Blackflower contre Sunflower


Nous publions aujourd’hui un communiqué – et la réponse qui a suivi – du collectif BlackFlower qui s’est constitué en réaction à un cas de racisme au sein de l’École supérieure des beaux-arts de Bordeaux. L’idée de ce texte n’est pas de mettre au pilori un·e étudiant·e mais de dénoncer la manière dont sont accompagné·e·s les étudiant·e·s en école d’art en France et le racisme structurel qui continue à s’y développer. Comment une des écoles d’art les plus importantes de France, peut laisser un·e étudiant·e évoluer cinq ans en son sein sans qu’aucun·e de ses professeur·e·s ne le·la confronte aux images racistes que propagent ses travaux ?

À l’attention de la direction de l’École supérieure des beaux-arts de Bordeaux, des équipes pédagogiques et administratives

Le vendredi 6 novembre 2020, nous avons pris connaissance avec plusieurs diplômé·e·s et ancien·ne·s étudiant·e·s de l’École supérieure des beaux-arts de Bordeaux, via le compte Instagram de l’école, du travail d’un étudiant en 5ème année à l’école.

Capture d’écran de l’Instagram de l’École supérieur des beaux-arts de Bordeaux

Une story présentait son tableau en cours intitulé : Sunflower Fantasia, avec le commentaire « nous on adore ». Ce tableau représente Sunflower, un personnage raciste inventé par Disney dans les années 1940 qui fut retiré du film Fantasia en 1969, car il perpétuait un stéréotype raciste, reprenant les codes caricaturaux/humoristiques de l’époque esclavagiste.

Suite au dialogue engagé par l’une d’entre nous avec la responsable Communication de l’école, et ayant pris conscience du caractère discriminatoire du travail et de la violence de la story en question, cette dernière a retiré la publication et s’en est excusée.

Nous ne voulons pas en rester là : nous pensons que des peintures racistes n’ont pas leur place dans une école d’art aujourd’hui. Nous voulons également interpeller l’EBABX sur le racisme ordinaire qui a permis aux provocations de cet étudiant de rester sans réponse, et même, comme ici, d’êtres mises en avant et de lui valoir d’être diplômé en 2019.

Rappelons d’abord l’évidence : de telles images, pour les afro-descendant·e·s, sont d’une brutalité insoutenable.

Raviver les stéréotypes de l’époque coloniale et de l’esclavagisme ne peut constituer en aucune façon une posture anti-raciste. Reconnaître l’humanité des personnes noires implique d’apprendre à voir la violence que contient l’imagerie raciste : jouer avec, s’en amuser pour choquer, témoigne d’un confort à l’endroit de la violence indicible des crimes de l’esclavage et de la colonisation, qui n’a d’autre nom que la suprématie blanche.

La posture de cet étudiant (comme le montre une story sur son compte Instagram, représentant le même tableau assorti d’un sondage : « peinture de… Eric Zemmour / [Prénom, nom de l’étudiant]») est celle de ce que le docteur en droit Adilson Moreira qualifie de « racisme récréatif ».
Un racisme récréatif qui serait aussi, en cas de vente de ces tableaux, un racisme lucratif.

Capture d’écran de l’Instagram de l’élève

L’EBABX a failli à sa mission et son engagement en laissant un étudiant développer une thématique raciste dans ses peintures pendant plusieurs années, comme en témoigne son admission au DNA avec les félicitations du jury alors qu’il présentait une peinture raciste (comportant l’inscription « NEGRO », à l’envers sur fond noir et accompagné de dents blanches – les dents suggérant, dans l’imagerie coloniale, le cannibalisme des Noir·e·s). Si ce travail artistique est problématique, le plus grave selon nous est l’aveuglement collectif et le racisme ordinaire qui lui ont permis d’aller jusqu’en cinquième année sans qu’aucun·e membre de l’équipe pédagogique ne confronte cet étudiant au racisme de ses peintures. C’est précisément le rôle du dialogue entre enseignant·e·s et étudiant·e·s de permettre que se développe dans le travail de chacun·e un esprit critique, une sensibilité au monde actuel dans lequel il·elle vit.

