Les mots de trop


En juin 2020, nous avons vu apparaître, via les réseaux sociaux et un site internet, des affiches où sur des formes sombres se détachent des morceaux de textes :
“Ce qui me saute immédiatement aux yeux c’est que ta mère à des très gros seins” ; “Les bourrelets c’est dégueulasse” ; “Elle est trop asiatique” ; “Mets le masque (africain) à côté de ta tête ? On dirait toi !” ; “Quel gâchis que tu sois lesbienne” ; “Parfois j’aimerais bien qu’ils soient tous aveugle comme toi, ils feraient plus attention aux détails”…

Ces propos, sexistes, validistes, racistes, homophobes, ont tous été tenus à leurs étudiant·e·s par des professeur·e·s, étudiant·es, membres du personnel et/ou intervenant·e·s (EESAB Rennes, ESAD Orléans, ESAD Amiens, Duppéré Paris, ESAD Valence…). Ces citations furent récoltées, mises en forme et diffusées sous la forme d’affiches par trois anciennes étudiantes de l’Ecole Européenne Supérieure d’Art de Bretagne (aujourd’hui diplômées), Louna Amisse, Agathe Delrue et Sophie Vela, à l’initiative des Mots de trop. Avec ce projet, elles souhaitaient mettre en lumière et combattre les discriminations et oppressions dans les écoles d’art.

Un peu plus d’un an après, alors que le projet est exposé à la Biennale Internationale de Graphisme de Chaumont et qu’il a reçu les honneurs du jury du concours étudiant, nous pouvons faire un point sur le chemin parcouru par ce projet. Nous nous sommes entretenu·e·s avec elles pour qu’elles reviennent sur sa genèse, son développement, les enjeux qu’il soulève et les suites qu’elles souhaitent y apporter.

D: Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

Ce projet est né fin 2019. Alors confrontées à de nombreux actes et propos sexistes dans notre école, nous ne trouvions pas de levier pour débloquer la situation. Nous avons décidé de créer des affiches pour mettre en évidence ces paroles discriminatoires trop fréquentes. Notre souhait était de s’attarder sur la banalisation des oppressions systémiques, en mettant en avant les phrases quotidiennes qui sont encore trop souvent considérées comme anodines, comme des “blagues”.


D: Comment ce projet a-t-il été reçu par les étudiant·e·s de l’EESAB à Rennes ?

Même s’il y a toujours des personnes qui considèrent que ce projet est une “chasse au sorcières”, il a été globalement très bien reçu, donnant une nouvelle impulsion militante à l’école. Des étudiantes victimes ont décidé de lever leur anonymat auprès de l’administration, espérant aboutir à des sanctions concrètes, en voyant qu’elles n’étaient pas seules, se sentant soutenues. Beaucoup de choses ont bougé à ce niveau durant l’année écoulée, un collectif (la claque) s’est monté, des actions s’organisent, un enseignant a reçu un avertissement pour son comportement…


D. : Selon vous, qu’est-ce qui, au sein des écoles d’art, freine la libération de la parole sur les différentes oppressions (sexisme, racisme, validisme, grossophobie, homophobie) que vous dénoncez ?

Le fonctionnement des écoles d’art est bien différent de celui des universités, par exemple. Le nombre réduit d’étudiant·es, la proximité avec les enseignant·es, le partage de l’atelier comme lieu de travail -qui devient rapidement un second lieu de vie, l’absence de notation claire sont autant d’éléments qui, d’après nous, perpétuent la peur de révéler qu’un·e enseignant·e a des propos et/ou comportements déplacés. Aux beaux-arts, on se tutoie, on s’appelle par nos prénoms, on boit des coups ensemble parfois, et on valide nos années avec un regard forcément peu objectif du corps enseignant sur notre travail. La peur de voir ses études mises en danger, d’être reproché de calomnie, d’être mis·e de côté car on dénonce un·e enseignant·e apprécié·e de tous·tes ou reconnu, ou refuse de faire la fête avec des enseignant·es etc, freine la libération de la parole.


D: Vous avez récolté de nombreux témoignages au-delà de l’EESAB à Rennes, pouvez-vous nous expliquer comment ce projet s’est étendu en dehors des murs de votre école ?

Rapidement, nous avons décidé d’élargir le champ de notre action à l’ensemble des écoles d’art francophones. Nous avons lancé un appel à témoignages, car nous savions que nous n’étions pas un cas isolé. Nous n’avions pas envie de parler que de nous, ni de faire ça que pour nous, mais bien de montrer l’aspect systémique du problème. Aujourd’hui, nous avons récolté plus de 350 témoignages de plus de 100 écoles différentes, privées comme publiques, en France mais aussi en Belgique, en Suisse, et même au Canada.


D : Vous avez opté pour le fait de ne pas nommer les personnes ayant tenu ces propos. Pourriez vous nous nous expliquer ce choix tactique et plus généralement votre éthique militante à propos de vos modes opératoires ?

