Thanks for Nothing : art, bonne conscience et optimisation fiscale


« Il n’y a pas d’erreur plus désastreuse que d’attendre de la charité qu’elle remplace la justice sociale. »
William Jewett Tucker cité dans Lionel Astruc, L’art de la fausse générosité : la Fondation Bill et Melinda Gates, Actes Sud, 2019, p. 41

Depuis trois ans, Thanks for Nothing fait partie de l’écosystème de l’art contemporain français. Créé en 2017 par Marine Van Schoonbeek (ancienne directrice de la Galerie Chantal Crousel), Blanche de Lestrange (directrice adjointe de la FIAC), Anaïs de Senneville (responsable de la programmation des Amis du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris), Bethsabée Attali (directrice de projet) et Charlotte von Stotzingen (directrice du Zürich Art Weekend et co-fondatrice de Startup Lions), cette « plateforme  philanthropique » a pour but, d’après son site internet , de « concevoir des formats innovants d’événements culturels et solidaires ». Elle souhaite lier l’art contemporain et un « engagement social concret » à travers différentes formes d’actions : expositions, ventes aux enchères, événements, conférences … Les trois axes directeurs des actions de l’association sont énoncés comme « la défense des droits humains, l’éducation et la protection de l’environnement ».
Sa première action publique fut une vente aux enchères, intitulée We Dream Under the Same Sky, organisée en septembre 2017 au Palais de Tokyo avec le soutien de Chantal Crousel, Niklas Svennung (directeur de la Galerie Chantal Crousel), Julie Boukobza (chargée du programme de résidence LUMA Arles), Maja Hoffman (Fondation Luma), François Pinault (Christie’s), Azzedine Alaïa (via sa galerie), BETC et Claudine Colin Communication. Tout ce beau monde était réuni en « faveur des réfugiés ». Les bénéfices de cette vente aux enchères (2 millions d’euros) furent en effet reversés à cinq associations qui accompagnent les réfugié·e·s en Europe : Migreurop, Anafé, La Cimade, Centre Primo Levi et THOT. Cet événement, salué par la presse comme un succès, permis à Thanks for Nothing de pérenniser l’action de leur jeune association. Depuis, elle a participé à la Nuit Blanche (à deux reprises), a organisé plusieurs événements, des ateliers dans des écoles et des journées de rencontres autour de la philanthropie privée, avant de franchir un nouveau cap d’institutionnalisation.

