Confrontés à la crise du Covid-19, de nombreux musées aux États-Unis ont annoncé des licenciements, des coupes budgétaires sèches et même des fermetures définitives. La plupart des musées anticipent une situation financière difficile pour les années à venir. Les services d’accueil, de gardiennage, de pédagogie et de médiation culturelle ont souvent été les premières victimes de cette nouvelle austérité. Les coupes et les renvois ont notamment affecté les museum educators – les éducateur·rice·s et médiateur·rice·s, souvent indépendant·e·s – de manière disproportionnée. Alors que les grands musées américains à la santé financière insolente affichent depuis quelques années leurs prétentions à l’inclusivité et à la diversité, ils n’hésitent pas à plonger dans la précarité leurs employé·e·s les plus vulnérables. Leurs réponses à cette crise révèlent plus fort que jamais les véritables priorités de ces institutions au service des plus privilégié·e·s.
Nous nous entretenons aujourd’hui avec l’éducateur et médiateur Camilo Godoy, qui vit à New York et travaille en tant qu’éducateur indépendant pour plusieurs institutions artistiques. Il nous parle de la vocation des éducateur·rice·s, de leur importance sociale à New York et de leurs difficultés dans le contexte particulier des relations de travail aux États-Unis pendant la pandémie de Covid-19.
Cet entretien fait partie d’un effort pour offrir des perspectives internationales sur nos luttes et entretenir des liens de solidarité. Elle nous paraît faire écho, entre autres, à la mobilisation du Collectif des Vacataires Paris-Musées, avec qui nous avons réalisé un entretien en mars. La situation précaire des éducateur·rice·s et médiateur·rice·s des musées aux États-Unis résonne avec celle des nombreux·ses artistes et travailleur·se·s de l’art laissé·e·s sur le bas-côté dans le sillage de la crise du Covid-19 en Europe.
Documentations : Bonjour Camilo ! Peux-tu nous parler de ton travail en tant qu’artiste et qu’éducateur et médiateur dans les musées de New York ?
Camilo Godoy : D’abord je suis artiste, j’ai une pratique d’exposition qui est plutôt active depuis environ trois ans, aux États-Unis et à l’étranger. Dans le même temps, je gagne ma vie en tant qu’éducateur. À l’université, j’ai étudié à la fois l’art et la médiation culturelle (arts education). Il y a cinq ans, j’ai participé à un programme intensif sur dix mois au Brooklyn Museum, le Museum Education Fellowship. C’était mon premier emploi à plein-temps dans une institution artistique. Après le Brooklyn Museum, j’ai commencé à enseigner à la New York Historical Society, puis au Whitney Museum. J’ai aussi travaillé au Leslie-Lohman Museum pour lequel j’ai élaboré des programmes éducatifs. J’ai également travaillé pour des institutions qui ne sont pas des musées, par exemple la Dedalus Foundation, Recess et CUE Art Foundation. Les cinq dernières années, je me suis frayé un chemin dans le monde de l’art en tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’éducateur et médiateur. Cela m’a permis d’accéder à des institutions très diverses, avec des collections, mais aussi des manières d’envisager l’art, très différentes.
D : Peux-tu nous en dire plus sur ta fonction d’éducateur et de médiateur ? Avec quels publics travailles-tu ?
CG : J’ai collaboré avec presque tous les publics avec qui les musées travaillent. J’ai travaillé avec des scolaires, de la petite section au lycée. J’ai travaillé avec des personnes âgées. J’ai travaillé avec des personnes en situation de handicap. J’ai travaillé avec des personnes migrant·e·s. À Recess, mon travail à temps partiel est un programme d’alternative à l’emprisonnement : le système judiciaire donne à des jeunes, entre 19 et 25 ans, l’opportunité de suivre un programme d’éducation artistique au centre d’art pour un certain nombre d’heures, ordonnées par le tribunal, au lieu de passer du temps en prison. Certain·e·s de ces participant·e·s portent un bracelet électronique. J’ai pu travailler avec des étudiant·e·s et des publics de tous horizons.
