Racisme systémique, ordre policier et institutions culturelles françaises : la persistance du déni


Le rassemblement organisé à l’initiative du Comité Adama devant le Tribunal de grande instance de Paris mardi 2 juin 2020 est un tournant historique dans la lutte – longtemps ignorée – contre les violences policières en France.
Aux côtés d’une immense foule de jeunes non-blanc·he·s, on pouvait également noter la présence bienvenue de nombreux·se·s acteur·rice·s souvent blanc·he·s issu·e·s du monde de l’art (artistes, employé·e·s d’institutions culturelles, commissaires d’exposition, etc).

De nombreuses institutions culturelles se sont également illustrées en publiant le même jour d’innombrables black squares accompagnés de messages de solidarité sur les comptes officiels de leurs réseaux sociaux.
Il faut évidemment se réjouir et saluer ces prises de conscience dans un milieu qui est bien souvent structuré de telle sorte à faire barrage aux luttes contre l’oppression. Toutefois cela ne doit pas empêcher de se livrer à une analyse s’agissant de ces récentes prises de positions qui dans leur grande majorité ont pour effet d’entretenir un déni collectif à propos du racisme institutionnel en France en lien avec les milieux culturels. Ce processus prend notamment forme à travers des discours visant à extérioriser les causes du racisme institutionnel en dehors des frontières de la France ou/et en dehors de celles du champ de l’art ou encore en usant de symboles n’ayant aucune vocation à provoquer des changements structurels concrets au sein des institutions culturelles.

Beaucoup de ces messages de solidarité (notamment les publications émanant des institutions) se référent en priorité au cas des États-Unis suite à l’assassinat par la police de George Floyd à Minneapolis. L’usage du black square accompagné d’un message souvent très vague à propos du racisme aux États-Unis ou d’un simple #blackouttuesday a été une pratique très répandue parmi les galeries, fondations privées, centres d’art, musées. Pour la plupart d’entre elles·eux, iels profitaient également de cette occasion pour nous rappeler leur supposé combat quotidien contre le racisme au travers de leurs actions culturelles.

Il est  frappant d’observer qu’aucune de ces publications n’a établi de parallèle entre le meurtre de George Floyd aux États-Unis et la situation française, en refusant par exemple d’appeler à rejoindre le rassemblement organisé par le Comité Adama le même jour. Comme l’explique très bien Maboula Soumahoro dans un entretien sur Mediapart le 4 juin 2020, en dépit des spécificités de ces deux nations, éviter la comparaison entre les États-Unis et la France permet de ne pas assumer la réalité présente des violences policières et du racisme structurel en France. Évacuer  cette articulation entre les deux situations permet notamment de se dédouaner de l’histoire du traitement des personnes racisées en France jusqu’à nos jours (traite négrière, esclavagisme en Outre-mer comme en métroplole, colonialisme, impérialisme, contrôles au faciès, violences policières dans les banlieues, discrimination au logement, à l’embauche, etc).

En outre, la quasi totalité de ces messages, que ce soit ceux évoquant la situation américaine ou bien ceux se référant au cas français, proposent presque tous une narration visant à présenter le champ de l’art, ses institutions, ses artistes, comme des allié·e·s naturel·le·s des luttes anti-racistes et contre les violences policières.Il est  nécessaire de venir nuancer ce récit très commode pour le milieu de l’art en rappelant que les institutions culturelles sont avant tout les alliées du racisme structurel français. Si l’ordre socio-racial de contrôle des corps racisés dans nos sociétés tient effectivement beaucoup à l’institution policière, les institutions culturelles ne sont pas en reste en ce qui concerne le  racisme systémique. L’histoire de l’art occidental est le reflet de nos sociétés profondément enracinées dans leur passé colonial et leurs traditions racistes s’appuyant sur des mécanismes d’invisibilisation, d’exotisation, de fétichisation et de commodification des corps racisés et de leur représentation. Cette expression de ce qui relève d’une culture de suprématie blanche se manifeste par la quasi absence de personnes racisé·e·s au sein de ces institutions en dehors des agent·e·s de sécurité et de nettoyage ou bien d’une présence tolérée selon une logique d’exceptionnalité. Combien de personnes racisé·e·s dirigent des institutions culturelles aujourd’hui ? Combien de personnes racisé·e·s sont à la tête des grandes entreprises capitalistes qui financent ces institutions ? Combien la France a t-elle connu de ministre de la culture racisé‧e ?

Comme l’écrit Mehdi Derfoufi à propos du jeu vidéo (mais cela s’applique très bien au monde de l’art): « […] une “diversité” qui ne s’accompagne pas d’une remise en cause de la nature systémique des dominations –  naturalisées et invisibilisées à travers les institutions, les cadres de pensée, les principes et valeurs, etc. – n’est qu’une concession cosmétique du système dominant. Une concession qui n’empêche nullement la perpétuation des inégalités et des représentations sexistes et racistes. […] faire une place aux minorités ne suffit pas à changer les choses en profondeur. Si l’ambition est de produire des représentations non discriminantes, il est nécessaire que les minorités aient non pas une place mais le pouvoir, à travers leurs expressions spécifiques, de définir les règles du jeu.11. Mehdi Derfoufi, « Sexe, race et gaming : Le jeu vidéo à l’épreuve des différences » publié dans Revue du Crieur, n°14, octobre 2019, La Découverte / Médiapart, p. 84 »

Qui plus est, la plupart des institutions d’art contemporain (galerie, fondations) s’implantent aujourd’hui dans le cadre de grands projets de gentrification des périphéries urbaines venant ainsi renforcer la ségrégation raciale sur le territoire français repoussant toujours plus loin les populations pauvres, souvent racisées, vers des territoires ravagés par les inégalités, l’absence de service publics et fortement soumis à la domination policière.