Ainsi en février 2020, l’association Thanks for Nothing annonce être lauréate de la consultation de la Ville de Paris, pour occuper à partir de 2023 plus de 4000m2 de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul 11. Précisément la Façade Denfert et un nouveau bâtiment contemporain qui sera réalisé par les architectes Tham & Videgård. (où se trouve actuellement les Grands Voisins) dans le 14e arrondissement. Le projet, dont on sait peu de choses, en dehors d’une courte présentation, semble être cohérent avec les actions portées par l’association jusqu’à présent. Intitulé La Collective, ce nouvel « équipement culturel » se revendique comme « un centre d’art et de solidarité qui vise l’excellence artistique, l’accessibilité à tous les publics et ce, avec un rayonnement international ». Thanks for Nothing animera ce lieu en collaboration avec Makesense, Emmaüs Solidarité et le Refugee Food Festival. Le projet s’articule autour d’un espace de 1 000 m2 destiné aux expositions et événements, un programme de résidence d’artistes (« Villa Denfert ») de vingt ateliers à destination de projets artistiques, sociaux et environnementaux, des ateliers de production et de formation d’artisanat d’art, un incubateur de startups de l’économie sociale et solidaire (animé par Makesense), un restaurant solidaire (animé par le Refugee Food Festival), un centre d’hébergement d’urgence d’Emmaüs Solidarité et une « promenade artistique ».  On imagine bien les élu·e·s parisien·ne·s s’extasier devant une tel avalanche de mots clefs répondant à la perfection aux tendances actuelles du capitalisme vert22. Système économique capitaliste qui respecterait le rythme de renouvellement des ressources et le fonctionnement de la biosphère. «Le capitalisme vert, c’est la continuation d’un système qui dans son principe est destructeur de l’environnement et qui, dans sa dernière phase, s’est traduit par une expansion extraordinaire des inégalités. C’est seulement une construction et un habillage idéologique pour faire croire que l’on peut évoluer par rapport à l’environnement sans changer les déterminants fondamentaux de nos régulations sociales, de notre système économique et de la répartition des pouvoirs dans cette société. » Hervé Kempf cité dans Pascal Canfin et Hervé Kempf, « Le capitalisme vert, ça n’existe pas », 30 avril 2009, disponible ici.: le projet souhaite associer « les habitants et l’ensemble des savoir-faire » du quartier, « générer un système d’économie circulaire à l’écoute des enjeux environnementaux et de réinsertion professionnelle », favoriser « la participation citoyenne », « s’inscrire dans l’histoire des lieux », être « accessible à tous » …
Sur le site internet de l’association sont listés sobrement les « opérateurs » du projet : le promoteur immobilier Altarea Cogedim, le bailleur CDC-Habitat et l’opérateur immobilier Histoire & Patrimoine. C’est en se rendant sur les sites internet de ces derniers qu’on apprend que ce nouveau lieu « solidaire » s’inscrit dans un programme bien plus large de promotion immobilière et de capitalisation foncière incluant « une centaine de logements [locatifs ou disponibles à la vente, NDLR], des commerces et des locaux d’activité ». Vu les prix atteints par l’immobilier dans la capitale (10 114 euros le m2 en moyenne dans le 14e arrondissement), et le type de projet en vogue proposé (ce dernier coche en effet toutes les cases : « inclusif », « durable », « écoquartier », « réhabilitation bas carbone »), on peut facilement imaginer la rentabilité d’un tel programme dont le centre d’art ne semble être qu’une façade aguichante pour obtenir des terrains publics de la Ville de Paris qui seront ensuite transformés en lieux privatifs et rentables.

Dans son livre Winners Take All: The Elite Charade of Changing the World, Anand Giridharadas démontre que s’il est « indéniable que l’élite d’aujourd’hui fait partie des élites les plus socialement concernées de l’histoire »33. Anand Giridharadas cité dans Chris Lehmann, « The Philanthropy Racket », Jacobin, 25/08/2018, disponible en ligne ici., cette dernière a créé une nouvelle philanthropie qui vise à transformer l’aide sociale en opportunité entrepreneuriale. La création de Thanks for Nothing, telle que décrite par Marine Van Schoobeek, sa présidente, semble illustrer à merveille cette idée : « […] beaucoup de personnes avec qui on travaillait nous disaient “Face à la crise des réfugiés, des sans-abri, des inégalités femmes-hommes, j’ai envie d’agir mais je ne sais pas quoi faire.” Parce ce que ce ne sont pas des humanitaires de terrain ! Ils n’ont pas toujours le temps de se renseigner sur quelle association fait quoi, etc. Il y avait une proximité naturelle dans les idées, mais qui ne trouvait pas sa forme d’expression. Ce qu’on a déployé avec Thanks for Nothing, c’est une structure dont la spécialité est précisément de faire le pont entre ces deux mondes : on scanne le monde de l’art, on scanne le monde associatif, et on propose un format clef en main pour les deux acteurs afin qu’ils s’engagent ensemble.44. Sarah Diep, « Thanks for Nothing : “susciter le premier pas d’engagement citoyen” à travers l’art » entretien avec Marine Van Schoobeek, L’info durable, 22/02/2019, disponible ici. ». On y retrouve les mêmes étapes que pour n’importe quelle création de startup : identification d’un besoin, étude de marché, formalisation d’une offre et / ou d’un service.
Toujours d’après Anand Giridharadas, ces nouveaux·elles philanthropes « ont donné naissance à des théories du changement édulcorées qui sont personnelles, individuelles, dépolitisées, respectueuses du statu quo et du système, et pas le moins du monde perturbatrices »55. Anand Giridharadas cité dans Chris Lehmann, « The Philanthropy Racket », Jacobin, 25/08/2018, disponible en ligne ici.. En se baladant sur le site de Thanks for Nothing ou en lisant leur communication, on est bombardé de formules toutes faites (« vous n’avez même pas besoin de vous déplacer quelque part, c’est l’engagement qui vient à vous66. Sarah Diep, « Thanks for Nothing : “susciter le premier pas d’engagement citoyen” à travers l’art » entretien avec Marine Van Schoobeek, L’info durable, 22/02/2019, disponible ici. ») qui font la promotion d’une vision du « progrès social » complètement apolitique, soustraite à une remise en question des structures sociales, culturelles, politiques et économiques dans lesquelles nous vivons, au profit d’une adaptation au capitalisme fondée sur la philanthropie privée et un engagement personnel et individuel. « On veut transmettre l’idée que partout, dans tous les milieux, on peut s’engager et apporter cet impact social77. Sarah Diep, « Thanks for Nothing : “susciter le premier pas d’engagement citoyen” à travers l’art » entretien avec Marine Van Schoobeek, L’info durable, 22/02/2019, disponible ici » Il faut analyser ces termes et ce langage pour déconstruire les mythologies et fantasmes sur lesquelles sont basées cette association et ses actions.

