Entretien avec Maître Lucie-Lou Pignot, avocate en droit du travail


LucieLou Pignot, avocate engagée dans la défense des salarié·e·s et des syndicats, s’est entretenue avec la rédaction de Documentations à propos des abus de pouvoir et du harcèlement moral dans le milieu de l’art. Maître Pignot revient notamment sur certaines spécificités de ce milieu professionnel qui peuvent expliquer la récurrence de ces pratiques dans les institutions culturelles : un problème systémique qui se conjugue à un problème de personnalité. L’entretien offre une vision pratique de l’état du droit du travail en France (code du travail, jurisprudence, doctrine) et des juridictions en charge de juger des litiges liés au monde du travail. Lucie-Lou Pignot rappelle, à juste titre, qu’au delà des recours individuels seule l’organisation collective des travailleur·se·s permettra de mettre un terme à ces pratiques.

Documentations : Avant d’évoquer la question du harcèlement moral, pourriez-vous nous parler des rhétoriques et des mythologies des acteur·rice·s du monde de l’art qui permettent à ce milieu professionnel de s’instituer comme exception au droit commun ?

Lucie-Lou Pignot : L’idée que le droit du travail n’a pas vraiment sa place dans le milieu de l’art est communément partagée et rarement questionnée. À cela, on peut avancer plusieurs hypothèses.
La première hypothèse tient peut-être à l’idée farfelue, mais bien ancrée, que les artistes et celles et ceux qui les entourent se sont dirigé·e·s sciemment vers la précarité, qu’elle constituerait le sacrifice fondateur offert à leur vocation et qu’il·elle·s doivent désormais l’assumer jusqu’au bout. Puisqu’il·elle·s n’ont pas fait le choix d’un « vrai » métier, il·elle·s seraient bien malvenu·e·s de venir désormais exiger les mêmes droits que les « vrai·e·s » travailleur·se·s – celles et ceux qui ont fait le choix de la stabilité de l’emploi et de revenus décents. En outre, la précarité du milieu et la faiblesse des rémunérations habituellement pratiquées se conjuguent avec le sentiment qu’avoir l’honneur de signer un contrat de travail impose une reconnaissance éternelle exempte de toute réserve sur les conditions d’exercice de la profession choisie. Pour justifier un tel sacrifice, le monde de l’entreprise est couramment présenté par les travailleur·se·s de l’art comme un contexte répulsif où l’on s’expose à mourir d’ennui à petit feu. À l’intersection entre ces deux représentations, s’instaure une zone où le droit du travail est perçu comme une chimère. Une seconde hypothèse serait celle du syndrome des milieux où la moindre réclamation est perçue – à tort ou à raison – comme susceptible de se retourner contre celui qui la formule et d’affecter durablement sa vie professionnelle. La dernière enfin, plus prosaïque, n’est pas propre au milieu artistique et tient à la taille des structures employant des salarié·e·s. Plus l’employeur·se est « modeste » – entendons par là uniquement qu’il·elle emploie un nombre peu important de salarié·e·s –  moins ce·tte dernier·ière se sentira concerné par le droit du travail, appréhendé comme un ensemble de règles inadaptées aussi bien à son activité qu’à ses ressources. Ici, la méconnaissance du droit du travail est finalement la chose la mieux partagée entre la direction et les salarié·e·s. Sans compter l’absence de représentation du personnel aussi bien élue que syndicale tenant notamment à la faiblesse des effectifs. Ces hypothèses sont des pistes de travail, loin d’être exhaustives mais elles n’ont pour finalité que d’éclairer le contexte de cette réflexion. On relèvera pour conclure que dans les professions à forte mythologie comme c’est le cas dans le milieu de l’art, mais également dans d’autres milieux – du monde hospitalier au monde agricole – le droit du travail est souvent malmené ; les limites étant floues, elles sont tranquillement – voire naïvement – repoussées par l’employeur·se sans trouver en face de résistance de la part de salarié·e·s qui manquent de repères sur ce qui est acceptable ou non. En effet, les deux parties se retrouvent dans l’intérêt supérieur du mythe partagé mais finiront le plus souvent par se perdre face à l’inégalité inhérente au lien de subordination.