J’ai travaillé dans tous les quartiers (boroughs) de New York. J’ai passé beaucoup de temps dans le métro : une grande partie de la médiation ne se fait pas dans les musées eux-mêmes, mais auprès de lieux partenaires. J’ai été partout, dans le Bronx, le Queens, à Staten Island, à Brooklyn, pour réaliser ces projets éducatifs auprès de communautés très diverses. J’ai beaucoup appris de ce travail dans toute la ville au contact de personnes très différentes. C’est une joie et une immense opportunité d’apprentissage ! En tant qu’artiste, c’est génial de pouvoir collaborer avec des gens de tous horizons et de se débrouiller pour faire des sessions qui soient à la fois agréables et mémorables pour des jeunes de 5 ans ou des personnes de 80 ans !
D : Les médiateur·rice·s et éducateur·rice·s travaillent pour plusieurs institutions à la fois. Est-ce que les honoraires varient beaucoup ?
CG : Il y a des différences énormes. Selon les institutions, j’ai touché des montants très différents pour le même nombre d’heures travaillées. À la New York Historical Society, un cours d’une heure est payé 25 $. Au Brooklyn Museum, un cours d’une heure est payé 50 $, tandis qu’au Whitney Museum une session de 70 minutes est rémunérée 110 $.
D : Est-ce que les éducateur·rice·s et médiateur·rice·s sont souvent, comme toi, également des artistes ?
CG : Tout à fait. La plupart des éducateur·rice·s sont des artistes qui gagnent leur vie par la médiation culturelle. Les éducateur·rice·s de musée ont historiquement été des artistes. On peut penser à Fred Wilson, un artiste qui, quand il était jeune, a travaillé comme éducateur. Une grande partie de sa pratique de critique institutionnelle provient de cette expérience en tant qu’éducateur. Elle est venue de cette pratique du dialogue avec une collection, avec une exposition, avec l’histoire. Un échange avec des élèves ou avec le public est un moment très fructueux pour adopter une perspective critique sur les œuvres d’art, l’histoire ou la politique.
Dans le cas du Whitney, de nombreux·ses artistes y travaillent parce que les programmes de médiation de l’institution se concentrent sur la pratique artistique – et les artistes font de l’art. C’est très précieux d’avoir des éducateur·rice·s qui ont elles et eux-mêmes une pratique de création. Il faut être un·e artiste pour transmettre car il faut avoir à la fois des notions d’histoire de l’art, une expérience de la création artistique et une formation pédagogique. Ces trois éléments font des éducateur·rice·s accompli·e·s et précieux·se·s pour l’institution.
Les musées ont très consciemment pour habitude d’engager des personnes qui ont une pratique artistique. Ce n’est pas le cas de tout le monde, certaines personnes ont par exemple suivi des formations spécialisés en médiation (museum education). Ces personnes ne sont pas nécessairement des artistes mais ont un intérêt pour la muséologie et la médiation. Certain·e·s ne sont pas artistes mais sont de superbes éducateur·rice·s !
Pour beaucoup d’artistes, les métiers de la médiation sont attractifs en raison de leur flexibilité. Être éducateur·rice, ce n’est pas être enfermé·e dans un bureau ; on peut contrôler son emploi du temps. Si je ne suis pas disponible pour une session, je peux demander à un·e collègue de prendre ma place. Si j’ai une exposition pour laquelle je dois voyager pendant dix jours, je peux me faire remplacer. C’est un travail très flexible, mais qui manque complètement de sécurité. On a la flexibilité, mais il n’y a aucune protection sociale. Et dans une crise comme celle que nous traversons, la flexibilité ne sert plus à rien – il ne reste qu’un job sans filet de sécurité.
D : Donc, il est possible de travailler pour un même musée pendant des années, tout en restant indépendant·e, sans aucune garantie sociale ?
CG : Oui, c’est exact. Aucun des musées pour lesquels j’ai travaillé ne m’a donné de couverture sociale. Ils ne donnent ni d’assurance maladie ni d’assurance chômage. Jusqu’à récemment, je n’avais même pas de congés maladie. L’année dernière, la ville de New York a imposé un certain nombre de jours de congé maladie à partir d’un certain nombre d’heures travaillées. Ça n’a jamais été les personnes d’abord mais toujours le profit d’abord. Nous assistons à la désintégration complète d’un système qui ne s’est jamais occupé des personnes.
Cette réalité profite aux musées. Si les musées engagent des travailleur·se·s indépendant·e·s, ils n’ont pas à payer d’assurance santé. Ils n’ont pas à payer d’impôts. À la fin de l’année, c’est à moi de payer ces impôts, qui n’ont pas été réglés par les musées. En ce qui concerne l’assurance chômage, jusqu’à cette crise, je ne pouvais pas y prétendre si on mettait fin à mon contrat. J’étais indépendant et, jusqu’à ce cauchemar, les allocations chômage étaient réservées aux personnes engagées à temps plein ou à temps partiel.
