L’ADIAF : plus de 20 ans de féodalisation de la scène française


Il y a vingt ans, l’association qui compte désormais 400 membres s’était donnée pour mission de participer au soutien et au rayonnement de la scène artistique française. Dans les faits la pratique semble bien différente. À mesure que le marché de l’art émergent s’enfonce dans la crise, les langues se délient et permettent de tirer un bilan très critique de cette initiative oligarchique et de son influence sur l’écosystème de l’art français.
Paternalisme de ses membres, arrière salle des idées conservatrices du monde de l’art, opacité et verticalité de ses modes de gouvernance… Depuis l’affaire Bernard Chenebault1 (président déchu des amis du palais de Tokyo après avoir proféré des propos racistes et haineux sur les réseaux sociaux) le temps est venu de (ré)interroger en profondeur la légitimité de ce club d’affaires qui sous l’égide du Centre Pompidou sélectionne et hiérarchise les artistes français.e.s depuis deux décennies afin de mieux asseoir son autorité dans le paysage de l’art français.

Créée en 2000 et présidée par Gilles Fuchs, l’Association pour la diffusion internationale de l’art Français – l’ADIAF regroupe près de 400 membres, principalement des collectionneur.euse.s, s’étant donnés comme mission de contribuer au rayonnement international de la scène française et de développer « l’esprit de collectionneur ». L’ADIAF organise pour ses membres des visites d’expositions et de collections, des voyages. Pour adhérer à l’ADIAF, il convient de régler une cotisation annuelle minimum de 200 euros et de remplir un formulaire témoignant d’un intérêt pour l’art contemporain. Être collectionneur.euse n’est pas une condition exclusive puisque amateur.e.s, galeristes et professionnel.le.s de l’art y sont accepté.e.s.

L’ADIAF est notamment connue pour son organisation du prix Marcel Duchamp, un prix créé « pour mettre en lumière la scène française et faire connaître le foisonnement créatif de ses artistes » Mais, l’association organise également, tous les trois ans dans un institution française, « De leur Temps », une exposition qui se veut un « instantané » des collections françaises d’art contemporain à travers une sélection d’œuvres acquises par les membres de l’ADIAF au cours des trois années précédant l’exposition.

En dépit des intentions louables de l’association, la réalité des pratiques de l’ADIAF invite cependant à porter un tout autre regard sur ces discours visant à valoriser les actions menées par ce cercle de collectionneur.euse.s français.e.s.


Le fiasco du prix Marcel Duchamp

Si le prestige international dans le monde de l’art se mesure au succès d’estime et à la réception critique qui fait suite à un événement artistique, une simple recherche sur Google rend compte du gouffre qui sépare le prix Marcel Duchamp de l’écho que peut avoir son cousin anglais le Turner Prize. En dehors de quelques communiqués de presse annonçant le.la lauréat.e, la liste des artistes nommé.e.s pour le prix ou de rares interviews du.de la lauréat.e, nous sommes en effet encore loin des débats suscités fréquemment par le Turner Prize ou de la popularité conférée à ceux et celles qui s’en trouvent auréolé.e.s. Si nombreu.se.s sont ceux.elles qui se rappellent de la victoire de Mark Leckey en 2008 ou de celle de Laure Prouvost à l’édition du Turner Prize en 2013, qui leur conféra assurément une visibilité accrue, qu’en est-il des lauréat.es du prix Marcel Duchamp des mêmes années ?

Mais si le prix Marcel Duchamp échoue du point de vue de son rayonnement, il triomphe dans sa capacité à renforcer les rapports de compétition entre les artistes français.e.s et les liens de subordination qui unissent les artistes aux collectionneur.euse.s. En s’étant constitué au fil des années comme une étape incontournable dans le parcours des artistes français.e.s (notamment en raison du concours du Centre Pompidou dans l’organisation du prix qui lui confère une dimension très légitimante), il s’inscrit néanmoins dans la longue tradition des prix et récompenses ayant pour fonction d’assujettir les artistes aux différents organes de pouvoir en place selon les époques. Sous l’Ancien Régime le prix de Rome permettait aux académies royales de contrôler les productions artistiques en récompensant des générations d’artistes dits « pompiers » et bloquer l’inclusion d’artistes désireux.euses de rompre avec les canons classiques ou marginalisé.e.s.2. Aujourd’hui, le prix Marcel Duchamp (au même titres que les prix Ricard, Emerige, Aware, etc.)  apparaît comme une énième déclinaison de ce système de récompense qui a pour effet de tenir les artistes en laisse en permettant à chaque nouvelle génération au pouvoir de s’arroger le droit de consacrer ou bien de marginaliser des pratiques artistiques.

