ENTRETIEN


Seumboy Vrainom :€, fondateur de la chaîne Histoires Crépues

Seumboy Vrainom :€ est le fondateur de la chaîne Histoires Crépues, sur YouTube et Instagram. Fondée en avril 2020, elle aborde les histoires coloniales françaises à travers des sources d’époque commentées et augmentées. Pour Documentations, il revient sur les débuts de la chaîne, sa méthode de travail et son approche de l’écriture de l’histoire en France. À la fois artiste et activiste, Seumboy Vrainom :€ évoque son imbrication dans plusieurs mondes militants, son rapport à l’art contemporain et ses perspectives pour les luttes à venir.


Documentations : Bonjour Seumboy ! Est-ce que tu peux nous parler de ta chaîne Histoires Crépues en quelques mots ?

Seumboy Vrainom :€ Histoires Crépues est une chaîne qui cherche à vulgariser l’histoire coloniale française. La chaîne vise à donner envie d’en savoir plus, à attiser la curiosité, et à donner des sources qui permettent de faire un défrichage. Elle apporte des notions, des noms et des anecdotes pour oser s’emparer de l’histoire coloniale française. Je ne cherche pas à être historien, je veux d’abord dire aux gens : les sources existent en ligne pour vous aider à comprendre ce qu’était l’histoire coloniale. Je veux montrer une circulation entre différentes archives en ligne et proposer une lecture.

D : Dans tes vidéos, tu fais beaucoup appel à Wikipédia, même si c’est souvent pour en rappeler les limites du contenu. Comment se fait-il que cette plateforme ouverte soit si pleine de langage colonial mal digéré, mais aussi de trous de mémoire et d’histoire ahurissants ? Comment t’en sers-tu pour déconstruire les mythes ?

SV : Je travaille beaucoup avec des captures d’écran. Wikipédia montre la manière dont la société a digéré une information : c’est un collage de sources facilement accessibles. Par exemple, à propos de Savorgnan de Brazza, on retrouve toujours les mêmes articles de référence. Partir des manques de Wikipédia me permet de parler de l’absence collective de mémoire. C’est aussi une incitation à corriger des articles. Je donne des sources et je me dis : peut-être que dans deux ans, des gens vont corriger Wikipedia avec des sources que j’ai rendues plus accessibles.

Concernant l’histoire coloniale, en général, il y a peu de sources vraiment faciles d’accès. Wikipedia est aveugle sur les questions de colonialisme parce que la vulgarisation n’est pas assez faite. Il y a beaucoup de thèses, de travaux de spécialistes, mais il faut trouver l’ISBN, avoir accès à des sources non disponibles en ligne, et ainsi de suite. De plus, les gens qui produisent des sujets d’histoire sur Wikipédia sont des blancs, souvent des hommes, plutôt intéressés par les guerres mondiales ou les conflits actuels. Ils vont être très détaillés sur ce qui touche à leurs intérêts et à leurs préoccupations, mais pas vraiment sur l’histoire coloniale.

D : Tu prépares en ce moment un dossier sur les relations entre la France et le Liban. Peux-tu nous parler de ta démarche et de ta méthode pour aborder un sujet historique aussi conflictuel, qui a donné lieu à beaucoup d’historiographies divergentes, y compris pour les personnes concernées ?

SV : Je travaille en ce moment à une nouvelle vidéo, qui va durer 30 minutes, qui aborde les relations franco-libanaises vues depuis la France, et notamment la mise en scène de l’importance de la communauté maronite dans ces relations. Le premier problème est que je ne suis pas Libanais. Je ne connaissais pas l’histoire du Liban, je connais peu de Libanais·es et peu d’historien·ne·s libanais·es ou du Liban. J’ai lu le plus d’articles en ligne possible pour écrire la manière dont cette histoire est racontée en France. La vidéo est un compte-rendu sur ce qui se trouve en ligne, plus que l’histoire des relations en elle-même. Rien qu’avec cela, j’ai vu une contradiction entre ces sources.

Je n’ai pas encore fait vérifier la vidéo, mais le problème est que c’est compliqué de faire ça dans le processus de montage. C’est la dernière fois que je m’attaque à un enjeu aussi massif ! La prochaine fois, je n’aborderai que des points de détail. 

D : Est-ce que Histoires Crépues est une aventure solo ?

SV : C’est moi qui porte la chaîne Histoires Crépues, mais je ne peux pas dire que c’est une aventure solo. Je suis bien entouré, plein de gens m’ont aidé, des personnes capables de faire des retours, d’encourager, de donner des idées, d’aider à postuler à des bourses.