L’école n’est pas en droit d’ignorer la question, d’autant plus qu’elle est tenue de respecter l’esprit de la « Charte contre les discriminations » de l’ANdÉA de mars 2015, que nous rappelons :
« Comme le monde de l’art contemporain, nos écoles ont depuis longtemps ouvert leurs portes aux sciences politiques et sociales qui traitent de ces questions, notamment les gender studies et les postcolonial studies qui sont largement actives dans les pratiques des artistes et designers. Ce creuset tout autant théorique que pratique doit nous permettre d’être exemplaires dans nos méthodologies, dans nos projets et dans la vie de nos établissements. »
« Les écoles supérieures d’art s’engagent à : Reconnaître le rôle déterminant de la direction d’établissement comme garant de […] la lutte contre les stéréotypes et contre toutes les discriminations. »

Cinq années après la rédaction de cette charte, la « marche Adama Traoré » du 13 juin 2020 laisse penser que le combat contre le racisme est aujourd’hui à un tournant historique, alors même qu’en parallèle les attitudes réactionnaires et racistes se montrent de plus en plus décomplexées. Nous attendons donc de l’EBABX, école publique et financée par les impôts de tou·te·s, y compris de personnes racisé·e·s, qu’elle prenne parti et s’engage contre le racisme, au nom du respect de tou·te·s.

Nous demandons donc à l’École supérieure des beaux-arts de Bordeaux :
– De cesser de diffuser des contenus racistes sur ses réseaux ;
– De ne pas accorder la diplomabilité aux étudiant·e·s dont le travail est raciste, sexiste et qui véhicule tout autre discrimination ;
– D’organiser des formations d’éducation à la question du racisme et à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation ;
– De retirer l’étudiant susmentionné de son poste de représentant étudiant ;
– D’ajouter à l’enseignement de l’anglais et de l’espagnol une troisième langue, parmi celles des communautés subissant du racisme dans l’établissement (créole,chinois, arabe…) ;
– De recruter des professeur·e·s racisé·e·s, qualifié·e·s sur les questions d’anti-racismes et des pensées décoloniales ;
– De créer un rayon donnant accès abondamment à des ouvrages portant sur les écoles de pensées décoloniales, subaltern studies, cultural studies, black studies, gender et queer studies et des luttes afro-féministes en France et à l’international au sein de la bibliothèque ;
– D’incorporer dans le cours d’histoire de l’art les questions de discriminations et de lutte contre celles-ci (racisme, sexisme, transphobie, etc) et de visibiliser des travaux d’artistes minoritaires à savoir: noir·e·s, racisé·e·s, minorités de genre, queer ;
– De mettre en place plus de conférences, workshops autour de ces questions essentielles au fonctionnement égalitaire de notre société dont notre école se veut la représentante à l’échelle internationale ;
– De proposer un espace d’écoute pour les étudiant·e·s victimes d’agressions discriminatoires au sein de l’école ;
– De faire part publiquement, par les moyens à sa disposition, des engagements qu’elle prend contre le racisme qui existe au sein de l’établissement.

Bordeaux, le 8 novembre 2020
Collectif BlackFlower

Tout ce qui brille n’est pas de l’or


Le directeur de l’EBABX a répondu à notre communiqué. Il affirme d’emblée son
« accord total avec la nécessité impérieuse de lutter contre toutes les formes de discriminations ». Mais surtout, il rend le débat sur le racisme de l’œuvre stérile en invoquant la « simple liberté d’expression ». Cette notion, qui sert à protéger en France l’expression du discours et des idées, indique que nous sommes d’accord sur un point : les peintures de cet étudiant véhiculent des idées. Ces idées sont-elles défendables au nom de la liberté d’expression ? Quelles sont-elles, si ce n’est des idées racistes ? Par ailleurs, nos demandes, balayées d’une réponse « immédiate », selon les mots du directeur, ne sont pas prises au sérieux : elles sont en réalité simplement ignorées. Nous sommes donc dans l’obligation de les rappeler ici :

Capture d’écran du portfolio de l’élève

RECONNAISSANCE

•    Nous demandons la reconnaissance publique par le directeur du caractère raciste des tableaux de l’étudiant. La promesse d’une « convocation par la direction des études, et d’éventuelles mises en garde ou sanction » suite à la publication d’une story Instagram convoquant Eric Zemmour ne peut être suffisante (nous rappelons ici que M. Zemmour a été condamné pour injure et provocation à la haine en septembre 2020 par le Tribunal de Paris). 

