Une autre lecture du rapport Racine


Le « rapport Racine » a été publié le 22 janvier dernier. Rédigé dans un style technocratique, il amalgame sans ordre des mesures disparates, parfois contradictoires, et se distingue par une absence de vision politique, c’est-à-dire d’une réflexion ne se limitant pas à de simples recommandations mais proposant d’autres façons d’envisager les problèmes. La mission Racine livre ainsi un mélange de mesures timorées (généraliser le droit de représentation, rémunérer les auteur⋅es pour les salons et les festivals, etc.) et de préconisations confortant la centralité de la logique patrimoniale du droit d’auteur, identifiant le travail à la subordination et accompagnant l’irruption du néolibéralisme dans l’art (résignation à la montée des plateformes, promotion du système scandinave des commissioners, etc.). À aucun moment les concepts fondamentaux (propriété littéraire et artistique, création, travail, etc.) ne sont discutés, et de ce fait le rapport livre une vision profondément conservatrice des champs de production culturelle.

Le groupe La Buse a réalisé un arpentage* du rapport Racine. Vous pouvez télécharger la version PDF en cliquant sur ce lien (5 pages, disponible en ligne pendant 60 jours) : https://files.cargocollective.com/c162230/La-Buse_Arpentage-Racine.pdf


* L’arpentage est une méthode d’éducation populaire qui permet de faire une lecture collective d’un texte et qui favorise l’appropriation critique d’écrits à priori complexes, touffus ou intimidants.


ARPENTAGE DU RAPPORT RACINE


Par La Buse, le 06/02/2020

L’arpentage est une méthode d’éducation populaire qui permet de faire une lecture collective d’un texte. Le texte est divisé en parties correspondant au nombre de personnes participantes. L’arpentage favorise l’appropriation critique d’écrits à priori complexes, touffus ou intimidants.

Les arpenteur·ses : 7 membres de La Buse

Présentation de Bruno Racine par l’animateur de l’arpentage : “Bruno Racine est haut fonctionnaire et écrivain. Il a étudié au lycée Louis-le-Grand, à l’École normale supérieure, à Sciences-Po et à l’École nationale d’administration. Bruno Racine a débuté sa carrière aux côtés de Jacques Chirac, Alain Juppé. Il a administré de nombreuses institutions culturelles : directeur de la Villa Médicis (1997-2002), président du Centre Pompidou (2002), président de la Bibliothèque nationale de France (2007-2016), président de l’association pour la promotion de la bande-dessinée à Angoulême. En parallèle à sa carrière administrative, Bruno Racine a écrit des livres, principalement des romans, et remporté plusieurs prix littéraires (Prix du premier roman, Prix des Deux-Magots, etc).

Une fois sa mission sur la situation des artistes-auteur.es accomplie, il a été nommé directeur du Palais Grassi par François Pinault, propriétaire du groupe Artémis (Kering, Christie’s, Pinault Collection).

La mission Racine :

Bruno Racine s’est vu confier une mission par le ministre de la Culture, dont les objectifs sont définis dans une lettre du 9 avril 2019 (https://ligue.auteurs.pro/wp-content/uploads/2019/04/lettre_de_mission_a_m_bruno_racine.pdf ). Le courrier prend acte des mutations de l’économie de la création et de la paupérisation des professions artistiques. Il évoque les nouvelles dynamiques économiques des secteurs culturels et le cadre dans lequel exercent les créateur.trices, « qui ne peut être assimilé ni à celui des salariés ni à celui des indépendants ». Le ministre note que les pouvoirs publics sont régulièrement sollicités sur ces questions et demande à Bruno Racine d’apporter des réponses :

-En faisant un panorama complet de la situation économique des créateur.trices relevant du régime des artistes-auteur·es. -En recensant les dispositifs existants et en étudiant les législations en cours dans d’autres pays.
-En identifiant des problématiques communes aux champs du droit d’auteur, du droit fiscal et du droit social.

Le ministre demande à Bruno Racine de mener une réflexion « ambitieuse et réaliste […] au service de tous les créateurs » en s’entourant d’un « collège d’experts » (sociologues, philosophes, économistes, juristes, etc.)
Le rapport s’intitule : L’auteur et l’acte de création, il est paru le 22 janvier 2020.