« Thanks for Nothing place au fondement de ses initiatives l’impact de l’art dans la société et son pouvoir d’éveil des consciences.88. Extrait de la présentation de l’association sur son site internet. » Le supposé impact que l’art aurait en transmettant des messages « progressistes » dans le but d’éveiller les consciences est une des premières mythologies sur laquelle se fonde ses actions : « Pour moi, l’art est engagé par essence. C’est un monde de convictions.99. Sarah Diep, « Thanks for Nothing : “susciter le premier pas d’engagement citoyen” à travers l’art » entretien avec Marine Van Schoobeek, L’info durable, 22/02/2019, disponible ici. » Ces affirmations font partie d’un récit récurrent qu’on aime se répéter dans le monde de l’art contemporain, sans avoir aucun fait, aucune donnée pour l’étayer. Il me semble presque risible aujourd’hui d’affirmer qu’une œuvre de Michelangelo Pistoletto permettrait une sensibilisation aux problèmes écologiques plus effective que celle des milliers d’études scientifiques existantes, articles de presse, photographies des ours blancs en Arctique, des feux de forêts australiens, ou encore des effets observables directement dans nos environnements (« il y a plus     d’hiver », « plus de printemps », « plus d’été », …). Et même si cette révélation a finalement lieu  (« Grâce à cette boule en papier mâché j’ai compris que le monde était en danger »), dans la grande majorité des cas, cela s’arrête là. Elle n’est pas suivie d’effets concrets, la révélation seule semble nous donner l’impression d’avoir accompli un acte politique.
Enfin, l’organisation même du monde de l’art tend à faire penser qu’il n’est pas l’endroit où les consciences sont éveillées à l’écologie ou aux inégalités.. Si le public devait véritablement recevoir ces œuvres  « éco-conscientes » comme des épiphanies, les œuvres écolos de la biennale de Lyon auraient-elles été financées par Total ? Le Qatar se serait-il permis de promouvoir une exposition intitulée Notre monde brûle ? Le milieu de l’art contemporain attire encore, et en France de plus en plus, du mécénat de la part d’entreprises et d’organisations qui profitent des inégalités et des violences qui traversent notre planète aujourd’hui : plusieurs grandes marques de luxe françaises ayant bâti leur business model sur les inégalités (en vendant des sacs à des riches toujours plus riches, fabriqués par des pauvres toujours aussi pauvres) ;  les grandes entreprises de pétrochimies, en passant par les promoteurs immobiliers qui se servent de leurs actions de mécénat pour augmenter la valeur de leurs parcelles, ou par les entreprises pharmaceutiques, le secteur est loin d’être ce monde de bisounours éveilleur de conscience.