D : En novembre 2020, tu as lancé un format collaboratif appelé On creuse. Les premières séances ont été dédiées à des moments de recherche à propos de Djamila Bouhired, de la révolte des femmes de Lomé de 1933, et de Hô Chi Minh. Peux-tu nous parler de cette nouvelle manière de travailler pour toi ?

SV : Depuis les Beaux-Arts, ce qui m’intéresse est le travail collectif. C’est pour ça que j’ai cofondé le Nani$ôka Groupe. Seul·e, on fait des choses, mais en groupe on se nourrit d’une autre manière les un·e·s les autres. Le format collaboratif On creuse veut reproduire cette logique et permettre à la curiosité des gens qui suivent Histoires Crépues de s’exprimer, avec d’autres personnes, pour leur permettre d’apprendre ensemble.

Après tout, je ne connais pas beaucoup plus l’histoire que les gens qui suivent ma chaîne. On s’attaque à des anecdotes que personne ne maîtrise, qu’on va chercher à vulgariser pour y avoir accès, et on va se demander comment faire ça ensemble. Pour l’instant, ce format n’a été fait que sur Zoom, mais j’espère pouvoir le faire aussi dans l’espace physique.

D : As-tu été influencé par le format des edit-a-thons, ces rassemblements courts et intensifs qui visent à remplir des pans lacunaires de Wikipédia, qu’on a beaucoup vu notamment sur la question de la sous-représentation des femmes dans l’encyclopédie ?

SV : J’ai participé à des formats comme ça avec l’association Noircir Wikipedia, qui soulève des questions afro ou afrodescendantes dans Wikipédia en français ou en espagnol. J’ai participé à un atelier organisé à La Colonie, qui a été un moment déclencheur pour moi. On peut se réunir pour discuter et éditer un article ! Ça m’a donné l’idée du format On creuse. D’ailleurs, je vais proposer des featuring entre Histoires Crépues et Noircir Wikipédia.

D : Comment ta chaîne a-t-elle été reçue par les historien·ne·s ? As-tu des conversations et des retours sur les contenus que tu publies ?

SV : Pour l’instant, ce sont plutôt des gens qui font des études d’histoire qui m’envoient des retours. Ces gens aiment bien la méthodologie d’Histoires Crépues, la manière dont on vulgarise. J’ai aussi des retours de profs d’histoire, plutôt en collège et lycée, qui ne savent souvent pas comment aborder les questions coloniales avec leurs élèves. Je suis intervenu dans un collège et ça faisait clairement plaisir au professeur de voir quelqu’un qui travaillait via les réseaux sociaux. C’est un aspect qui apporte un support pédagogique de plus. Mais je n’ai pas encore rencontré un·e historien·ne pour véritablement me poser et travailler. Ça viendra, le Covid a sûrement ralenti cette démarche. En 2021, j’espère pouvoir me poser pour travailler plus avec des historien·nes, les contacter, les rémunérer, et il me faudrait une boite de prod pour me décharger de toute une partie de ce travail. 


D : Dans le champ de l’histoire, on a l’impression que le discours sur la colonisation puis la décolonisation a été approprié par quelques historiens blancs (volontairement non-inclusif), comme le très médiatique et prolifique Pascal Blanchard. Partages-tu ce constat de l’invisibilisation, au-moins médiatique, des chercheur·se·s racisé·e·s ? Histoires Crépues peut-elle contribuer à l’émergence d’autres voix ?

SV : Oui, je regarde qui a écrit, mais vu le niveau de non-existence de cette histoire, le plus important pour moi est que ça circule. Par exemple, dans le domaine audiovisuel, quelqu’un comme Pascal Blanchard prend beaucoup d’espace médiatique. Mais j’ai franchement l’impression que le plus important est que cette histoire coloniale soit vulgarisée et devienne une catégorie normale. On connaît la Préhistoire, la Seconde Guerre mondiale, le Moyen-Âge. On doit aussi penser à la Colonisation comme une de ces catégories, et pas comme une histoire « à côté » qui serait réservée aux spécialistes.

Au moment de la recherche, je vais lire ce qui a été produit par des chercheur·se·s blanc·he·s et non-blanc·he·s, mais je n’ai jamais pris d’information de Pascal Blanchard. Je ne suis pas très influencé par sa manière de vulgariser l’histoire, mais je lis des personnes blanches qui ont édité des atlas coloniaux et tout un tas de livres. Je vois bien qu’il y a une invisibilisation dans ce domaine, mais je ne sais pas assez bien comment fonctionnent les études d’histoire pour analyser ça. C’est certainement systémique comme dans les écoles de beaux-arts, et comme beaucoup d’autres milieux.