Nos réactions à chaud avant lecture du texte :

L : “La page de garde a un côté « bible », solennel, qui sacralise la démarche.”
A : “ Le titre fait vieillot. Il annonce une continuité avec l’existant, un certain conservatisme.”
B : “Les mots du titre ne sont pas en écriture inclusive!”
U :“Le titre, on dirait un truc qui va être publié chez Gallimard”
S : “ La notion de « travail » n’apparaît pas dans le titre.”
E : “ On s’attend à une analyse centrée sur la figure de l’auteur·e et à une individualisation de la question.”

RESTITUTION


Les deux citations en exergue sont censées éclairer la situation actuelle or elles ont été écrites par trois auteurs masculins majeurs du 19ème siècle, Honoré de Balzac et Jules et Edmond de Goncourt.

En guise d’introduction, le rapport esquisse un portrait de l’artiste et de l’écrivain·e dans la société, de leurs places respectives en regard de leurs moyens d’existence. Il évoque un “sentiment” de précarité grandissante et d’angoisse face aux réformes en cours. Il tire à grands traits un état des changements actuels de l’activité artistique / la création : l’essor du numérique bouleverse la création, le champ d’intervention des auteur·es s’élargit (enseignement, etc.), l’économie culturelle se transforme. Ceci pour arriver à la conclusion que la notion même d’auteur est en crise : “La figure sociale de l’auteur tend elle-même à devenir insaisissable”. Fort de ces constats, le rapport démontre, en se basant sur des statistiques non renseignées, que le choix d’une carrière artistique ou littéraire exerce une attraction forte, car il correspondrait “aux aspirations les plus personnelles d’un individu”. Le rapport ne fait pas état de la dimension collective liée à la pratique artistique, ni même aux désirs de collaboration qui sont parfois à la source même de son émergence. Il justifie grossièrement l’élan créatif comme la conséquence d’un désir d’indépendance individuel qui s’inscrit dans la logique de la recherche de succès, tout en reconnaissant l’utilité publique de la production artistique. L’histoire du droit d’auteur est ensuite balayée ; l’attachement des créateur.rices au droit d’auteur est mis en exergue, sans préciser d’où et pourquoi, puis distingué par opposition au copyright anglosaxon. L’opposition est présentée comme un choix nécessaire : droit d’auteur ou copyright.

Le rapport évoque timidement les initiatives d’artistes / auteur·es ayant cherché à améliorer leurs conditions de travail et l’accès aux droits. Il cite Jean Zay (l’artiste en travailleur·e), mais aussi des luttes plus actuelles comme Payetonauteur ou #Auteursencolère. Néanmoins il ne met jamais en doute le bien-fondé du droit d’auteur comme système de rémunération des artistes et comme condition d’accès aux droit sociaux. Or ne pas chercher à déconstruire le droit d’auteur et le système actuel de facturation des artistes-auteur·es élude tout questionnement réel sur les conditions où l’activité de création n’est pas génératrice de profit mais de pauvreté chez ces dernièr·es. Le rapport évoque pourtant un « ressenti » de paupérisation…. Il parle beaucoup de sentiments. D’après les enquêtes menées par les rédacteur·ices, l’un des facteurs de paupérisation est l’augmentation du nombre d’artistes… Pourtant, les statistiques mobilisées par la mission Racine indiquent que cette augmentation s’accompagne d’un accroissement de la production de valeur économique.

La Buse se demande : “Mais où est passée la valeur économique produite par le travail artistique ?!”

Comme autre facteur de paupérisation, le rapport rappelle que les revenus artistiques dépendent encore largement du succès marchand des œuvres. Il évoque ainsi la dépendance économique dans laquelle sont tenu·es les artistes, le rapport dit précisément que pour poursuivre son activité, mieux vaut avoir un·e conjoint·e salarié·e ou une famille aidante. Face à cette situation, le rapport Racine reconnaît que l’organisation de la création est « défavorable » aux créateur·ices :

– Les droits sociaux des auteur·es sont lacunaires (pas d’indemnités en cas d’accidents du travail et maladies professionnelles, pas d’assurance chômage, des indemnités maternité difficiles d’accès, etc.)
– Les artistes sont en position de faiblesse dans la chaîne de production
– Les artistes font preuve d’une véritable défiance vis-à-vis des institutions (rejet de la Contribution Sociale Généralisée, non-recours aux droits, retraite quasi-inexistante, crainte des réformes, etc. – plus loin P. 52 “ on observe chez les plus jeunes, une tendance à s’éloigner des centres urbains pour s’organiser en collectifs, souvent autour d’un imaginaire de l’avenir assez sombre ”).