D. : Simultanément à des phénomènes de repolitisation du champ de l’art sur de nombreux terrains de lutte, il semblerait que la parole commence peu à peu à se libérer au sujet des conditions de travail dans ce milieu. Souvent, les personnes à l’initiative de prises de parole ou d’actions pour dénoncer des conditions de travail violentes/abusives font allusion au harcèlement moral. Pourriez-vous rappeler ce qu’est le harcèlement moral du point de vue du droit du travail ? Y a-t-il une manière de le décrire qui permette de le reconnaître de manière systématique ?
 

L.L. P. : Les salarié·e·s qui se disent victimes de harcèlement moral sont souvent suspecté·e·s d’abuser de cette qualification pour décrire un vécu au travail qui, s’il n’est pas idyllique, ne serait pas pour autant répréhensible. Cette suspicion est paradoxalement alimentée par la popularité même de la notion de harcèlement : face à tant de salarié·e·s qui s’estiment harcelé·e·s, sans doute est-il plus rassurant d’y voir un dévoiement du concept plutôt que d’interroger la banalité de la souffrance au travail et la variété de ses manifestations.  La défiance s’appuie aussi sur l’idée que le harcèlement serait bien trop subjectif pour faire l’objet d’une régulation juridique et a fortiori d’une réponse judiciaire adéquate.  C’est oublier que le Code du travail ne donne pas de véritable définition du harcèlement moral, s’attachant à en décrire les effets sur la victime plutôt que de dresser une liste exhaustive de comportements caractéristiques d’une situation de harcèlement moral. L’article L.1152-1 du Code du travail dispose ainsi qu’« aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».  Face à une telle définition, destinée à offrir aux juges un large pouvoir d’appréciation et d’interprétation, il serait fastidieux de dresser une liste d’agissements susceptibles de recouvrir la qualification de harcèlement moral.  Si l’on voit bien l’intérêt de laisser une telle liste ouverte, cette définition ne facilite pas pour autant la reconnaissance des situations de harcèlement moral et par suite leur réparation.  Le harcèlement est souvent très difficile à objectiver pour la victime car il se passe souvent autant d’écrit que de témoins. Et si par extraordinaire de tels témoins existent, rares sont ceux·celles qui acceptent d’attester de ce qu’il·elle·s ont vu ou entendu.   
Sans doute conscient de cette difficulté, le·la législateur·rice a tout de même aménagé la charge de la preuve. En d’autres termes, le·la salarié·e n’a pas à établir la preuve du harcèlement moral mais devra seulement présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement (mise à l’écart, brimades, dénigrement, mesures vexatoires, déclassement, etc.). Ce sera dès lors à l’employeur·se de démontrer que les agissements reprochés ne sont pas constitutifs d’une situation de harcèlement moral et sont justifiés par des éléments objectifs.  Cet aménagement n’existe cependant qu’en matière civile. Car il faut rappeler que le harcèlement moral – tout comme le harcèlement sexuel – sont non seulement des comportements prohibés par le Code du travail mais aussi des délits pénalement sanctionnés.  Un·e  salarié·e qui s’estime victime de harcèlement aura donc la possibilité de saisir le Conseil de Prud’hommes mais aussi de porter plainte. Cependant, dans ce dernier cas, il·elle devra rapporter la preuve du harcèlement qu’il·elle invoque ; la présomption d’innocence faisant obstacle à l’aménagement de la charge de la preuve évoquée plus haut.

D. : Documentations.art a pris le parti de relayer des faits de harcèlement moral qui ont été repris par la presse, mais qui n’ont pas jusqu’ici été traités par voie de justice. La voie de presse peut-elle pallier aux limites de la justice ? Presse et justice marchent-elles main dans la main, ou l’une contre l’autre ? La presse peut-elle seulement contribuer à mettre en lumière des situations individuelles, ou peut-elle favoriser des changements politiques plus larges – notamment pour celles et ceux qui n’ont pas accès à ce moyen ?