Il arrive que les collectionneur.euse.s de l’Adiaf utilisent l’association pour imposer leurs goûts personnels à l’ensemble du champ de la création contemporaine en fonction de leurs stratégies d’achat : « Ce travail est sublime ! Vous ne connaissez pas ? Vous devriez regarder… C’est ma dernière acquisition. Un travail singulier… Elle est montrée à la galerie … Elle est achetée par … et est entrée dans les collections de…  Elle sera montrée à la prochaine biennale de … La nouvelle peinture figurative c’est elle ! ». Cette volonté d’imposer à tout prix ses goûts personnels à un endroit où devrait régner la décision collective a conduit à la limite de l’irrégularité lors de comités de sélection passés au gré desquels les artistes se voyaient obligé.e.s de décider en 15 minutes de leur participation au prix. Une artiste jointe par téléphone qui avait demandé un délai de réflexion d’une demie heure s’est ainsi vue soufflée sa place dans la sélection du prix par un autre artiste, plus rapide à se décider, grâce à un coup de fil opportunément passé par un des membres de l’ADIAF appartenant au comité de sélection.

Autre exemple d’une irrégularité qui donnerait la mesure des intérêts personnels en jeu dans le prix : une personne présente lors des délibérations du jury qui a décerné le prix à Mircea Cantor en 2011 lorsque les résultats étaient encore annoncés le samedi de la FIAC explique que le vote qui s’effectuait alors la veille avait désigné Guillaume Leblon comme lauréat. Une collectionneuse influente aurait contacté certains membres du jury dans la soirée résultant dans la modification de leur vote et à l’attribution du prix à Mircea Cantor in extremis. 

Le silence du milieu de l’art vis-à-vis de ces histoires qui circulent pourtant depuis de nombreuses années est assourdissant et montre à quel point ces différent.e.s acteur.rice.s se sentent si peu en mesure de modifier un système opaque servant seulement les intérêts de quelques-un.e.s.

  
Le rapport de l’Adiaf aux artistes

S’il serait très certainement injuste de passer sous silence les rares bénéfices de son existence (visibilité offertes aux artistes nominé.e.s grâce à une exposition au Centre Pompidou, dotation financière de 35 000 euros pour le.la lauréat.e, tentatives de développer la visibilité des artistes nominé.e.s par l’organisation d’exposition en France ou à l’international, …) ceux-ci sont malheureusement entachés par les comportements de certain.e.s des membres de l’ADIAF et les discours rétrogrades véhiculés dans le cadre de leurs actions auprès des différent.e.s acteur.rice.s de l’écosystème de l’art français.

Il ne s’agit évidemment pas de jeter l’opprobre sur l’ensemble de la communauté des collectionneur.euse.s français.e.s ni même d’ailleurs sur l’ensemble des membres de l’ADIAF, mais nombreux sont les propos rapportés témoignant plus de leurs facilités dans le registre du paternalisme et de la condescendance, que de leur capacité à soutenir la création contemporaine. 

La médiocrité des échanges  avec les membres du bureau de l’association ou de son comité chargé d’organiser des visites d’atelier, parfois complétée d’explications mal digérées de ce qu’a bien voulu leur expliquer un galeriste, prêterait à sourire, sur le ton de la bonne blague si celui-ci n’était pas doublé de paroles méprisantes voir discriminantes tendant à réaffirmer le rapport de domination qui traditionnellement relie les collectionneur·euse·s aux artistes et aux galeristes ; « Mais comment faites-vous pour vivre avec de tels travaux ? ! Vous couchez avec les collectionneurs ? » rapporte une  artiste d’un propos tenu par Bruno Ribeyron-Montmartin. Un autre artiste ayant eu les honneurs de la visite de leurs membres à plusieurs reprises, en centre d’art et en galerie, rapporte son sentiment d’humiliation suite à l’arrivée en masse de ces petits groupes de très riches retraité.e.s tou.te.s plus méprisant.e.s envers les artistes et leur travail les un.e.s que les autres, enchaînant les remarques déplacées : « de toute façon quand un travail est politisé et que nous sommes en désaccord, nous préférons dire que nous ne comprenons pas ou qu’il est immature » ; « de tout façon, aujourd’hui il faut être arabe, femme, voir même handicapé pour réussir » ; etc. 