– Les artistes-auteur·es pâtissent d’une mauvaise représentation professionnelle et d’une absence de repères collectifs : le rapport souligne toutefois le rôle tenu par le Comité pluridisciplinaire des artistes-auteur·es (CAAP), nie l’existence du SNAP-CGT et aborde brièvement le développement de groupes autonomes de la façon suivante : “ Pour les groupes constitués autour de cette thématique (Économie Sociale de l’Art [sic], La Buse), le monde de l’art est perçu comme un lieu de travail, où des mécanismes de solidarité doivent s’exercer. ”

Un des combats de La Buse est de lutter contre cette représentation qui fige l’artiste dans une vie de dépendance coincée entre performance sur le marché et charité institutionnelle.

Le rapport de la mission Racine s’attarde ensuite sur les évolutions de l’économie culturelle. L’action des fondations d’entreprise est présentée sous un jour positif car elles donnent de la visibilité aux artistes. Le rapport regrette que les « acteurs de la création » soient fragmentés entre public et privé et qu’ils ne se coordonnent pas. Le rapport préconise que l’État joue un rôle de « facilitateur ».

La Buse s’interroge : “Cela signifie-t-il que l’État doive se mettre au service des fondations ?”

Le texte égrène les évolutions de l’économie culturelle : l’arrivée des plateformes est vue d’un bon œil en ce qu’elle faciliterait la diffusion des oeuvres et l’autonomie des artistes. En revanche, lorsqu’il s’agit de penser l’intervention publique, tout est formulé en terme d’aide, de charité envers les artistes, jamais en terme de droits nouveaux. Les programmes d’aide aux arts visuels sont salués (exemple : le programme “1 immeuble, 1 œuvre”, les ateliers-logements, les aides à la création, le 1%, etc.).

La Buse constate : “Le rapport présente les artistes-auteur·es comme une catégorie sociale à aider.”

En dehors d’un passage qui pointe l’importance du régime de sécurité sociale des artistes-auteur·es (qui ne relève précisément pas de “l’aide”), le rapport a tendance à mettre en avant les partenariats public-privé. Par ailleurs, il décrit une extension du champ des activités accessoires (rencontres publiques, cours, ateliers, etc.) en la présentant comme une perspective souhaitable. À ce sujet, le rapport note que l’État doit proposer de nouveaux critères de reconnaissance professionnelle (autres que le revenu annuel) et favoriser l’extension du champ des activités accessoires (en déplafonnant la part des revenus connexes comptabilisés comme revenus artistiques).

Ce sont des points sur lesquels La Buse travaille : quels seraient ces nouveaux critères de reconnaissance professionnelle ? Quelles activités seraient prises en compte et comment seraient-elles rémunérées ?
La Buse remarque une nette tendance à privilégier l’intervention privée et l’entrepreneuriat des artistes. Le rapport concède timidement qu’il faudrait encadrer cette uberisation, la réguler a minima pour réduire les risques de « déstabilisation » du secteur, mais ne la remet pas en question.

S’en suit un développement sur une possible réforme de la représentativité professionnelle : la mission préconise l’élection d’artistes (sélectionné·es sur critères de revenus et éventuellement sur dossier) dans les conseils nationaux et supérieurs, et dans les instances des organismes de gestion collective des droits d’auteur (OGC). Il propose la création d’un « Conseil national des artistes-auteurs », financé à hauteur de 60 millions grâce aux excédents des OGC.

L : “Mais attends, c’est pas déjà ce à quoi travaillent les syndicats ? ”

La Buse ajoute : “Ces préconisations présentent un risque de collusion entre « représentant·es » des artistes, OGC et instances supérieures et nationales. De telles mesures peuvent aboutir à la multiplication d’organes consultatifs et à une concentration des pouvoirs dans des instances décisionnaires au fonctionnement opaque et vertical = TECHNOCRATIE. Cette partie du rapport annonce une bureaucratisation de la représentation des artistes, et une tentative de canaliser les luttes en cours. On notera que le rapport prévoit que ces mesures soient financées par les OGC, ce qui renforce leur position dans l’économie de l’art et lie la représentation des artistes à la bonne santé du marché et au système du droit d’auteur. C’est une solution structurellement conservatrice.”