L.L. P. : La révélation de faits de harcèlement moral au travail par la presse peut être le vecteur efficace d’une prise de conscience générale par le public de l’existence de telles situations, de leur gravité, voire de leur banalité, indépendamment de toute action judiciaire à l’encontre des auteur·ice·s présumé·e·s. Encore faut-il que cette médiatisation engage une réflexion politique qui interpelle la société toute entière. Elle me semble plus hasardeuse lorsque le « fait divers » prend le pas sur le fait politique et l’avocate que je suis, reste circonspecte sur les condamnations médiatiques sans procès.  
Il demeure que la médiatisation d’une affaire est souvent d’autant plus pertinente qu’elle est concomitante à son traitement judiciaire, qu’elle concourt à le faire naître ou qu’elle l’accompagne, parfois durant plusieurs années comme ce fut le cas de l’affaire France Télécom, condamnée ainsi que ses dirigeants par le tribunal correctionnel de Paris pour harcèlement moral institutionnel il y a quelques mois.  En outre, les juges ne sont pas des abstractions et sont eux·elles-mêmes exposé·e·s à l’imprégnation médiatique et on ne peut exclure que la presse influence la justice quand bien même il serait vain de vouloir en mesurer l’impact.  Ainsi, un article de presse ne saurait – en droit – constituer une alternative satisfaisante à une action judiciaire. L’opinion ne rend ni jugement ni arrêt et la condamnation qu’elle est susceptible d’émettre – aussi puissante soit-elle – est symbolique et non judiciaire. Il reste néanmoins difficile d’évaluer si du point de vue d’une victime, cette réparation symbolique apportée par la presse a plus ou moins de poids que la reconnaissance judiciaire de son statut de victime et la condamnation subséquente de l’auteur·e des faits ou de la structure responsable. À mon sens, la médiatisation est utile lorsqu’elle concourt à défendre une cause politique ou judiciaire, mais non lorsqu’elle entend faire justice elle-même. À cet égard, il faut noter le rôle important que peut jouer la médiatisation d’une affaire dans l’organisation des luttes sociales. Sans qu’on ne puisse jamais établir de corrélation directe et évidente entre médiatisation et décision judiciaire, il est certain en revanche que la publicité d’une affaire peut concourir à faciliter le travail collectif contre des conditions de travail iniques. Pensons seulement au long combat des Chibanis contre la SNCF : si la publicité peut permettre d’élargir les soutiens, c’est surtout la lutte portée au tribunal qui sanctionne la victoire politique.

D. : Voyez-vous un lien entre la forte implication émotionnelle demandée aux salarié·e·s dans le monde de l’art (vocation, marketing de soi, identification forte entre l’individu et son travail, « labor of love ») et le harcèlement moral ? Le monde de l’art, comme le monde associatif, celui du théâtre ou du cinéma, donne des positions de pouvoir à des individus perçus comme extrêmement doués dans leur champ. Commissaires d’exposition, artistes, réalisateur·rice·s, acteur·rice·s deviennent directeur·rice·s d’institutions, de compagnies, de boites de production. Pensez-vous que la prévalence du harcèlement moral dans ces domaines soit liée au manque de formation de ces personnes à qui on n’a jamais appris à encadrer des équipes ?

L.L. P. : Si le harcèlement moral existe en tant que méthode de gestion et de management, il est tout aussi fréquemment le fait de personnalités qui, dans la relation de pouvoir à l’autre – hiérarchique ou non –, dévient de ce qui est acceptable dans le cadre d’une relation de travail.  En ce sens, tous les secteurs d’activités et toutes les catégories professionnelles sont susceptibles d’être exposées à des situations de harcèlement moral. Un·e sociologue ou un·e psychologue aurait une parole plus autorisée pour affirmer qu’il existât une prévalence de tels agissements dans le monde de l’art. Il demeure que dans l’accomplissement d’une carrière artistique qui conduirait in fine à encadrer une équipe, la formation et la réflexion théoriques sur la gestion du travail, son organisation et les enjeux inhérents au lien de subordination sont probablement négligées, voire souvent inexistantes. Cette carence fait sans doute le terreau des abus constatés en matière de risques psychosociaux et plus particulièrement de harcèlement moral. Notons que ces failles s’expriment d’autant plus facilement que les travailleur·se·s du monde de l’art n’ont pas non plus un référentiel partagé sur ce qu’il est normal ou non de tolérer de la part de leur employeur·se et des obligations qui incombent à ce·tte dernier·ère en matière de santé et de sécurité au travail.

D. : Selon vous, les situations de harcèlement moral sont-elles résolues par plus de formation et de sensibilisation des dirigeant·e·s ou bien la solution repose-t-elle plutôt sur le·la législateur·rice afin qu’il·elle débloque des nouveaux moyens juridiques et budgétaires pour contraindre les employeur·se·s à respecter le code du travail ? Où en est la doctrine dans le domaine du droit social concernant le harcèlement moral ?