•    Nous demandons également la reconnaissance publique par l’école du racisme structurel qui sévit au sein de l’équipe pédagogique, sans lequel l’étudiant n’aurait pas pu produire ces tableaux. En effet, ce dernier a été accompagné par différent·e·s professionnel·e·s et pédagogues qui n’ont à aucun moment semble-t-il tiré la sonnette d’alarme. Plus encore, suite à notre communiqué, quatre professeurs, tous des hommes blancs, ont volé au secours de l’étudiant en affirmant dans un texte commun l’« accompagner depuis 4 ans, et soutenir sa démarche artistique ». Ces professeurs ont joint à leur courrier le portfolio de l’étudiant, espérant « qu’il pourra ainsi lever le malentendu ». Ce portfolio démontre à quel point le racisme est au centre de la pratique de ce dernier. Dans Negroes List (2018), l’étudiant va jusqu’à lister sur un parchemin de 5 mètres de longueur les noms de personnalités noires, entrecoupées du mot « negro », et se terminant sur le mot « negro » répété indéfiniment : l’étudiant suggère qu’il pourrait « encore perdurer pour des mètres et des mètres », il est répété « jusqu’à ce qu’il ne veuille plus rien dire ». Nous dénonçons ici la mise en place, par le moyen du langage et de la répétition, d’une insensibilité à la souffrance des personnes noires, et la mise en place d’une négation systématique de l’humanité de ces personnes. Dans cette liste nous voyons un geste d’endolorissement, de destruction systématique de la plus petite empathie à l’égard des personnes noires : ramenées d’abord « comme à l’époque, à leur négritude » (nous citons l’étudiant dans son portfolio), la liste leur enlève ensuite leur nom, ne gardant que le qualificatif de « negro », et termine par l’annihilation totale de leur existence, le mot « negro », seule trace de cette existence après la disparition des noms, ne voulant par l’effet d’une répétition vertigineuse, « plus rien dire ». Les quatre professeurs se portent garant de la validité de la démarche de l’étudiant qu’ils connaissent depuis quatre ans, et la résument ainsi, sans s’encombrer de plus d’explications : il « s’interroge sur des questions de légitimité ». Nous ne voyons ni trace d’une interrogation dans le travail de l’étudiant (tout y est au contraire limpide, univoque), ni trace du moindre doute sur sa propre légitimité. Si cet étudiant s’interroge sur sa légitimité, il ne le fait donc pas dans son travail, ce qui montre les insuffisances de l’accompagnement de ses professeurs et leur manque d’outils critiques décoloniaux : il ne recule ni devant le fait de raconter l’histoire d’une communauté à laquelle il n’appartient pas, ni devant le fait de réactiver, par les moyens à sa disposition, la brutalité et la terreur subies par cette communauté, sans aucun signe indiquant une distance critique, un rétablissement symbolique de l’humanité des personnes noires. La défense par quatre professeurs du travail de l’étudiant, l’emploi du terme « malentendu » en réponse à l’interpellation argumentée dont il fait l’objet dans notre communiqué, appelle selon nous une sanction de la part de l’école, dans le cadre de l’« ensemble de mesures d’alerte et d’accompagnement » proposées par le directeur dans son courrier. Ces professeurs, dans leur courrier, engagent de façon explicite leur responsabilité, conscients de l’autorité qui est la leur et affirmant « soutenir » l’étudiant. Ils doivent répondre d’un tel acte. Nous demandons également que l’un des professeurs, représentant de l’équipe pédagogique dans les instances de décisions, soit démis de sa fonction.

Capture d’écran du portfolio de l’élève

•    Nous demandons que l’école enquête pour savoir comment les trois membres du jurys qui ont permis à l’étudiant d’accéder au DNAP avec les félicitations n’ont pas eux non plus tiré la sonnette d’alarme. Les œuvres alors présentées, celle où on lit le mot « Negro » mais aussi des installations, ne font qu’alimenter la déshumanisation des corps noirs. Cette enquête doit déboucher sur une série de mesures qui permettront qu’une telle situation ne puisse se reproduire. Nous souhaitons que l’école communique publiquement sur les résultats de cette enquête, et sur les mesures adoptées en conséquence.

•    Nous demandons enfin la reconnaissance publique de la responsabilité de l’école dans ses choix quant à la publication sur les réseaux d’œuvres des étudiant·e·s. En effet, c’est l’image entière, non seulement de l’école, mais aussi du corps enseignant et des élèves, qui est engagée lorsque celles-ci sont mises en avant sur les réseaux.