Nous avons choisi de faire l’appel à témoignage de façon anonyme, nous ne demandons que le nom et la ville de l’école concernée, nous ne savons donc pas nous-mêmes qui sont les auteur·ices des témoignages. Il était pour nous primordial de ne pas mettre en danger des personnes déjà victimes. Nous savons que dénoncer n’est pas toujours facile et peut avoir des répercussions, en l’occurrence sur les études. Nous savons aussi qu’il est plus rassurant de témoigner de façon anonyme. L’aspect systémique des discriminations nous importait principalement (même si nous prenons très à cœur ces témoignages très personnels), leur banalisation, leur fréquence, leur impunité, qui que soit la victime.


D : Après quelques mois, avez-vous eu des retours d’améliorations concrètes, ou d’actions qui sont allées plus loin ?

Dans beaucoup d’écoles, on voit aujourd’hui que les choses bougent, les gens s’organisent pour aller vers des améliorations, créent des collectifs, des actions, des outils (on pense notamment au Bingo GGO – @bingogggo, qui donne des pistes pour déconstruire le racisme systémique et promouvoir l’écriture inclusive dans nos écoles). Mais nous n’en sommes pas encore à une révolution radicale de nos écoles, nous n’avons pas eu connaissance d’un réel boycott ou pression, si ce n’est les témoignages qui continuent de fleurir de toutes parts sur les réseaux sociaux et de mettre en porte-à-faux des enseignant·es, directions, etc. Chaque chose en son temps !


D: Vous avez fait le choix de porter ce projet sous vos propres noms, et non de manière anonyme. Avez-vous eu des retours de votre école et de vos professeur·e·s suite à la diffusion de ces affiches ?

En réalité, la question ne s’est pas vraiment posée. Au départ, nos noms étaient uniquement des “crédits”, car étant jeunes étudiantes graphistes, la notion de propriété intellectuelle nous semblait importante. Aussi, nous présenter sous nos noms permettait de mettre les témoignant·e·s plus en confiance. Nous savons qu’il est plus rassurant de témoigner auprès de collectifs sur lesquels nous pouvons mettre des noms, des parcours, voire des visages.
Il nous aurait été possible de publier ce travail de manière anonyme, mais ayant déjà été identifiées dans l’école comme militantes sur ces sujets, l’anonymat nous importait peu et nous sommes fières de le revendiquer dans notre travail, de façon plus générale. Nous avons eu des retours positifs de nos professeur·e·s, mais cela ne fait pas l’unanimité auprès de tous·tes les enseignant·es et du personnel de l’école. Près de deux ans après la naissance du collectif, on continue d’entendre que nous faisons de la calomnie et alimentons les rumeurs. 


D : Quelles sont les critiques émises à votre encontre ? Sont-elles publiques, ou derrière votre dos ?

Publiquement, nous n’avons pas spécialement eu de retours négatifs, si ce n’est quelques commentaires injurieux sur Instagram… on est d’ailleurs surprise (positivement) de cette absence de réactions négatives, nous imaginons que face aux témoignages (et désormais aux chiffres), il est difficile d’argumenter publiquement contre ce projet. Par contre, on ne se voile pas la face quant aux critiques négatives derrière notre dos. On sait qu’à l’EESAB, des membres du personnel et du corps enseignant n’apprécient pas nos affiches, trouvent ça calomnieux, et on imagine bien que c’est partagé par nombre d’enseignant·es et directions dans d’autres écoles.


D: Plus globalement avez-vous été contactées par des écoles d’art qui souhaiteraient diffuser ces posters ou mener une campagne contre les oppressions et les discriminations qu’elles accueillent en leur sein ?

Les affiches ont été diffusées dans de nombreuses écoles d’art au cours de l’année 2020-2021, et nous espérons en voir à nouveau sur les murs cette année, sachant que de nouveaux témoignages ont été publiés, il y a désormais 14 séries d’affiches disponibles sur notre site (soit 64 témoignages différents).

Durant l’été 2020, nous avons été contactées par le Ministère de la Culture qui souhaitait que le projet soit diffusé à l’ensemble des écoles d’art, accompagnant une campagne de lutte contre les discriminations. Suite à cela, nous avons vu des administrations s’emparer des affiches et les diffuser. Nous avons également été contactées par des écoles pour mettre en place des workshops, et avons assisté à la naissance de nombreuses initiatives et collectifs (Balance ton école d’art à Besançon et Marseille, Blackflower, Isbasta…)


D : Qu’avez-vous pensé de cette demande institutionnelle ? Comment vous situez-vous par rapport à des potentielles récupérations ? Avez-vous dû faire face à des pressions etc. ?

Les échanges ont été assez compliqués et nous redoutions la “récupération”, leurs demandes étant assez ambigües. Nous avons fait savoir très tôt au ministère que nous ne souhaitions pas qu’iels s’emparent du projet, que c’était un projet militant et non une commande publique, et avons réussi, après des semaines d’échanges, à nous mettre d’accord sur une simple diffusion d’information aux écoles, avec ajout sur certaines de nos affiches du numéro de la cellule AlloDiscrim, ajout qui nous semblait pertinent et nécessaire pour apporter une vraie aide aux victimes. Nous n’avons, depuis, plus eu aucun échange avec elleux, et n’avons pas eu d’échos sur cette fameuse campagne de rentrée.