L.L. P. : Aucune formation, aucune méthode de prévention aussi efficace soit-elle, ne sera jamais en mesure de faire disparaître le harcèlement de l’organisation du travail salarié. L’arsenal législatif déployé pour lutter contre le harcèlement moral n’est pas imparfait ni inadapté pour autant.
Il est suffisamment flexible pour recouvrir les réalités les plus diverses et suffisamment contraignant pour obliger les employeur·se·s à la plus grande vigilance aussi bien en matière de prévention que de réaction à la survenance de faits de harcèlement moral. Mais les outils législatifs et judiciaires existants ne sont utiles et pertinents que pour autant qu’on s’en saisit…On pourrait évidemment souhaiter qu’une meilleure formation des employeur·se·s et de leurs représentant·e·s garantisse l’application du droit. Mais c’est un vœu pieux. On peut difficilement attendre de celles et ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique au sein des entreprises qu’il·elle·s assurent systématiquement et de leur propre initiative un meilleur traitement des salarié·e·s. Le moyen le plus efficace de parvenir à une limitation des situations de harcèlement reste sans doute l’organisation collective des travailleur·se·s, capable de modifier le rapport de forces au sein des structures du travail et d’échapper au face-à-face individuel, toujours inégal.

D. : Quel regard portez-vous sur la singularité française du conseil de prud’hommes ? Quelle est son histoire vis-à-vis du traitement de cas de harcèlement moral ? 

L.L. P. : Le conseil de prud’hommes juge en première instance les litiges individuels opposant salarié·e·s et employeur·se·s. C’est un tribunal paritaire, composé de juges non professionnel·le·s désigné·e·s sur proposition des organisations syndicales et professionnelles représentatives en fonction de leur audience.  La plupart des audiences se déroule en deux temps. Une phase de conciliation non publique en présence de deux conseiller·ère·s prud’homaux·ales, salarié·e· et employeur·se, chargé·e·s de tenter de concilier les parties. En cas d’échec de la conciliation, les affaires sont renvoyées à une date ultérieure, devant ce qu’on appelle un bureau de jugement, composé de quatre conseillèr·e·s (2 salarié·e·s / 2 employeur·se·s) qui, après avoir entendu les parties ou leurs conseils lors des plaidoiries, rendront leur jugement quelques mois plus tard. Plus de la moitié des jugements rendus par les conseils de prud’hommes font l’objet d’un appel devant des magistrat·e·s professionnel·le·s. De plus en plus d’affaires traitées par les conseils de prud’hommes font état de cas de harcèlement moral, souvent invoquées dans le cadre de contentieux relatifs à la rupture du contrat de travail. Toutefois, il convient de rappeler que souvent les ruptures sont empreintes de conflictualité. Pour autant, la conflictualité n’est pas systématiquement assimilable à une situation de harcèlement moral. La recrudescence des contentieux liés au harcèlement est sans doute en partie liée à la capacité des travailleur·se·s à mieux identifier et nommer ces situations sans que cela ne signifie pour autant que le harcèlement moral lui-même soit un risque nouveau.  
Elle est également liée à la mise en place des « barèmes Macron » qui ont instauré des plafonds d’indemnisation en fonction de l’ancienneté pour les salarié·e·s licencié·e·s abusivement. L’existence de ce barème a poussé les salarié·e·s et leur conseil à mettre en place des stratégies de contournement consistant notamment à invoquer une situation de harcèlement, susceptible, si elle est reconnue par les juges, de faire écarter l’application du barème. Notons toutefois que la systématisation de cette stratégie – que je ne critique pas pour autant – a pour inconvénient d’entretenir auprès des juges une suspicion tenace sur la réalité et la gravité des faits invoqués par un nombre toujours plus important de travailleur·se·s.

D. : Que recommandez-vous aux travailleur·se·s du monde de l’art confronté·e·s à des situations de harcèlement moral ? Pouvez-vous clarifier la manière dont se déroule une procédure en donnant des éléments concrets : temps, argent, travail à effectuer, confrontations à redouter ? Est-il possible de mener des actions collectives ? Y a t-il une différence de traitement et d’appréhension de ces problèmes selon que l’on soit un homme, une femme ou une personne non blanche ?