D : Comment la crise du Covid-19 t’a-t-elle affecté, et comment a-t-elle touché les éducateur·rice·s et médiateur·rice·s en général ? Avez-vous pu bénéficier de mesures exceptionnelles de soutien ?
CG : En raison de la crise, le Congrès a voté une loi comprenant un programme d’aide qui étend l’assurance chômage aux travailleur·se·s indépendant·e·s. Je me suis inscrit pour recevoir des allocations chômage car, même si je n’ai pas été licencié, mes revenus du Whitney ne sont même pas la moitié de ce qu’ils étaient auparavant. Je gagne un tiers de ce que je touchais car je n’enseigne presque plus. Nous avons commencé à faire des sessions en ligne, mais ça vient de commencer et je touche beaucoup moins que si tout cela n’était pas arrivé.
En ce moment, nous traversons une crise et je me retrouve sans assurance maladie. C’est parce que je ne suis pas employé à temps plein – tous mes revenus sont sous le statut d’indépendant. Les élections arrivent en novembre et je pensais qu’avec la victoire possible d’un candidat démocrate cette situation allait changer dans l’année. Il fallait juste que je ne tombe pas malade jusque là ! C’est dingue d’en arriver à penser comme ça. Je n’allais pas payer pour un contrat d’assurance maladie à 200 $ ou 300 $ par mois en sachant que j’allais rarement en avoir besoin. C’est une décision très étrange à prendre. Est-ce que je prends une assurance ou non ? Est-ce que c’est de l’argent gaspillé ? Est-ce qu’il ne vaut mieux pas le mettre de côté ? « Je vais rester en bonne santé pour ne pas gâcher d’argent. » C’est comme ça qu’on l’envisage, on pense à cet argent comme s’il était jeté par les fenêtres.
Heureusement, je n’ai pas d’enfants, je n’ai pas de problèmes de santé, donc je me sens plutôt privilégié. Je n’imagine même pas avoir une famille dans cette situation. C’est déjà épouvantable pour une personne seule. Beaucoup d’éducateur·rice·s ne sont pas aussi jeunes que moi, ont travaillé pour les musées plus de vingt ans, ont des familles, des partenaires ou des enfants, sont plus agé·e·s et donc plus vulnérables aux risques sanitaires comme celui que nous connaissons aujourd’hui. Les employé·e·s des musées en bas de l’échelle du monde de l’art sont les plus vulnérables. Nous n’avons pas d’assurance maladie, nous n’avons pas de sécurité de l’emploi – nous n’avons que l’incertitude.
D : Peux-tu nous dire comment la crise du Covid-19 a affecté les employé·e·s des musées à New York ?
CG : Le Whitney a licencié 76 personnes. Ces 76 employé·e·s avaient moins de deux ans d’ancienneté et travaillaient en contact avec le public. C’étaient les personnes au vestiaire, les agent·e·s d’accueil – des personnes qui ne peuvent pas faire de télétravail. Si ton job est de vendre les billets et que le musée est fermé, le musée se dit : « Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? » Il faut soutenir ces personnes là. Sans elles et eux, le musée n’existerait pas.
Le MoMA a rompu les contrats de 85 éducateur·rice·s et médiateur·rice·s. La New York Historical Society continue d’assurer de l’enseignement à distance. Le Guggenheim continue de payer des éducateur·rice·s pour l’enseignement à distance, mais ils ont aussi licencié des employé·e·s. Le Met envisage l’enseignement numérique, mais eux aussi ont procédé à des licenciements. Cela dit, de nombreuses personnes au sommet de la hiérarchie ont été très transparent·e·s sur les finances des musées et sur les réductions de salaire auxquelles ils et elles ont consenti11. NDLR : En salaire annuel, le directeur du Whitney Museum touche 1,1 million de dollars, la directrice du Brooklyn Museum touche 500 000 dollars, et le directeur du MoMA touche 2,2 millions de dollars. Les salaires des directeur·rice·s de musée aux États-Unis sont sans commune mesure avec leurs homologues d’Europe. Le collectif Indebted Art Workers a compilé et rendu public les salaires des employé·e·s de nombreux musées américains pour illustrer le fossé des rémunérations. Ces réductions de salaires semblent donc être la moindre des choses alors que ces institutions licencient du jour au lendemain un nombre important de leurs employé·e·s. Mais seules, elles ne suffisent pas et peuvent n’être que des annonces de communication.. Le directeur du Whitney a annoncé une réduction de 20 % de son salaire. La directrice de la New York Historical Society a accepté une réduction de 50 %. Au Brooklyn Museum, la directrice a consenti à une réduction de salaire de 25 %. Au MoMA, probablement rien du tout !