Un autre exemple de vulgarisation audiovisuelle est le film en quatre parties Les Routes de l’esclavage (2018) coréalisé par Fanny Glissant, qui est une adaptation du travail d’une autrice blanche [l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, ndlr]. Ce documentaire montre comment des personnes racisées peuvent se réapproprier des choses écrites par d’autres personnes qui sont blanches. Ce qui est important avec Histoires Crépues, c’est que des personnes racisées prennent la parole sur ces sujets en essayant de le faire avec une méthodologie pertinente.

D : Tu es aussi un artiste contemporain. Est-ce que tu dirais que le développement d’Histoires Crépues est lié à ta pratique artistique ? Ou que ce sont des activités bien distinctes ?

SV : J’essaie d’éviter le terme « artiste contemporain ». Dans les milieux artistiques, je me présente comme « apprenti chamane numérique ». En 2021, je vais me présenter comme « militant hors-sol ». Histoires Crépues, c’est le prolongement de ce que j’ai développé comme apprenti chamane numérique, d’une pratique où je cherchais comment investir l’espace numérique, y compris spirituellement, et donc politiquement.

L’art est une zone de confort, je peux y faire ce que je veux du moment que j’argumente bien, il y a toujours un public réceptif. Il y a au moins mes potes qui vont me dire c’est cool. Avec Histoires Crépues, je peux apporter mon travail à d’autres publics, prendre le risque de la rencontre avec des gens qui n’ont pas le vocabulaire artistique et susciter une curiosité.

La spiritualité numérique permet de parler de politique. On vit dans l’espace numérique tout le temps, il est partout autour de nous. On le considère trop souvent comme uniquement technique, comme si c’était uniquement un outil. Pourtant, l’espace numérique est présent et agissant sur nous. On agit tellement au travers de lui que, pour moi, il faudrait le faire entrer dans notre cosmogonie au même titre que l’air, la terre, le feu, ou les ondes. Ce sont des choses qui font partie de notre environnement, de notre manière de voir le monde. Elles touchent à la spiritualité en construisant un regard sur le monde. Ce regard va conditionner notre manière d’agir dans ce monde et nous donner des règles et des directions.


Pour moi, c’est en cela que cette spiritualité numérique rejoint le politique. Cette conception du monde, cette conscience de la manière dont on est au monde, permet de se positionner politiquement. Je viens d’une famille évangélique, au christianisme très pratiquant, très actif, militant, où il y a toujours eu cette évidence selon laquelle la spiritualité permet une action politique, même sans partager cette foi. 

C’est cette fusion entre les deux que je vais nommer « militant hors-sol ». Je ne suis pas quelqu’un de déraciné, mais je pense que j’ai grandi hors-sol. Je ne me suis ni identifié à la terre où j’ai grandi, ni à celle de mes parents. J’ai grandi dans une cité, au 13ème étage, dans un lieu dont on me dit qu’il faut partir parce que c’est mal vu, un lieu qui est voué à disparaître parce qu’il va être gentrifié, donc je me vois hors-sol. Maintenant, comment est-ce que je peux développer un engagement politique à partir de ce hors-sol ? Puisque ma cosmogonie est l’espace numérique, qui est hors-sol comme moi, je vais chercher à les fusionner pour me réapproprier ces espaces numériques et politiques.

D : Comment décrirais-tu ton inscription dans le monde militant ? Celui de l’art contemporain, mais aussi en dehors ?

SV : Les personnes dont je suis les plus proches sont des gens avec un positionnement politique, mais pas forcément lié·e·s à des mouvements organisés. Pour parler de ma propre inscription : j’ai commencé à être impliqué dans des mouvements militants aux Beaux-Arts d’Angoulême. J’étais impliqué dans un mouvement d’occupation des Beaux-Arts d’Avignon, et dans des groupes de réflexion, par exemple celui que j’ai cofondé avec Jérémy Dussaussoy aux Beaux-Arts d’Angoulême qui déconstruisait l’actualité. C’était en 2015, juste après Charlie Hebdo, dans le contexte de l’engagement en Syrie. Angoulême était une école de BD, donc très affectée par ces événements et ces questions.