Thanks for Nothing promeut également une image lisse et positive de la philanthropie comme vecteur positif de changement dans les champs social, écologique, et artistique. Mais, tout le monde n’est pas convaincu par cette idée. De nombreux·ses chercheur·ses et journalistes ont approché les côtés plus sombres ou opaques de la philanthropie privée, notamment aux États-Unis, en soulignant sa nature antidémocratique, la menace qu’elle fait porter sur les services essentiels du secteur public par la déduction fiscale, et son manque d’impact à moyen et long terme1010. Pour un bon résumé de tout cela en 11min voir Philanthropie : Le capital se fout de la charité – #DATAGUEULE 93, disponible ici. Dans ces travaux, on retrouve l’idée que la logique de la charité, défendue par la philanthropie privée, s’oppose à celle de l’impôt, comme le rappelle l’économiste française Julia Cagé :  « Payer vos impôts et ne venez pas ensuite nous faire la charité. Ça fait partie des choses qui me semble dangereuses pour l’avenir, cette logique de la philanthropie des riches qui font preuves de générosité, qu’on a même pas besoin de taxer car ils donnent d’eux-même, c’est quelque chose de très américain qu’on est complètement en train d’importer […] [Ce sont] des gens qui font sécession […] parce qu’ils ne paient pas leurs impôts et ensuite ils viennent faire la charité et il faudrait en plus les remercier. Ils ruinent les hôpitaux, ils ruinent l’éducation nationale sans payer leurs impôts et derrière ils vont donner un peu à un musée, un peu à un hôpital et […] il faudrait dire “ohlalala, merci beaucoup pour votre générosité” ! Mais c’est pas ça le bien public.1111. Julia Cagé interviewée par Lauren Bastide pour le podcast La Poudre, épisode 71, 23 avril 2020, disponible ici. » Elle rappelle les tentatives répétées des plus riches français·e·s pour échapper à l’impôt par le biais de l’évasion ou de l’exil fiscal, le vote pour des candidat·e·s néolibéraux (comme Emmanuel Macron) mais également  par la logique de la charité qui grâce à la défiscalisation (60 %) permet aux plus riches de décider du lieu d’investissement de leurs contributions plutôt que de laisser le mécanisme de la distribution par l’impôt se faire. Suivant le modèle britannique1212. Stephanie Polsky,  « Feeding into Scarcity », Jacobin, 02/05/2015, disponible ici, notre gouvernement a fait le choix, plutôt que de soutenir les prestations pour les pauvres (de plus en plus rognées ces dernières années), de promouvoir des solutions d’entreprise ou d’association sociale1313. Voir le programme de campagne d’Emmanuel Macron disponible ici et de présenter la philanthropie comme un agent bénéfique pour la cohésion sociale. Ce n’est bien sûr pas le cas. La philanthropie, c’est une manière pour les plus riches de s’acheter une rédemption, de flatter leurs egos et d’améliorer leur image en validant un paternalisme classiste anachronique. De l’autre côté du prisme, les personnes qui en bénéficient sont pieds et poings liés, dépendantes, assujetties à une position de soumission rarement expérimentée avec les aides publiques. L’argent privé peut disparaître du jour au lendemain, sans préavis. En outre, parce qu’elles reposent sur l’exonération fiscale, ces actions philanthropiques érodent les dépenses du secteur public et l’affaiblissent, rendant ainsi les personnes les plus fragiles de plus en plus dépendantes d’aides extérieures.

Thanks for Nothing, comme de nombreuses autres organisations culturelles, s’accommode complètement de cette situation en glorifiant l’idée qu’un engagement individuel est bénéfique à la société civile, tout en utilisant des techniques publicitaires racoleuses dignes d’un site de hard-discount en mettant en valeur, à chaque fois qu’un don est mentionné, son montant après déduction fiscale. Selon ces montants chaque donateur·rice·s peut devenir « Thinker » (« pour 120 euros par an, coût réel après défiscalisation 40 euros, le Thinker pense au monde de demain et croit en l’impact positif de l’art sur la société »), « Dreamer » (« participation de 250 euros par an, coût réel après défiscalisation : 85 euros, le Dreamer rêve le monde de demain et croit en l’impact positif de l’art sur la société »),  « Maker » (« participation de 600 euros par an, coût réel après défiscalisation : 204 euros, le Maker réfléchit au monde de demain et s’y projette. Il croit en l’impact de l’art sur la société et visualise l’étendue des possibles »), ou « Leader » (« participation de 1500 euros par an, après défiscalisation : 510 euros, le Leader construit le monde de demain. Il croit en l’impact de l’art sur la société et y contribue au quotidien »). Pour chaque catégorie de soutien, les donateur·rice·s reçoivent des contreparties plus ou moins alléchantes : des invitations aux événements de l’association, une invitation pour la visite d’une collection privée, une invitation insolite avec une personnalité du monde de l’art, un produit dérivé, une adresse email dédiée, etc.