L.L. P. : S’il n’existe pas de solution miracle susceptible de faire cesser une situation de harcèlement moral, il est indispensable de réagir en amont du cadre judiciaire dont la réponse intervient toujours trop tard, le plus souvent des mois, voire des années après la rupture des relations contractuelles.  
Car c’est bien avant que les salarié·e·s se retrouvent démuni·e·s et dans un état de fragilité psychologique rarement compatible avec une prise de parole distanciée, qu’il faut œuvrer à briser le silence, sous peine de voir cette situation devenir le mode normal et admis de la relation professionnelle. Plus les mécanismes sont installés, plus les salarié·e·s peineront à en sortir autrement qu’en prenant, des mois, voire des années plus tard, l’initiative tardive de rompre leur contrat de travail par le biais d’une démission ou dans le meilleur des cas d’une rupture conventionnelle. De telles ruptures, bien qu’à l’initiative du salarié·e, sont imputables aux abus de l’employeur·se et lui permettent de s’en sortir à bon compte…Pourtant, avant qu’il ne soit question de rompre leur contrat, les salarié·e·s peuvent se tourner vers plusieurs interlocuteur·rice·s. 

Dès lors que l’auteur·e du harcèlement ne se confond pas avec l’employeur·se, le·la salarié·e a tout intérêt à signaler sa situation à sa direction qui est tenue de réagir pour le·la protéger. Même si la démarche peut sembler vaine – l’employeur·se est souvent parfaitement au courant – la traçabilité du signalement opéré engage ce·tte dernier·ère à réagir.

Le plus immédiatement accessible est ensuite le·la médecin traitant·e qui peut être d’une grande utilité pour placer le·la salarié·e en arrêt de travail, voire attester de son état de souffrance (auprès de la médecine du travail, de l’inspection du travail et le cas échéant, dans le cadre d’un éventuel contentieux). L’arrêt de travail ne doit pas être regardé comme un renoncement ou une défaite, mais une arme provisoire, efficace permettant au·à la salarié·e de faire descendre le niveau de tension dans lequel il·elle se trouve, de se reposer et parfois gagner en lucidité sur les options qui s’offrent à lui·elle. C’est une étape parfois décisive pour moduler le rapport de force.

Le·la salarié·e peut également solliciter une visite médicale auprès du·de la médecin du travail : son intervention ne sera jamais coercitive et il·elle est tenu au secret médical mais sa connaissance du milieu de travail et la possibilité dont il·elle dispose d’échanger avec l’employeur·se peuvent être bénéfiques aux salarié·e·s, plus encore si ces dernier·ère·s ne sont pas les seul·e·s concerné·e·s.

Le·la salarié·e peut encore alerter l’inspection du travail susceptible d’interroger l’employeur·se, voire d’effectuer un contrôle dans l’entreprise. L’inspection reste toutefois juge des suites qu’elle entend donner au signalement dont elle a été rendue destinataire. Malheureusement, les inspecteur·rice·s du travail sont trop peu nombreux·ses et il peut être parfois difficile d’obtenir une réponse de leur part.

Reste encore la possibilité de rencontrer un·e avocat·e, notamment lorsque le·la salarié·e envisage de rompre son contrat de travail, mais ignore les options qui s’offrent à lui·elle. 