Je suis maintenant impliqué dans Décoloniser les arts (DLA), Extinction Rebellion, et la Coordination autonome noire. Je suis aussi lié à Génération Afrotopia, avec son podcast Afrotopiques. Je préfère les mouvements plus généralistes. DLA m’intéresse pour son aspect décolonial, moins pour son aspect artistique. Ce collectif aborde plutôt des questions qui concernent le spectacle vivant, le mouvement est assez peu focalisé sur l’art contemporain. J’étais aussi présent tous les samedis aux manifestations des Gilets jaunes à Paris, mais juste présent, comme beaucoup de monde, sans être vraiment actif dans un bloc.    


D : Ta chaîne a eu grand succès et continue à monter. Tu touches maintenant largement au-delà du champ de l’art. Est-ce que ce changement d’échelle, voire de public, a changé la manière dont tu parles, et celle avec laquelle tu t’exprimes visuellement ?

SV : Oui, malheureusement ! Quand j’ai lancé Histoires Crépues, j’avais l’idée d’un contenu accessible mais avec une forte patte artistique, ce qui se voit dans les premières vidéos publiées sur YouTube. Il y a des fonds en peinture numérique, un cadre de smartphone créé avec l’artiste Eden Tinto-Collins, donc une dimension très plastique. Mais après une dizaine de vidéos, je me suis rendu compte que c’était trop lourd. C’était lourd financièrement, en temps, et en exigence graphique ; c’était infaisable.

Je suis revenu vers des formes de collage avec des emojis, des annotations, des bidouillages et des captures d’écran, ce que je fais beaucoup en format story. Je me suis rendu compte que les stories circulaient beaucoup plus massivement que les vidéos YouTube, aussi grâce à leur format vertical et non horizontal.

Je suis artiste, OK, mais je dois considérer la manière dont mon art se confronte à la réalité du moment, c’est-à-dire à la circulation massive de vidéos sur Internet. Je suis toujours gêné quand je vois, dans les écoles des beaux-arts ou dans le milieu de l’art, des gens qui méprisent les vidéos virales. Je préfère me demander comment, en tant qu’artistes, on peut créer une vidéo qui puisse suivre ces chemins de circulation, qui sont empruntés par plein de vidéos tous les jours.

D : Tu as lancé Histoires Crépues au printemps 2020, dans un moment de grande intensité militante. Il y a eu en très peu de temps le contexte de l’assassinat de George Floyd à Minneapolis, le retour de la question des violences policières en France, et la destruction et la mise au rebut de nombreuses statues aux États-Unis et en Europe. Ce moment a imposé dans le débat public la question de la mémoire coloniale dans l’espace politique et l’espace public en France. Souhaites-tu revenir sur cette période particulière ? Après quelques mois, y a-t-il déjà, selon toi, des enseignements à en tirer ?

SV : L’histoire se répète à chaque fois, et les mouvements sociaux sont comme des vagues. La première vague est incroyable. Puis ça redescend et on pense que tout est perdu. Mais elle ressurgit plus tard et plus fort. Ce mouvement n’a pas du tout commencé avec la mort de George Floyd : il y avait un contexte dans lequel plein de gens réfléchissaient et bouillonnaient, mais se pensaient dans une impasse. On avait vu les Gilets jaunes et Extinction Rebellion qui ne mobilisaient pas de personnes racisées, ou très peu. Leur espace n’était pas accueillant. Individuellement, oui peut-être, mais pas pour un groupe.

Et là, le confinement arrive : ça bouillonne, il y a une série de violences policières en cité, et moi pendant ce temps je travaille sur Joseph Gallieni avec l’idée de faire renommer la station de métro Gallieni, à Bagnolet. J’avais même écrit un article avec DLA dans Médiapart plus d’un an avant toute cette histoire. DLA avait aussi organisé une cérémonie rituelle devant le monument à la mission Marchand. Et là, en mai 2020, il y a d’abord eu le déboulonnage de statue de Victor Schœlcher en Martinique. Trois jours après, c’était l’assassinat de George Floyd par la police à Minneapolis. C’est tout ce bouillonnement qui a déclenché la vague. Avec le mouvement autour de l’assassinat de George Floyd, on a eu l’impression que des comptes militants s’étaient créés, mais ils existaient déjà. Ils étaient dans un état de tension indépendant qui avait besoin d’un déclencheur.