Capture d’écran du site internet Thanks for Nothing
Capture d’écran du dossier mécénat de Thanks for Nothing 

Une autre tendance de la philanthropie privée est l’individualisation des problèmes, ce qu’Anand Giridharadas nomme le « zooming in » qui s’appuie sur la responsabilisation des individus, un des fondements de l’idéologie néolibérale. « Individualiser le problème, c’est le réduire1414. Anand-Giridharadas cité dans Anne Monier, “Le mythe de la philanthropie”, Le Monde des Idées, publié le 14 octobre 2019, disponible ici. »… en camouflant ses racines et causes structurelles. Dans la communication de Thanks for Nothing, il est souvent question de « publics défavorisés », mais sans jamais donner de précisions sur pourquoi, comment et par qui ces publics ne sont pas favorisés. Cette même logique de lissage d’une réalité complexe se retrouve dans les actions portées par l’association. Pour aborder la question écologique par exemple, Thanks for Nothing organise la performance Sculpture de promenade de Michelangelo Pistoletto qui consiste « en la déambulation d’une sphère de journaux, évoluant au fil des relations humaines. Mappemonde d’initiatives positives sur l’environnement, images du présent en mouvement dans l’histoire, la sculpture transforme la ville en espace de jeu pour la ré-enchanter de surprises visuelles, de perceptions changeantes d’échelle, de formes, d’espaces et de textures1515. Extrait de la plaquette présentant le projet de Thanks for Nothing pour la Nuit Blanche 2019. » Traduction : faire rouler dans les rues de Paris une sphère faite de vieux journaux pour sensibiliser de manière positive à l’écologie.