De façon générale, le choix de l’interlocuteur·rice comme de la procédure à suivre, va dépendre de l’intention du·de la salarié·e.  A-t-il·elle l’espoir de parvenir à réguler la relation et à rester dans la structure ? Souhaite-t-il·elle partir immédiatement ou est-il·elle prêt·e à « tenir » quelques mois pour tenter de négocier un départ plus favorable ? A-t-il·elle déjà rompu son contrat de travail et entend obtenir après coup réparation de son préjudice devant un·e juge ? 
Si le·la salarié·e entend négocier son départ, il·elle pourra tenter de le faire seul·e ou de faire appel à un·e avocat·e qui deviendra l’interlocuteur·rice direct·e de l’employeur·se ou du conseil de celui·celle-ci. Dans cette hypothèse, la temporalité est très difficile à apprécier a priori. Certaines négociations trouvent leur issue en quelques semaines, d’autres sont susceptibles de s’étirer sur plusieurs mois. 
Si le contrat est d’ores et déjà rompu, le rôle de l’avocat·e sera de saisir le conseil de prud’hommes pour tenter d’obtenir la réparation du préjudice de son·sa client·e. Aucun mode de rupture n’est incompatible avec la saisine du conseil de prud’hommes. Toutefois, les ruptures du contrat à l’initiative du·de la salarié·e telles que la démission ou la rupture conventionnelle rendent le contentieux plus difficile et la reconnaissance du harcèlement bien plus incertaine. Le rôle de l’avocat·e sera également en amont d’éclairer son·sa client·e sur les chances de succès de son action qui vont notamment dépendre des éléments de preuve qu’il·elle aura pu réunir (courriels, texto, attestations, certificats médicaux etc.). Il est très important de garder le plus de traces écrites possibles attestant de l’état des relations de travail.
La procédure prud’homale est une procédure longue et fastidieuse. Dans le meilleur des cas, elle peut s’achever rapidement lorsque les parties parviennent à trouver un accord dès le stade de la conciliation. Dans cette hypothèse, le contentieux s’achèvera en quelques semaines. Si les parties ne parviennent pas à un accord, la procédure est susceptible de s’étendre sur plusieurs années. Les délais diffèrent selon les conseils de prud’hommes, mais ils sont en moyenne d’un an et demi/deux ans en première instance (c’est-à-dire en dehors de l’hypothèse d’un appel du jugement rendu).
Pour le·la salarié·e, les deux moments difficiles auxquels il·elle devra faire face dans le cadre d’une procédure prud’homale sont, à mon sens, la lecture des conclusions adverses c’est-à-dire de l’argumentation du conseil de l’employeur·se chargé de démontrer point à point tout le caractère infondé de la demande de réparation et l’audience dont le déroulement est incertain et dont la brièveté (ou à l’inverse la durée) peut parfois surprendre. Côté salarié·e, les avocat·e·s pratiquent le plus souvent un honoraire forfaitaire (soit une somme indépendante du temps consacré à l’affaire) qui tient compte des ressources de leurs client·e·s auquel s’ajoute un honoraire dit « de résultat » qui correspond à un pourcentage des sommes obtenues par décision de justice ou par transaction. En tout état de cause, l’avocat·e doit faire signer à son·sa client·e une convention d’honoraires qui permettra au·à la salarié·e de se voir préciser en amont de la procédure le montant des honoraires dont il·elle devra s’acquitter. Il s’agit là pour les avocat·e·s d’une obligation déontologique à laquelle il·elle·s ne peuvent se soustraire.  
Vous m’interrogez également sur la possibilité d’engager une action collective. 
La Cour de cassation admet depuis une dizaine d’années que des méthodes d’encadrement et de gestion du personnel puissent être constitutives de harcèlement moral. Elle reconnaît ainsi que le harcèlement moral puisse être collectif. Toutefois, l’action des salarié·e·s ne pourra jamais être qu’individuelle et l’existence d’une situation de harcèlement moral devra être constatée pour chaque salarié·e pris individuellement. Il convient néanmoins de préciser que quand les salarié·e·s saisissent la juridiction prud’homale simultanément et par le biais d’un seul et même conseil, les affaires sont audiencées le même jour. Le jugement sera individuel, mais la procédure est perçue comme collective par l’ensemble des intéressé·e·s.  
Vous m’interrogez enfin sur l’influence d’un contexte discriminatoire sur la perception du harcèlement moral. Il n’est pas rare que des agissements constitutifs de harcèlement soient fondés sur un motif discriminatoire tel que l’origine, le sexe, l’identité de genre, la situation de famille, l’orientation sexuelle, l’état de santé, etc. Dans cette hypothèse, les faits de harcèlement seront autant d’éléments permettant de laisser supposer l’existence d’une discrimination. Leur singularité réside dans la double prohibition qui les frappe : celle des faits de harcèlement d’une part et d’autre part celle de leur caractère discriminatoire. Mais la difficulté du harcèlement discriminatoire est une fois encore probatoire. S’il est déjà difficile de disposer d’éléments attestant de l’existence d’une situation de harcèlement, ce l’est plus encore d’apporter des éléments établissant un lien de causalité entre ces éléments et un motif discriminatoire. Cependant, en matière de discrimination comme de harcèlement, le·a législateur·rice a aménagé la charge de la preuve et n’exige pas du·de la salarié·e qu’il·elle rapporte la preuve de la discrimination qu’il·elle invoque mais seulement qu’il·elle apporte des éléments laissant présumer de l’existence d’une discrimination. Charge ensuite pour l’employeur·se de démontrer que les agissements en cause ne sont pas discriminatoires. Cet aménagement de la charge de la preuve n’existe toutefois que devant le·la juge civil·e et non devant les juridictions pénales devant lesquelles s’applique le principe de la présomption d’innocence.