D: Les musées peuvent mettre fin aux contrats des éducateur·rice·s d’un jour à l’autre ?
CG : Mon contrat est une blague. Il n’y a aucune sécurité de l’emploi. Le contrat dit littéralement qu’il peut être résilié à n’importe quel moment. C’est ce qui est arrivé au MoMA. Les contrats ont simplement été résiliés, ils n’ont pas utilisé le terme de « licenciement ». Le MoMA a juste dit à ses éducateur·rice·s : « Nous mettons fin à vos contrats et nous n’aurons plus de programme d’éducation et de médiation pour des mois, sinon des années. » J’ai eu très peur quand un·e collègue du MoMA a partagé cet e-mail avec moi, il était terrifiant. Et d’habitude, si le MoMA fait quelque chose, le Whitney le fait aussi.
Je me suis dit que j’allais moi aussi recevoir un e-mail annonçant la fin de mon contrat dans les jours à venir. Mais ce n’est pas arrivé. Le Whitney a fait quelque chose auquel je ne m’attendais pas du tout, qui était de protéger leurs éducateur·rice·s et médiateur·rice·s. Le Whitney m’a impressionné. Le directeur du département d’éducation a fait une réunion en vidéo avec nous et nous a dit « Nous devons protéger les personnes et nous devons protéger les emplois. »
Ils n’ont pas dit que nous serions payé·e·s moins – nous serions payé·e·s au même tarif horaire que si nous travaillions physiquement au musée – mais c’était évident que allions travailler moins. Tous les publics n’allaient pas avoir recours aux activités en ligne. Au Whitney, je pouvais toucher jusqu’à 2 500 $ bruts par mois. Ça sonne comme une grosse somme, et ça l’est, mais c’est avant impôts22. NDLR : le loyer moyen d’un 50m2 à Brooklyn, dans les quartiers considérés comme abordables, est de 2 500 $ par mois ; les polices d’assurance maladie peuvent coûter plusieurs centaines de dollars par mois ; ces chiffres ne comprennent aucune assurance chômage ni congés payés.. Et c’est pour un mois où j’assure beaucoup de sessions. D’habitude je mène trente sessions par mois, maintenant c’est seulement cinq.
D : D’après toi, pourquoi certains musées ont-ils pris de meilleures mesures que d’autres ?
CG : Il y avait des précédents. Avant ce cauchemar, le Whitney a fait face à beaucoup de polémiques autour de sa biennale. Durant la dernière, en 2019, il y a eu de nombreuses manifestations au Whitney contre l’un des membres de son conseil d’administration, Warren Kanders, qui est le propriétaire d’une société d’armement. Beaucoup de personnes ont protesté. Leurs actions ont réussi et il a finalement démissionné. Lors de la Whitney Biennial de 2017, une artiste avait exposé une peinture raciste. Toutes ces polémiques ont créé un environnement dans lequel le Whitney ne pouvait pas, moralement, se permettre une nouvelle controverse, comme licencier tout son personnel d’éducation et de médiation.
Je sais aussi que certaines personnes à la direction du service pédagogique du musée ont rendu ces efforts possible. Certaines personnes dont la voix compte ont dit : « Nous devons protéger les gens en bas de l’échelle car ils et elles sont le visage du musée. » Sans leurs éducateur·rice·s et médiateur·rice·s, les musées ne pourraient pas accueillir tout le monde, un point c’est tout. Les actions pédagogiques et de médiation qui ont lieu au Whitney ne pourraient pas se tenir sans les vingt éducateur·rice·s et médiateur·rice·s qui y travaillent sans aucune protection sociale.
D : Donc les musées agissent en anticipant qu’ils vont devoir rendre des comptes plus tard ?