Capture d’écran du compte Instagram de Thanks for Nothing

Un des phénomènes allant de pair avec la philanthropie est le greenwashing (ou selon les cas de socialwashing). Le greenwashing est conçu pour donner l’impression qu’une entreprise ou qu’une institution fait plus pour protéger l’environnement qu’elle ne le fait réellement ; le socialwashing fonctionne de la même manière mais avec des initiatives à visées sociales et solidaires. Dans sa plaquette destinée aux entreprises, Thanks for Nothing assume pleinement la récupération potentielle de ses actions par des entreprises mécènes pour redorer leur image. Dans les arguments avancés pour solliciter les dons, elles listent en effet : «[…] vous pouvez communiquer sur vos engagements RSE [auprès de l’association, NDLR] », « Fidélisez vos clients par le biais de nos événements et de contreparties », « Ajoutez de nouveaux points de discussions à vos pitch clients », « Enrichissez vos projets des valeurs […] que portent Thanks for Nothing », « Donnez à vos équipes de nouvelles façons de s’investir et de s’impliquer dans vos projets en valorisant vos engagements », etc. Outre l’aspect publicitaire et mercantile sur lequel jouent le greenwashing ou le socialwashing, ces derniers sont, en outre, très peu opérant pour s’attaquer aux problématiques qu’ils affichent en surface ; ainsi, comme l’écrit Leyla Acaroglu : « […] le greenwashing est aux entreprises ce que le câlin aux arbres est aux individus qui disent se soucier de l’environnement, c’est une référence symbolique qui n’a que peu de résultats réels. De plus, il ne fait que semer la confusion dans les esprits lorsqu’il s’agit de résoudre un problème1616. Leyla Acaroglu « What is Greenwashing? How to Spot It and Stop It » publié sur Medium le 8 juillet 2019 disponible ici.. »
Thanks for Nothing s’engouffre complètement dans cette confusion. Elle n’est pas une association qui agit directement sur le terrain, mais joue un rôle de support (de « plateforme philanthropique ») dans le but de monter des projets artistiques associant des projets artistiques et solidaires. On peut interroger l’efficacité de cet enrobage artistique, les actions mises en avant par l’association semblent plus symboliques qu’autre chose, et reprennent souvent les poncifs du genre. Par exemple, le fameux « pour un X, un arbre planté » (dans le cas de Thanks for Nothing, vous pouvez remplacez X par « participant à la performance du Troisième Paradis », mais de nombreuses variations existent « un achat », « une recherche », « 1 euro » …), ou encore les tee-shirts « solidaires ». Depuis des décennies, on nous vend des tee-shirts marketés « solidaires » avec des beaux messages dessus. Au cours de ma vie j’ai acheté un nombre incalculable de tee-shirts qui devaient aider à changer le monde. Je pense qu’on peut se permettre d’affirmer une seule chose à ce sujet : on ne change pas le monde avec des tee-shirts. Pourtant, en avril 2020, Thanks for Nothing commercialise un tee-shirt solidaire pour la défense des droits des femmes, et notamment pour soutenir les femmes confinées victimes de violences conjugales. Ce projet est porté avec les commissaires Lucia Pietroiusti et Asli Samadova et l’artiste Alex Cecchetti1717.Deux autres tee-shirts ont depuis été produits avec Laure Prouvost et Ariana Reines qui le décrit en ses termes : « Ce projet vient tout juste d’être créé en cette période d’urgence avec une forte pression émotionnelle. Nous souhaitons agir rapidement et être aussi efficaces qu’un haïku : en allant droit au but et là où cela est nécessaire. Mais tout ce que nous pourrons faire dépendra aussi beaucoup du soutien de chacun d’entre vous. Alors, ensemble aidons la poésie à sauver des vies1818. Voir le site internet de Thanks for Nothing ». À l’heure où de nombreux syndicats interpellaient les pouvoirs publics sur la nécessité de fermer les industries non prioritaires pour ne pas exposer les travailleur·euse·s et à réduire le plus possible les flux de courrier et de colis, il aurait peut être fallu y réfléchir à deux fois avant de lancer la production d’un tee-shirt dans le pays le plus touché d’Europe par le Covid-19, le Royaume-Uni.

Capture d’écran de la newsletter du 8 mai 2020 de Thanks for Nothing

L’idée que la philanthropie et la charité sont les solutions aux problèmes du monde repose sur l’idée que les riches et les grandes entreprises capitalistes devraient prendre en charge la lutte contre la pauvreté, la maladie, etc. Mais pour que leurs actions soient efficaces, il faudrait qu’il·elle·s acceptent d’agir de manière socialement destructrices. Parvenir à une redistribution plus égalitaire des richesses ou réduire le réchauffement climatique impliquent pour ces élites de sacrifier une grande partie de leurs privilèges et de leurs profits, ce à quoi la grande majorité se refuse. Il·elle·s veulent « changer le monde sans rien perdre, ne pas transformer leur mode de vie ou devoir renoncer à leurs privilèges. Ils vont donc tenter de se donner le “beau rôle” en se présentant comme leader du changement social, tout en faisant tout pour maintenir le statu quo.1919.Anne Monier, “Le mythe de la philanthropie”, Le Monde des Idées, publié le 14 octobre 2019, disponible ici. » Leurs efforts philanthropiques, libres de toute forme de contrôle ou de surveillance démocratique, sont souvent inefficaces et servent leurs propres intérêts (en terme d’image notamment) aux dépens de ceux qu’il·elle·s prétendent aider. Les actions de Thanks for Nothing, et son discours apolitique sur « l’art engagé » rentrent complètement dans ce schéma.
À l’opposé, des collectifs proposent des alternatives au modèle de la philanthropie privée pour palier aux insuffisances de l’État en terme de santé, de culture, d’éducation, d’écologie, de suffisance alimentaire ou d’accompagnement des plus fragiles. La crise du Covid-19 a accentué ce phénomène. Ces groupes ne créent pas des sphères en papier mâché, ne vendent pas de tee-shirt solidaire, ne plantent pas des arbres, mais tentent d’imposer des rapports de forces concrets avec les structures de pouvoir en place afin d’expérimenter des modes de vie fondés sur l’entraide et l’autogestion.