Cette pratique seigneuriale des visites d’atelier par les adhérents de l’association  apparaît en franche contradiction avec le prétendu combat de l’association pour soutenir les jeunes artistes. Plus généralement, l’ADIAF montre un enthousiasme relatif aux visites d’expositions lorsque celles-ci ne sont pas l’occasion d’un apéritif : « Mon petit, nous avons très envie de voir l’exposition de cet artiste dans votre galerie mais, vous savez, à l’ADIAF, on aime bien boire, vous comprenez ? » rapporte un galeriste d’un propos tenu par  Michel Poitevin.

Les anecdotes de dérapages problématiques ne manquent pas. Nombreux.euses sont les artistes qui décrivent ce même sentiment d’humiliation suite au passage de l’ADIAF dans leurs ateliers durant lesquelles pleuvent les propos empreints de sous entendus sexistes, racistes et/ou paternalistes selon les cas de figure : telle artiste est considéré.e comme « pas assez française », ou bien tel autre artiste devrait apprendre à voir « le bon côté de la colonisation ». 

Plusieurs personnes présentes dans le public lors des délibérations du prix Marcel Duchamp 2018 rapportent notamment des échanges ahurissant à propos du travail de Mohamed Bourouissa dont les pièces soulevaient des  questions en lien avec le passé colonial français. L’un des membres du jury estimant que le « problème de la colonisation était désormais réglé » et qu’il était temps de « passer à autre chose ».

Dans la conjoncture économique actuelle il n’est pas surprenant que les artistes soit réduit.e.s à opter pour l’abnégation, allant jusqu’à accepter les assommantes visites de collections dans les maisons ou appartements bourgeois des membres de l’ADIAF destinées plus à flatter leur narcissisme qu’à développer des échanges constructif. Et, malgré cela, les achats de pièces ou le soutien financier aux artistes est rare. 


Le rapport de l’Adiaf aux galeries

Nombreux.euse.s sont les galeristes français.e.s à déclarer que l’essentiel de leur chiffre d’affaire est réalisé en dehors de la France et que les transactions réalisées avec les membres de l’ADIAF qui collectionnent réellement ne brillent ni par leur nombre ni par leur importance. En outre, on ne dénombre plus les situations où certain.e.s de ces collectionneur.euse.s cherchent le bon coup, avec succès ou non, en court-circuitant les galeries pour acquérir une œuvre directement à l’artiste.

Plusieurs galeristes attestent par ailleurs de la lourde pression financière que représente une participation au prix Marcel Duchamp pour les galeries et les artistes. En effet, si une enveloppe budgétaire de l’ADIAF est bien prévue pour chaque participant.e au prix, elle est uniquement dédiée à la scénographie des œuvres pour l’exposition du Centre Pompidou (cimaises, peinture, moquette, etc.), tout le reste des frais, notamment les frais de productions, incombe aux artistes et aux galeries, soit 60 à 80% du budget total, qui s’élève généralement à plusieurs dizaines de milliers d’euros, selon les participant.e.s. Compte tenu de la pression autour de l’événement pour un.e artiste selectionné.e, rares sont ceux.celles prêt.e.s à renoncer à une production coûteuse et ambitieuse, et nombreux.euses sont ceux.elles qui sortent de cette expérience endetté.e.s ou épuisé.e.s par des mois de levées de fonds.

Cette situation conduit souvent à abîmer les relations entre les artistes sélectionné.e.s et leurs galeristes : au lendemain de l’annonce du Prix 2017, Maja Bajevic a quitté Michel Rein et Vittorio Santoro, Thomas Bernard. Cinq ans après avoir reçu le prix, Julien Prévieux n’est plus représenté par aucune galerie en France et a quitté Jousse Entreprise pour des questions liées au remboursement de la production de son exposition à l’Espace 315 du Centre Pompidou (à l’époque, l’exposition des nommé.e.s avait lieu à la Fiac et c’est le.la lauréat.e qui bénéficiait d’une exposition au Centre Pompidou).