CG : Rendre des comptes à qui ? Non, ils ne sont responsables devant rien ni personne. Sauf si des gens se pointent et manifestent tous les jours, mais on ne peut pas se mobiliser physiquement en ce moment. J’espère que les éducateur·rice·s du MoMA vont lancer une campagne de name and shame pour couvrir le MoMA de honte. Ce que le MoMA a fait est scandaleux. Ils viennent d’inaugurer leur nouveau bâtiment, ils ont un fonds de dotation de 1,7 milliard de dollars. La différence entre le salaire du directeur et celui d’un·e éducateur·rice est dingue. Le MoMA a toujours été odieux, c’est une institution très élitiste qui a souvent pris de très mauvaises décisions. Je souhaite juste qu’il y ait une campagne contre le MoMA sur les réseaux sociaux pour leur faire honte ! Tous les jours, « Honte au MoMA, honte au MoMA, honte au MoMA ! » C’est injuste. Qu’est-ce qu’un musée sans ses éducateur·rice·s, sans ses médiateur·rice·s ?
D : Penses-tu que cette crise révèle les véritables priorités, le vrai visage, de ces institutions ?
CG : Bien sûr ! La médiation et l’éducation ne coûtent rien par rapport aux expositions. Il faut lire les déclarations d’intention (mission statements) de ces musées. Par exemple, le MoMA dit que « notre vocation repose sur l’éducation » (our mission has been funded on education). Comment peuvent-ils prétendre être une institution éducative sans leurs éducateur·rice·s, qu’ils viennent de licencier avec un e-mail froid et terrifiant en pleine crise ? Dans un moment comme celui-ci, nous devons obtenir deux choses des institutions : la vérité et l’empathie. Cet e-mail, strictement juridique et écrit à l’emporte-pièce, avait sûrement une part de vérité, mais sans aucune empathie.
D : Certaines institutions sont-elles revenues sur leurs décisions initiales ?
CG : Non, pas vraiment. Les seuls tournants étaient plutôt au moment de la fermeture. Certains musées et certaines bibliothèques ont déclaré « Nous resterons ouvert·e·s au public » et moins d’une semaine plus tard tout était fermé.
D : Tu as dit qu’il était impossible de manifester physiquement en ce moment. Est-ce que toi et tes collègues ont pu se mobiliser d’une autre manière ? Comment avez-vous relayé vos besoins et vos difficultés ?
CG : On écrit beaucoup d’e-mails. Beaucoup de collègues ont peur. Au Whitney, quand l’équipe du musée nous a dit qu’ils et elles ne savaient pas de quoi le mois d’avril allait être fait, j’étais très effrayé. J’ai envoyé des e-mails à tou·te·s mes collègues et je leur ai dit qu’il fallait parler et se préparer à faire quelque chose. Nous avons fait un appel vidéo, avons échangé, et beaucoup de personnes avaient très peur de l’activisme. Pour être honnête, beaucoup de personnes ont peur de passer à l’action, même s’il s’agit seulement d’écrire une lettre33. NDLR : Sans surprise, les relations de travail aux États-Unis découragent fortement le recours aux syndicats et le militantisme en général, y compris dans le champ de l’art contemporain. À l’automne dernier, les tentatives du personnel du New Museum de se syndiquer ont mis en évidence la résistance féroce des musées, prêts à payer très chers pour engager des cabinets spécialisés dans la « casse de syndicaliste » (union busting). Les musées et d’autres institutions artistiques entretiennent fréquemment un climat de peur qui réprime même la plus petite mobilisation liée aux conditions de travail..
Nous nous sommes mis·es d’accord pour écrire une lettre qui détaillerait l’impact financier de cette crise pour la plupart d’entre nous. Cette chute des revenus, notamment due au moindre nombre ou à l’absence des sessions pédagogiques, grève notre budget. Un·e collègue a débuté la lettre et nous avons tou·te·s ajouté nos contributions sur un fichier partagé. Deux jours plus tard nous avons fait une nouvelle réunion vidéo et beaucoup de personnes ont exprimé leur peur : ils et elles avaient peur d’écrire, peur d’envoyer une lettre. Je ne pouvais pas y croire. Je ne pouvais pas croire que des personnes n’allaient pas prendre la parole face à une telle crise. Certain·e·s collègues disaient : « Nous devrions être reconnaissant·e·s, nous serons payé·e·s pour le mois de mars », alors que, pour moi, nous ne devions de reconnaissance à personne. C’est notre travail, nous devions être payé·e·s. Je ne pouvais pas y croire. Je vais au travail, je prépare mes cours, j’enseigne, donc je suis payé – point barre. Il y avait ce complexe de gratitude typique des États-Unis que je ne pouvais pas supporter.