D : Travaillez-vous avec d’autres espaces militants / d’autres collectifs dans ou hors du champ de l’art contemporain et du design ? Et si oui lesquels ?

Dans nos vies personnelles, le militantisme prend  une grande place. A l’origine du projet, nous ne travaillions pas précisément avec d’autres personnes, mais nous nous étions intéressées aux autres formes de revendications au sein d’écoles d’art, telles que le L’amicale de la Déconfiture (https://lundi.am/Apres-demain-le-second-jour-apres-celui-ou-l-on-est), par exemple. Aujourd’hui, nous sommes en lien, numériquement, avec “l’intercollectif”, qui réunit les différents groupes militants actifs, et espérons vraiment voir une mobilisation collective d’étudiant·es en art. Une réunion publique a été organisée par La Buse en février dernier, réunissant de nombreux collectifs militants en écoles d’art. Aujourd’hui, nous sommes en contact avec certains d’entre elleux et réfléchissons à des manières de travailler ensemble.


D: Quelles suites pour ce projet ?

Lors de la publication du projet, nous n’avions pas imaginé les proportions que celui-ci prendrait. Dans les mois qui ont suivi, il n’a cessé d’évoluer. Nous avons notamment été invitées à l’ESAD Valence pour le workshop de rentrée des premières années, été invitées à plusieurs réunions publiques et tables-rondes, avant de nous re-consacrer à la création d’affiches. Nous ne voulions pas laisser inutilisés les nombreux nouveaux témoignages que nous avions reçu. Nous avons donc produit 4 nouvelles séries de 6 affiches, téléchargeables sur notre site, et d’autres devraient suivre prochainement.

Le projet a été sélectionné pour être exposé à la Biennale Internationale de Design Graphique qui a lieu cet automne à Chaumont, ce qui lui donne une nouvelle forme de légitimité, de poids.

Au printemps 2021, nous avons entamé un travail d’analyse des témoignages récoltés. Faire un état des lieux de la situation dans les écoles de la culture aujourd’hui nous semble important. Nous aimerions que ces données servent à appuyer notre propos, et peut-être déclencher des remises en question de la part des écoles et institutions culturelles. Certains de ces chiffres ont déjà été publiés dans un article pour le média Futuress et dans le diagnostic 2021 de l’association HF Bretagne sur la place des femmes dans les arts visuels et l’art vivant.


D : Comment percevez-vous votre engagement dans le champ de l’art contemporain ? Avez-vous des objectifs et des avancées concrètes que vous souhaitez obtenir avec Les mots de trop ?

Aujourd’hui, nous avons l’impression que le projet s’inscrit dans un mouvement plus global de lutte contre les oppressions systémiques en école d’art, contre les abus de pouvoir des hiérarchies. Notre sélection pour la Biennale de Chaumont nous donne le sentiment que si des institutions telles que le centre d’art du Signe souhaitent mettre en avant ce type de projet, c’est que notre parole est entendue. La frontière entre réel engagement de leur part ou récupération par les institutions est encore floue, mais dans le cas de la Biennale, ce choix permet quoiqu’il en soit de mettre ces témoignages sous les yeux des nombreux·ses spectateurices de cette exposition.

Concrètement, nous espérons maintenant que des prises de positions sincères soient faites par les écoles et institutions, avec des sanctions et actions réelles. Dans le cas des écoles publiques associées par l’ANDEA, une charte est à signer par les directions. Une réelle avancée serait que toutes les écoles la respectent, et ne se contentent pas de la signer sans faire le ménage dans leurs employé·es qui mettent les étudiant·es en danger ou doute. Notre objectif est de ne plus avoir besoin de militer pour cette évidence.


D: Grâce à vos posters et aux différents collectifs qui se sont formés ces derniers mois, on a l’impression que les parole des victimes d’agressions et de violences dans ces écoles sont enfin entendues (au moins médiatiquement), comment avez-vous vécu ces derniers mois ? Êtes-vous optimistes quant aux évolutions que pourraient connaître les écoles d’art sur ces questions ?

En toute honnêteté, nous avons du mal à être optimistes lorsque nous voyons que dans l’école même où est né le projet, les étudiant·es sont accusés de calomnie par des personnes qui, publiquement, se disent fières du projet et de l’engagement de ses étudiant·es. Nous voyons que les choses bougent, mais on aimerait toujours que tout aille plus vite, plus loin. Récemment, quelqu’un nous a dit “mais maintenant, on fait quoi, on va pas continuer à partager des témoignages pendant des décennies pour qu’il se passe quelque chose?”. Si les paroles sont en effet un peu plus entendues, il serait désormais temps de leur répondre, de leur dire qu’on les croit, et qu’on ne laissera plus ces situations se reproduire. L’hétéropatriarcat blanc ne sera malheureusement pas détruit si facilement, mais c’est parce que nous luttons ensemble et sans relâche que oui, malgré tout, nous croyons en une (r)évolution.



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