S’il est arrivé à certain.e.s galeristes de soulever la question épineuse des dépenses liées à  la participation d’un.e artiste au prix et des difficultés financières qui en découlent pour les structures les plus fragiles, il leur a été systématiquement répliqué par l’organisation du prix qu’il fallait montrer de la « gratitude » envers l’association qui permettait aux artistes d’exposer au Centre Pompidou. Les galeristes rapportent leur sentiment d’être considéré.e.s comme des prestataires de services et des sources de financement acquises et non comme de réels partenaires, sous prétexte que l’exposition organisée par l’ADIAF permettrait aux artistes et aux galeristes d’obtenir un large retour sur investissement par la vente d’oeuvres. 
Cette vision témoigne d’une méconnaissance de la situation des artistes et galeries de la scène française qui s’exprime généralement dans les réunions de préparation au Prix sous la forme d’un mépris généralisé pour celles et ceux qui auraient du mal à réunir les sommes nécessaires pour briller dans les espaces mis à disposition par le Centre Pompidou (le Centre Pompidou n’entendant rien débourser pour la production de l’exposition).

Face à ce constat, on peut légitimement se poser la question du « soutien » que l’ADIAF entend réellement apporter aux artistes de la scène française et à son écosystème de galeries ou de collectionneur.euse.s. 


Le rapport de l’Adiaf aux collectionneur.euse.s

Malheur aux collectionneur.euse.s ne se reconnaissant pas dans cette association et ayant fait le choix de poursuivre en toute indépendance leur parcours. Un collectionneur raconte ainsi comment il a été pris de haut par un membre de l’ADIAF rencontré à l’occasion d’une visite de collection chez Hélène et Thierry Gontier : « Vous ne voulez pas rentrer à l’ADIAF ? Vous n’appréciez pas le prix Marcel Duchamp ? Vous ne connaissez pas le travail de Marguerite Humeau ? Vous voyez que vous n’y connaissez rien ? Et puis d’ailleurs, je ne vous connais pas, personne ne vous connaît. Bon vent ! ». Les membres les plus éminents du groupe exercent ainsi cet art de la « petite phrase » visant à déstabiliser et rabaisser leurs interlocuteur.rice.s, qu’ils et elles soient artistes, galeristes ou collectionneur.euse.s avec un mépris de classe qu’on pourrait croire révolu …



En octobre 2007, lors d’un entretien, Gilles Fuchs, président de l’Adiaf vantait les mérites de l’association qui permettait selon lui « d’enrayer le lent effacement de la scène française sur la scène mondiale confirmé par le rapport Quemin de 2001 »3. Pourtant un peu plus de dix ans plus tard, les artistes français.e.s n’ont jamais été aussi absent.e.s des débats qui animent aujourd’hui le champ de l’art autour des luttes décoloniales, féministes, queer, anti-racistes, écologistes, anti capitalistes, etc. Un autre rapport, celui du Gouvernement au Parlement sur la situation des arts visuels en date du 9 octobre 20174, confirme quant à lui une inquiétante dégradation des conditions de travail et une forte paupérisation des artistes en France qui ne bénéficient que très rarement de ventes auprès de collectionneur.euse.s français.e.s.

D’autre part la récente et trop tardive prise de conscience suscitée par les propos xénophobes tenus par Bernard Chenebault sur les réseaux sociaux pose sérieusement la question de l’idéologie qui gouverne ces cercles de collectionneur.euse.s non neutre politiquement. Il semble aujourd’hui en effet difficilement concevable pour des artistes qui se sentiraient un tant soit peu concerné.e.s par la montée des idées néo-fascistes en France de faire l’économie d’un questionnement éthique s’agissant de leur collaboration avec de tels milieux de pouvoir.


1    https://next.liberation.fr/culture/2019/09/29/apres-des-propos-incitant-a-abattre-greta-thunberg-le-president-des-amis-du-palais-de-tokyo-limoge_1754344

2    https://www.histoire-image.org/fr/etudes/concours-prix-rome

3    https://www.exporevue.com/magazine/fr/interv_gilles_fuchs.html

4    http://caap.asso.fr/IMG/pdf/rapport_arts_visuels_9_octobre_2017.pdf