La question du « travail » artistique est abordée sous l’angle du commerce, du point de vue du marché. Le rapport mobilise un langage institutionnel, parfois business : il formule des « préconisations » de bonne gestion, il parle de « transparence » et de « concurrence ». La question du temps de travail n’est envisagée que dans le cadre d’une commande, ce qui indique que, pour les expert·es de la mission Racine, le travail artistique ne peut être reconnu et validé qu’en cas de prestation commerciale.

La Buse : “Les notions fondamentales que le rapport mobilise, comme celles de droits d’auteur, de travail ou de création, ne sont pas travaillées. Il ne peut résulter de cette approche finalement superficielle qu’une réflexion enfermée dans les cadres existants, implicitement posés comme intangibles. Exemple : le travail ne peut être reconnu qu’en cas de subordination (commande).”

En ce qui concerne les dispositifs de soutien à la création, on note une réticence à la mise en œuvre de nouvelles taxes. (Voir 4.2.1 La création de nouvelles taxes n’est pas la piste la plus prometteuse).

La mission Racine reconnaît ainsi qu’il faut plus de moyens mais privilégie les initiatives privée (charité, marché, philanthropie, etc.), au détriment d’une intervention publique, collective et véritablement redistributive

La suite du rapport propose des solutions pour mettre fin à la précarité des auteur·es qui révèlent le dysfonctionnement du système existant. Il suggère, par exemple, de simplifier les démarches administratives, de mieux informer les professionnel·les, de briefer les organismes de sécurité sociale, d’appliquer le droit existant, etc. D’autres préconisations sont, quant à elles, intéressantes bien que minimales : généraliser le droit de représentation pour les expositions organisées par des structures publiques ; rémunérer les auteur·es qui participent à des salons et des festivals ; conditionner l’attribution de subventions publiques à la bonne rémunération des artistes.

La Buse ironise : “Donc en 2020 on en est encore à préconiser des chartes de bonnes conduites concernant la rémunération pour des artistes-auteur·es. Pourquoi on ne passerait pas à la vitesse supérieure en construisant un véritable statut pour les travailleur·euses de l’art ?”

Le rapport s’achève sur une note sociologique et indique que le système actuel favorise la reproduction sociale et le succès des insiders. Il reconnaît qu’il faudrait remédier à cette situation, mais n’avance aucune solution. Il s’en remet à l’action des établissements publics du secteur (CNL, CNAP, etc.).

L’une des dernières préconisations de la mission Racine est d’importer en France la formule scandinave des commissioners, ces « mentors » managers chargés de repérer les artistes, de les accompagner dans leurs démarches administratives et d’évaluer « leur performance ».

La Buse affirme : “Cette préconisation est problématique et doit être combattue. C’est l’irruption brutale du management et de l’évaluation individuelle dans le champ de l’art. Il est inquiétant que le rapport se conclue sur de tels propos.”

À la lecture du rapport, La Buse constate que le texte n’apporte pas de réflexion réelle et survole le sujet, proposant un commentaire approximatif de la situation des créateur·rices. Les préconisations esquissées sont au mieux minimales, souvent évasives, mais surtout sans volonté de changement. La Buse confirme sa réaction à chaud quant à la pensée rétrograde qui sous-tend l’ensemble des analyses et mesures formulées. L’enjeu semble surtout être de canaliser et de désamorcer les luttes qui s’organisent pour l’instauration d’un statut concret pour les artistes-auteur·es.

La Buse a participé au SODAVI Ile-de-France et a été auditionnée par la Mission Racine. Les deux initiatives ministérielles, centrées sur la figure de l’artiste, en sont naturellement arrivées aux mêmes analyses et ont formulé des préconisations similaires. La Buse s’interroge sur l’accumulation de ces études menées en parallèle et sur leur concrète effectivité.

De surcroît, La Buse réitère son inquiétude quant à la limite des mesures avancées, qui témoignent d’une vision conservatrice et peu réaliste de la pratique artistique. À ce titre, elle appelle à reconsidérer le statut des artistes en lui attachant des droits salariaux n’impliquant pas un rapport de subordination (sur le modèle du cachet/de la pige et du régime de l’intermittence, par exemple).

La Buse appelle les travailleur·euses de l’art à se fédérer pour collectivement repenser et rédiger les bases de leur statut.