D. : En plus des nombreux cas d’abus de pouvoir et de harcèlement moral, le monde l’art en tant que monde du travail totalement dérégulé donne lieu de façon très récurrente à des cas de travail gratuit et de déni de travail, existe t-il des recours contre ce type de situations ?

L.L. P. :  Sur ce point, il convient tout d’abord de rappeler la définition d’un contrat de travail. Il s’agit d’une convention aux termes de laquelle une personne s’engage à effectuer une prestation de travail pour le compte et sous la subordination juridique d’une autre. Le critère déterminant du contrat de travail est le lien de subordination juridique caractérisé, d’après la Cour de cassation, « par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné » (Cass. Soc. 13 novembre 1996)
Ainsi un·e bénévole, un·e travailleur·se indépendant·e, un·e artiste free-lance, voire un·e stagiaire sont susceptibles d’obtenir, devant le conseil de prud’hommes, la requalification de la relation de travail en contrat de travail et la reconnaissance de leur qualité de salarié·e si les critères énoncés ci-dessus sont remplis. En effet, la qualification de contrat de travail est « indisponible ». Cela signifie, toujours selon la Cour de cassation, que « l’existence d’un contrat de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité du travailleur ». En d’autres termes, même si un·e travailleur·se n’a pas signé de contrat de travail, voire n’a même pas été déclaré·e, il·elle pourra se tourner vers la justice pour voir reconnaître sa qualité de salarié·e à partir du moment où la prestation de travail qu’il a effectuée s’est exercée dans le cadre d’un lien de subordination juridique. Et ce même si le·la travailleur·se avait initialement accepté de travailler en dehors de tout cadre juridique…Mais le travail dissimulé recouvre d’autres réalités plus fréquentes et notamment le non-paiement des heures supplémentaires accomplies par le·la salarié·e ou plus généralement le paiement d’un nombre d’heures inférieur à celui réellement accompli au motif par exemple, que la prestation en cause ne serait « pas vraiment » du travail ou encore parce que « traditionnellement », dans le secteur, on ne « compte pas ses heures ». Le problème de ces heures non payées est qu’elles ne laissent que peu de traces. Raison pour laquelle le·la législateur·rice a une fois encore aménagé la charge de la preuve de leur existence. Ainsi appartient-il au·à la salarié·e, en cas de litige, de fournir au·à la juge tous les éléments susceptibles d’appuyer sa demande (tableaux d’heures même manuscrits, attestations, mails etc.). À charge pour l’employeur·se de fournir également des éléments de nature à justifier des horaires effectivement réalisés par le·la salarié·e. En d’autres termes, la preuve des heures effectuées ne repose pas exclusivement sur le·la salarié·e et n’incombe spécialement à aucune des parties.  
Dans de telles situations, l’opportunité de saisir le conseil de prud’hommes s’appréciera en fonction des éléments dont dispose le·la salarié·e pour étayer sa demande. Si ces éléments existent, le·la salarié·e pourra saisir le conseil de prud’hommes et solliciter des rappels de salaires correspondant aux heures travaillées et non payées. S’il·elle parvient à démontrer l’intentionnalité de l’employeur·se de ne pas rémunérer le travail effectué, il·elle pourra en outre espérer la condamnation de ce·tte dernier·ère au versement d’une indemnité forfaitaire de travail dissimulé égale à six mois de salaire.  
Une fois encore, on voit que la loi existe et qu’elle est susceptible de répondre aux besoins de régulation de la relation de travail dans le monde de l’art aussi bien qu’ailleurs, mais elle n’a de sens et d’efficacité que si les travailleur·se·s décident de s’en saisir. Cependant, il ne faut pas minimiser – dans les milieux où « tout le monde se connait » comme le milieu artistique – le risque d’ostracisation des travailleur·se·s qui refuseraient de se soumettre à des pratiques illégales mais si profondément ancrées qu’elles sont peu interrogées. C’est seulement collectivement que les travailleur·se·s peuvent trouver les ressources nécessaires pour modifier ces pratiques. 



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    Suisse, 9 juin 2020 Comment allez-vous soutenir activement les artistes et les travailleuses·x·eurs culturelles·x·els Noires·x·rs à l’avenir ? Comment comptez-vous activement démanteler la suprématie blanche et les discriminations raciales qui régissent votre structure? Chers institutions culturelles, musées, espaces d’art, galeries et espaces indépendants en Suisse, Suite aux meurtres violents commis par la police contre Breonna Lettre ouverte


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