 2021) de David Wengrow et David Graeber qui offre plusieurs exemples des formes de vie sociétales prémodernes ou précoloniales. Ces derniers auront notamment et paradoxalement inspirés les penseurs des Lumières, les fournissant de nouvelles notions de liberté.

14  À cet égard, N’goné Fall, architecte et curatrice d’Africa 2020 ainsi qu’une collaboratrice de longue date à Revue Noire, déclarait au Monde par rapport au Sénégal, son pays d’origine :  « [c’est] un pays qui n’a connu ni guerre civile ni coup d’État », précise-t-elle, dans une famille sans « traumatisme lié à la colonisation ». Roxana Azimi,  « Africa2020 : N’goné Fall a su saison garder » Le Monde, 4 décembre 2020, URL: https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/12/04/africa2020-n-gone-fall-a-su-saison-garder_6062205_4500055.html;

15 « En montrant qu’il existe d’autres manières d’agir et de penser, d’autres relations entre les êtres, d’autres rapports au monde, le musée du quai Branly célèbre la luxuriante, fascinante et magnifique variété des œuvres de l’homme. Il proclame qu’aucun peuple, aucune nation, aucune civilisation n’épuise ni ne résume le génie humain. Chaque culture l’enrichit de sa part de beauté et de vérité, et c’est seulement dans leurs expressions toujours renouvelées que s’entrevoit l’universel qui nous rassemble ». Déclaration de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur le Musée du Quai Branly et le dialogue entre les cultures du Nord et du Sud, à Paris le 20 juin 2006, URL: https://www.vie-publique.fr/discours/162270-declaration-de-m-jacques-chirac-president-de-la-republique-sur-le-mus.

16 Pivin, «La fin des illusions », op. cit., p. 47

17 Il est publié d’abord dans le numéro 17 de Revue Noire sur le Mali en 1995.

18 Pivin, «Les Fantômes ne vot pas au ciel », ibid., p. 347

19 Un nouveau enquête s’ouvre à Ouagadougou le 11 octobre 2021. voir Bruno Jaffré, «Mais qui a assassiné Thomas Sankara? » Le Monde Diplomatique, Oct 2021, p. 13.

20 Pierre Frition et Léa-Lisa Westerhoff, «Le  rôle de la France: soupçon et démentis », quatrième chapitre du webdoc Qui a fait tuer Sankara?, Radio France Internationale (RFI), 2017, [url]: https://webdoc.rfi.fr.

21 Le travail de Rasheed Araeen a été présenté dans l’exposition. Il a par ailleurs été invité à intervenir dans un colloque organisé par le Centre Pompidou à la même occasion. Guy Brett et Jean Fisher, membres de l’équipe éditoriale de Third Text, y ont aussi participé en tant qu’intervenants, et ont contribué à la revue scientifique Cahiers du Musée Nationale d’art moderne. Tous les trois ont alors saisi l’opportunité de prendre une position critique vis-à-vis des orientations néocoloniales de l’exposition.