Donc ça n’a pas marché, aucune lettre n’a été envoyée. Au lieu d’écrire une lettre collective, nous avons écrit individuellement un e-mail à la directrice du service pédagogique, quelque chose de simple pour demander des nouvelles et témoigner à notre niveau de l’impact de la crise. Je pense que ça a eu un effet. Mais j’étais choqué de voir cette peur chez des personnes qui sont des éducateur·rice·s qui, selon moi, sont des personnes qui adoptent un regard critique, qui s’intéressent à des manières alternatives de prendre des décisions, qui expérimentent en permanence.
Il y a aussi eu cette table ronde virtuelle au Vera List Center, qui a été très suivie. Elle rassemblait le collectif Art + Museum Transparency, d’autres travailleur·se·s des musées et un syndicaliste, entre autres. On a beaucoup parlé de la situation des éducateur·rice·s. Plus de 350 personnes ont suivi la conversation vidéo. C’est génial, mais je ne sais pas à quel point cette mobilisation pourra se concrétiser étant donné que tout est en ligne. On verra.
D : Quel est le rôle des syndicats dans ce contexte ?
CG : Les éducateur·rice·s et médiateur·rice·s ne sont pas syndiqué·e·s. Nous devons nous syndiquer ! Nos contrats devraient être garantis par des syndicats. Nous devrions avoir accès à des intermédiaires pour nous défendre, sinon nous sommes vulnérables. Les installateur·rice·s d’art, les gardien·ne·s – tout le monde devrait adhérer à un syndicat. Il y en a assez ! Il nous faut des contrats viables, qui apportent de la sécurité.
D : D’après toi, que peuvent faire les musées pour répondre aux besoins les plus urgents des éducateur·rice·s à New York pour les mois à venir ?
CG : Les musées doivent s’adapter aux nouvelles circonstances. Les services pédagogiques doivent mettre en place des sessions numériques. La ville de New York a déjà annoncé que les écoles resteraient fermées jusqu’à la fin de l’année scolaire, soit la fin juin. C’est tout le mois d’avril, tout le mois de mai et tout le mois de juin. Pendant ces trois mois, les élèves ne vont pas être en classe de manière normale, il y aura des trous dans leur apprentissage. En plus, beaucoup de personnes doivent concilier le fait d’être parent à plein-temps et travailleur·se à plein-temps.
Pour les musées, ça devrait être une opportunité pour créer des contenus utiles, ludiques et pédagogiques pour construire des ponts entre leurs collections et les écoles. Le Whitney et le Guggenheim, par exemple, envisagent ces projets comme une manière de remplir leur vocation autrement. Cela veut dire familiariser des publics à la collection et enseigner à partir de la collection. Si les musées font cela, ils affirment leur raison d’être – mais ils doivent aussi payer celles et ceux qui font ce travail de médiation.
C’est très bien que le Whitney fasse ça. Je souhaiterais juste que tous les musées le fassent aussi. En somme, il faut que les musées s’adaptent, continuent leur travail, soutiennent les éducateur·rice·s, soutiennent les familles et tout·te·s celles et ceux qui se retrouvent au milieu de cette crise en devant à la fois être parent et enseigner – c’est beaucoup.
D : Tu as partagé avec nous cette lettre ouverte d’Arlene Dávila, publiée par Hyperallergic le 17 avril : À la mémoire du flirt entre monde de l’art et diversité (In Memoriam of the Art World’s Romance with Diversity). L’article traite de la dimension politique de la médiation pour la diversité dans le contexte de New York. Peux-tu nous en dire plus ?
CG : Le maire actuel de New York a mis en place une structure de financement public pour les institutions artistiques qui indexe les subventions sur des quotas de diversité. Il y a un consensus sur le fait que les institutions ont grand besoin de se diversifier. Comme Arlene Dávila le montre, les coupes réalisées par les musées sur leurs programmes pédagogiques et de médiation montrent que ces initiatives de diversité n’étaient pas grand chose d’autre que du baratin, de la publicité. Elle dit que « la diversité pourrait-être l’une des premières victimes du Covid-19 ». Elle affirme que les musées ne doivent pas seulement diversifier le bas de l’échelle, mais tous les métiers, et prendre en compte « le logement et la santé comme des droits fondamentaux des travailleur·se·s ».