Par ces quatre éléments de reconnaissance, nous souhaitons amener la direction, l’ensemble de l’équipe pédagogique et les élèves de l’école, mais aussi l’ensemble du milieu de l’art contemporain, à se pencher davantage sur les discriminations, leurs origines, leurs acteur·rice·s ainsi que leurs conséquences afin de permettre une remise en question profonde. Cet état de fait rappelle tout d’abord le manque de diversité dans le monde de l’art contemporain, les institutions, les écoles (corps enseignant, technique, administratif, membres du jury, étudiant·e·s). Parler de manque de diversité c’est constater, en prenant le problème par son autre extrémité, que les instances en question sont avant tout occupées par des personnes blanches. On ne peut lutter contre le racisme sans interroger ce qui, dans le fonctionnement de la blanchité, structure ainsi la société : ce ne sont certainement pas les personnes racisées qui se mettent et se maintiennent elles-mêmes dans une position minorisée. Quand on parle de racisme, il ne faut donc pas oublier que la blanchité est le problème. Elle peut se résumer à deux choses : l’accès à des ressources que seules les personnes blanches ont, le maintien de privilèges pour et par les personnes blanches, et une forme d’aveuglement qui touche précisément cet état de fait. Cet aveuglement va de l’ignorance à l’inconscience, de l’inconscience à l’esquive, et à la capacité à maintenir le flou par tous les moyens, sur la structure raciste de la société. Ce racisme n’épargne pas les milieux dits « progressistes », comme celui de l’art contemporain : si l’anti-racisme y est clamé haut et fort, presque rien de l’immense chantier nécessaire n’est mis en place. Inviter des artistes racisé·e·s dans des expositions, des conférences ou des workshops ne garantit pas qu’on s’engage dans une pratique anti-raciste ou décoloniale. L’accueil chaleureux réservé à notre communiqué exigeant et ambitieux (le directeur nous « remercie de notre vigilance », les quatre professeurs invitent à « discuter ensemble de vives voix » des questions soulevées, qui « sont importantes et intéressantes ») dit bien l’inertie programmée dont des personnes blanches, supposément progressistes, se rendent complices : la dimension d’interpellation de notre communiqué est niée. On ne nous accorde même pas le conflit : on nous flatte, on nous encourage, et surtout on tue d’emblée la possibilité même d’une remise en question puisque ces personnes, pourtant exerçant des postes clés, refusent à ce niveau de rendre des comptes, ce qui pourtant est le seul acte qui garantit la légitimité à exercer leur fonction. Cette inertie et cette déresponsabilisation doivent cesser.


PROPOSITIONS

Si nous sommes encore insatisfait·e·s, nous avons également des propositions allant dans le sens d’une meilleure prise en compte du racisme structurel dans l’école, et d’une décolonisation des équipes et enseignant·e·s :
la tenue d’une projection du film La Fabrique des contre-récits (2020) de Pascale Obolo, suivie d’une discussion avec la réalisatrice, en partenariat avec l’Espace 29 à Bordeaux ;un workshop de Pascale Obolo coordonné avec un·e ou des professeur·e·s de l’EBABX, donnant des outils critiques décoloniaux en art ;une conférence de Jean-François Boclé coordonnée avec un·e ou des professeur·e·s de l’EBABX, échangeant autour de la pratique esthétique et décoloniale de l’artiste ;
un workshop en présence de Silina Syan, jeune diplômée de la Villa Arson, abordant la question de l’appropriation culturelle ;un workshop questionnant la production artistique des populations racialement dominantes, à savoir les personnes blanches, en France à propos des populations racialement dominées en France en général, et des personnes noires et nord africaines en particulier ;plusieurs workshops inter-hiérarchiques menés par des étudiant·e·s et jeunes diplômé·e·s en direction du corps enseignant sur les questions de discriminations et notamment sur les questions antiracistes, en coordination avec des collectifs étudiants travaillant sur ces questions de discriminations comme Outrage, Cyber-Sistas, Balance ton école d’art.

APPEL

Nous appelons toute personne ou collectif solidaire au soutien de notre initiative, en relayant ce communiqué et en interpellant l’EBABX. Nous appelons les institutions de l’art contemporain, les artistes, les étudiant·e·s et toute personne concernée à engager par les moyens à leur disposition le chantier nécessaire afin de mettre un terme au racisme dans le milieu de l’art contemporain et de l’enseignement supérieur en France. Nous remercions celles et ceux qui nous ont déjà apporté leur soutien : l’Espace 29, la revue Afrikadaa, la revue Show et la Villa Arson qui nous a donné la parole lors du séminaire « Les pédagogies critiques en écoles d’art ». Enfin, nous appelons les collectifs et personnes qui agissent contre les discriminations et pour l’anti-racisme en écoles d’art à nous rejoindre lors d’une première rencontre inter-collectifs organisée à Paris, le 22 janvier 2021 (nous écrire pour les détails).

Collectif BlackFlower 
Contact : collectif_blackflower@outlook.fr