J’avais lancé Histoires Crépues en avril sur Youtube. Au début, Instagram était juste un accessoire. Il y avait peut-être 1 000 personnes qui suivaient. Beaucoup de choses sont arrivées pendant le confinement, par exemple la soi-disant fin du Franc CFA, et j’ai de plus en plus utilisé Instagram pour réagir à l’actualité. Et là, je vois que la vidéo IGTV sur le Franc CFA fait 12 000 vues, contre 400 sur Youtube. Puis il y a 20 000 vues avec la vidéo sur le déboulonnage de Schœlcher, et ensuite 50 000 vues pour la vidéo sur la mort de George Floyd. Des cercles de Guadeloupe font circuler les vidéos, d’autres cercles le font en métropole. Ensuite, la statue d’Edward Colston est elle aussi déboulonnée en Angleterre. Je fais une vidéo sur Gallieni à ce moment-là : 600 000 vues ! 

Ce que je retiens de cette période, c’est qu’on était prêt·e·s, mais que dans la comm. Suite à la mort de George Floyd, il n’y a pas eu de structure capable d’imposer un rapport de force hors de la communication. On a été capables de diffuser massivement, de produire des ressources, mais pas d’organiser des actions. Ce constat qu’il manque des structures d’organisation est directement lié à mon engagement avec la Coordination autonome noire.

Alors qu’on n’était que dans l’espace des réseaux, comme sur Instagram, beaucoup de gens se sont épuisés pour répondre à l’exigence de la communauté. Il y a eu des burnouts militants de ouf alors qu’il n’y avait même pas de militantisme de terrain. Je retiens qu’il faut des organisations physiques capables d’être réactives lors de la prochaine vague.

D : Comment vois-tu la « lutte » dans le champ de l’art contemporain ? Y a-t-il des victoires, des avancées concrètes, à obtenir ici ?

SV : Je suis pessimiste sur le fait de pouvoir changer ce qu’on appelle aujourd’hui le monde de l’art contemporain, qui n’est que l’un des mondes de l’art contemporain, celui qui a le plus de visibilité ou de légitimité à le revendiquer. Je ne vois pas de subversion qui puisse venir de l’intérieur.

Je ne viens pas d’une culture dans laquelle l’art contemporain était vraiment présent. Quand je suis arrivé dans ces espaces dits légitimes, je me suis rendu compte que des gens faisaient ce qu’ils et elles voulaient avec plus ou moins de bagage théorique, étaient validé·e·s par leurs pairs, pouvaient obtenir des subventions et même spéculer. En fait, je ne crois pas en l’art. Je suis plus attentif aux schémas sociaux que j’observe, aux circulations d’argent ou de pouvoir que je vois.

Je suis passé par l’École offshore de Paul Devautour à Shanghai. Là bas, j’ai compris que plusieurs communautés d’art peuvent se déployer sans attendre la validation de la communauté principale. Paul Devautour et Stephen Wright parlent de « coefficient d’art injecté dans des activités plus communes ». S’attaquer aux structures devient moins important parce qu’on peut faire des choses et les charger en art. Je préfère faire ça plutôt que de faire changer des structures dans lesquelles je me reconnais trop peu, ni dans l’histoire qu’elles portent, ni le discours qu’elles portent.

L’art contemporain m’intéresse dans la liberté qu’il procure. Même si tu n’es pas reconnu·e, tu peux faire ton truc avec ton cercle qui te valide. On peut circuler aisément d’un milieu à l’autre avec la casquette d’artiste. C’est un outil dont j’essaie de m’emparer : quand je suis dans un mouvement militant, dire que je suis artiste m’ouvre beaucoup de portes. On n’attend pas de moi un savoir très spécifique, tout en acceptant que je puisse donner mon point de vue. Là où je trouve un intérêt ou une richesse politique, c’est sur ces sujets-là.

Mais quand, depuis l’extérieur, j’essaie d’aller vers l’art contemporain, je suis démuni. Je regarde peu ce qui se passe dans le champ de l’art, ça aussi explique ma méfiance. Je connais les institutions de nom mais elles ne m’intéressent pas tant que ça. Je suis content de voir du soutien et de l’enthousiasme autour de mon travail, qui est quand même assez bien reçu, mais je ne crois pas à une possibilité d’action politique dans cet espace.

D : Le champ de l’art s’est beaucoup intéressé aux histoires coloniales ces dernières années. Penses-tu que la visibilité de certain·e·s artistes et intellectuel·le·s proches du milieu a pu contribuer à des avancées politiques ?

SV : À mon échelle, Kader Attia et La Colonie m’ont influencé. C’est ce genre de forme qui m’intéresse : il se met à côté des institutions, avec un modèle économique particulier, qui n’est pas là pour montrer de l’art mais pour générer une circulation d’idées et d’énergies qui permettent d’avancer collectivement. Évidemment, il y a plein de choses à critiquer, mais cet effort m’a beaucoup touché.



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