Les services pédagogiques et de médiation sont de loin les services les plus divers des musées. Ils sont souvent composés en grande majorité de femmes, ce qui est super. Au service pédagogique du Whitney, il n’y a que deux hommes, dont moi. Cependant, il n’y a pas une seule personne noire sur vingt éducateur·rice·s et médiateur·rice·s. Ce sont surtout des femmes blanches. En tant que personne Latinx et gay, je suis plutôt dans la minorité. Il y a quelques femmes Latinx et quelques femmes asiatiques. Le Brooklyn Museum est plutôt divers en terme d’éducation et de médiation.
Ce n’est malheureusement pas une surprise que, dans cette crise, les personnes qui meurent le plus soient des personnes racisées, des personnes pauvres. Ce sont les personnes que l’on retrouve tout en bas de l’échelle dans les musées. Les gardien·ne·s sont presque tou·te·s Noir·e·s ou non-blanc·he·s. Les employé·e·s d’accueil sont en très grande majorité non-blanc·he·s. Les employé·e·s de ménage sont en très grande majorité non-blanc·he·s. La racialisation des musées crève les yeux. Le Guggenheim a engagé une curatrice Noire pour la première fois cette année, alors que le musée est ouvert depuis les années 1950.
On le sait, cette crise affecte d’une façon disproportionnée les personnes en bas de l’échelle sociale. Tous ces licenciements et cette crise économique vont défaire tout le travail qui a été entrepris pour rendre les institutions responsables, inclusives et équitables. De plus, si les musées ne changent pas leurs salaires pour les postes de début de carrière, alors seules des personnes blanches aisées pourront se permettre de postuler et d’être engagées.
Pour une personne qui ne vient pas déjà d’un milieu aisé, un poste de début de carrière de curateur·rice ou d’historien·ne de l’art n’est pas envisageable car il n’est pas assez payé pour répondre aux besoins de base. Si le paysage financier du monde de l’art change, si le milieu rémunère le travail pour permettre à chacun·e de subvenir à ses besoins, alors les personnes qui ont été historiquement marginalisées en raison de leur race et de leur classe pourront enfin y être bienvenues. Mais pour le moment, il y a très peu de portes d’entrée ouvertes dans le monde de l’art.
D : Comment on se sort de là ?
CG : Que les musées paient des salaires décents, qui permettent de vivre, même au bas de l’échelle. Qu’ils cessent de précariser les postes de service au public, qu’ils les rendent vivables. On devrait pouvoir dire : « Je travaille au Whitney et je gagne ma vie en accueillant le public. » Ça ne devrait pas être méprisé, mais dignifié, c’est un emploi plein de sens. C’est la vitrine du musée, la personne qui donne le billet, le premier contact entre l’institution et le public. Ces emplois doivent être valorisés.
À l’instant où je vous parle, le Whitney a des gardien·ne·s qui travaillent au musée. Ces personnes prennent les transports pendant des heures depuis Brooklyn, le Queens, le Bronx, pour s’assurer que personne ne s’introduise dans le musée. Ces personnes devraient recevoir une prime, ces personnes devraient être payé·e·s dignement, parce que maintenant, en plein milieu de cette crise, ils et elles risquent leur vie pour protéger le musée.
Le monde de l’art dévore et profite du travail de tellement de personnes. Beaucoup de gens n’ont jamais de reconnaissance pour leur travail. Ils et elles sont toujours en bas de l’échelle, ne peuvent participer aux festivités que lorsqu’il·elle·s doivent y travailler, que quand il faut installer ou démonter. Tout ce travail doit être respecté, on ne doit pas le considérer comme invisible, fait par des gens qui ne sont pas les bienvenu·e·s au vernissage. Tout le monde doit être bienvenu·e parce que tout le monde travaille ici. Jusqu’à ce qu’on défasse ces absurdités de hiérarchie et de classe, il n’y aura pas de changement.
Camilo Godoy est un artiste et éducateur vivant et travaillant à New York. Il est diplômé de la New School. Son travail a été présenté au Brooklyn Museum, à CUE, à Danspace Project et à la Biennale de Toronto. Il a enseigné au Whitney Museum, à la Dedalus Foundation et au Leslie-Lohman Museum.