C’est la raison pour laquelle il apparaît légitime aujourd’hui de questionner le bien-fondé de ces messages de solidarité qui n’intègrent pas de réflexion de fond sur les institutions culturelles comme parties prenantes des enchevêtrements entre ordre racial, ordre policier, racisme systémique d’état et capitalisme colonial. Ne pas entreprendre ce travail institue une préemption de l’espace médiatique par ces acteur·.rice·.s qui s’autoproclament en première ligne du combat antiraciste et non comme les causes qui produisent le racisme systémique en France.

Tant que les institutions et les personnes en position de pouvoir des milieux culturels n’assumeront pas leur part de responsabilité dans le racisme systémique qui structure aujourd’hui la société française, leur absence de connaissances et de positionnement clair à ce propos, il semble difficile de voir émerger une quelconque conversation voir une alliance entre les luttes antiracistes et ces organes de pouvoir en dehors d’une logique de capitalisation par ces derniers sur ces sujets. Un mécanisme qu’Olivier Marboeuf analyse très justement : « Après avoir boudé un temps les études culturelles, les savoirs pratiques et productions minoritaires critiques, l’art contemporain occidental a entrepris à leur endroit une opération de réification et de capitalisation rapide – l’une étant la condition de l’autre. Cette stratégie de valorisation et de visibilité soudaine ne saurait être confondue avec une quelconque forme de décolonisation tant elle constitue d’évidence avant tout une énième mutation du capitalisme vers une forme cognitive. Opéré par des artistes, des professionnels et des institutions de l’art ce nouvel épisode n’est pas moins extractif que ses prédécesseurs, il n’est pas moins une forme d’appropriation de toutes les ressources et savoirs disponibles. Il n’est pas moins compétitif et toxique. Il épuise la force transformatrice du geste décolonial minoritaire en faisant de sa saisie critique non plus une opération à même d’affecter l’ordre politique et social mais une simple catégorie dans l’économie des savoirs22.Olivier Marbœuf, « Décoloniser c’est être là, décoloniser c’est fuir : marronnages depuis l’hospitalité toxique et alliances dans les mangroves », dans Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès (dir.), Décolonisons les arts !, L’Arche, Paris, 2018, p.75. »

La fabrication d’un récit mensonger visant à présenter les institutions culturelles du bon côté de l’histoire et des luttes antiracistes ne peut que déboucher sur une amplification des colères et des formes de reconfiguration des dominations. Cette colère s’est d’ailleurs exprimée à juste titre mardi dernier suite à la publication d’un black square sur le compte officiel du Palais de Tokyo accompagné du commentaire suivant : « For us black is not a color. We believe and engage everyday in social and racial equality ». Rappelons que le Palais de Tokyo s’est illustré ces dernières années notamment par une exposition raciste sur la «  scène française » intitulée « Futur, ancien, fugitif » qui sur 45 artistes ne comptait qu’un artiste racisé ou en organisant la biennale de Lyon avec le soutien de Total, une entreprise très investie dans le pillage des ressources pétrolifère de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Il n’en fallait pas moins pour que le Palais de Tokyo s’attire les foudres de certaines personnes concernées ou informées à propos de la question du racisme institutionnel.

Le plus grand centre d’art français a finalement pris la décision de supprimer son commentaire faisant ainsi le choix du révisionnisme par effacement, plutôt que celui de la remise en question en engageant une conversation sur les raisons de son déni. Le black square du Palais de Tokyo est depuis accompagné d’un nouveau commentaire : « our world is burning » en référence au titre d’une exposition actuellement présentée en ses murs transformant un flagrant délit de déni en opportunité marketing.

Nous avons commencé un recensement des différentes attitudes des institutions culturelles françaises à l’égard du racisme systèmique et des luttes antiracistes. Nous nous sommes inspiré du modèle proposé par Layemi Ikomi :

Pour prolonger la réflexion :

Liste de ressources francophones pour l’éducation antiraciste par Laurianne Mélierre

La domination policière, Mathieu Rigouste, La Fabrique, 2012

« SFMOMA Accused of Censoring Black Voices After Removing Comment by Former Employee », Hakim Bishara, Hyperallergic, 2 juin 2020

« The Bulldozing Effect of the Black Square », Lauren Lluveras, Hyperallergic, 4 juin 2020

Décolonisons les arts ! , sous la direction de Leila Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, Feuilleter, 2018

« The Problem with Representation », Zarina Muhammad, The White Pube, 2019

On being included: Racism and Diversity in Institutional Life, Sarah Ahmed, Duke University Press Books (March 28, 2012)

« Nelson-Atkins Museum Allowed Police to Station on Premises, Sparking Outcry », Valentina Di Liscia Hyperallergic, 1 juin 2020