Entretien avec Olivia Hernaïz : L’Art & Ma Carrière


Documentations – Bonjour Olivia ! Tu as conçu un jeu de société, qui est aussi une œuvre d’art, nommé L’Art & Ma Carrière. Dans ce jeu, tu nous proposes de prendre la place d’une femme qui évolue dans le monde de l’art. Tu as détourné le principe de jeux comme Destins (The Game of Life) ou La Bonne Paye (Pay Day) pour mettre en avant les réalités de carrières très particulières des travailleuses de l’art.

Tout d’abord, peux-tu nous expliquer comment se déroule une partie ? Comment est-ce qu’on “gagne” ? 

Olivia Hernaïz – Dans L’Art & Ma Carrière, le but du jeu est de “réussir” en tant que femme dans le monde de l’art. Les carrières sont divisées en huit parcours : étudiante, artiste, curatrice, galeriste, conservatrice de musée, professeure, historienne de l’art et médiatrice culturelle. 

Dans le jeu, chaque joueuse ou joueur choisit sa propre “Formule Gagnante” en distribuant soixante points à gagner entre trois critères : Argent, Bonheur et Gloire. Comme dans la vie, chacune a sa propre idée de ce que le succès signifie. Pour certaines personnes, le bonheur est le but ultime et elles doivent donc gagner 60 points de Bonheur. Pour d’autres, la gloire est plus importante et elles tentent d’amasser 60 points de Gloire. D’autres enfin optent pour une Formule Gagnante plus équilibrée et doivent cumuler 20 points d’Argent, 20 points de Gloire et 20 points de Bonheur pour gagner la partie. 

Chaque carrière apporte des points d’Argent, de Bonheur et de Gloire. Certaines carrières sont généreuses en Argent (galeriste) alors que d’autres rapportent plus de Bonheur (professeure, médiatrice culturelle ou historienne de l’art) et d’autres de Gloire (artiste, curatrice ou conservatrice de musée). 

Suivant la Formule Gagnante que chaque joueuse choisit pour elle-même, elle décide de s’engager dans une carrière plutôt qu’une autre. On a aussi une sorte de joker, l’Éthique, qu’on gagne ou qu’on perd selon certaines situations. Au fil du parcours, on tire des cartes Réseau et Opportunité qui libèrent la joueuse du hasard du lancer de dés et lui permettent de se déplacer plus stratégiquement d’une case à l’autre. Dès qu’une joueuse a atteint ou dépassé sa Formule Gagnante, elle a gagné le jeu. 

D – Est-ce que le jeu propose des stratégies subversives pour s’en sortir, ou est-on toujours ramené à ses règles ? Par exemple, est-ce qu’on peut adopter un mode collaboratif, lancer son média participatif, ou adopter des formes de refus radicales ? 

OH – Les règles du jeu offrent un certain espace de liberté. On peut s’échanger des cartes Opportunité et Réseau, se prêter ou se donner de l’argent, investir en commun sur un gain futur. Certaines joueuses sont très compétitives et n’accordent que des prêts avec des intérêts alors que d’autres sont plutôt solidaires et s’entraident pour sortir d’un mauvais pas. Dès le premier tour, on remarque tout de suite les stratégies de chacune : opportunisme ou bienveillance, compétitivité ou solidarité. Si on ne s’en sort pas du tout, qu’on est endettée et que personne ne peut ou veut nous aider, la seule issue est de déclarer faillite et de recommencer. Mais souvent, le retard pris sur les autres joueuses est trop important et l’on finira bonne perdante. 

D – Les carrières artistiques sont multiples et précaires, et beaucoup de travailleur.se.s de l’art ont plusieurs casquettes. Comment as-tu rendu compte de cette diversité dans le jeu ? 

OH – Il est difficile de séparer les typologies de carrière dans le monde de l’art. Mais les divisions dans le jeu ne sont pas cloisonnées. On peut facilement abandonner un métier pour en commencer un autre à condition de répondre aux exigences d’entrée dans une carrière : avoir le bon diplôme (“Tu obtiens ton diplôme d’histoire de l’art, “Tu peux commencer ton doctorat à l’université”), connaître les bonnes personnes ( “Tu es la femme de…”), ou être à même en d’investir ses propres fonds (“Ouvre ton espace d’art”). En plus des relations de genre, le jeu reflète les inégalités de classe : tout le monde ne commence pas avec les mêmes chances dans le jeu. Ainsi, le premier jet de dé définit le salaire de chacune et son ordre de passage. 



D – Quelle est la genèse de ce projet ? As-tu construit ce travail à partir de jeux de société existants ? 

OH – Une amie curatrice allemande avec qui j’habitais à Londres m’avait parlé du jeu Karriere auquel elle jouait à Berlin pendant son enfance, avant la destruction du Mur. C’était un jeu de société américain qui avait été traduit en allemand. J’ai alors découvert le travail de l’auteur de ce jeu, James Cooke Brown (1921-2000), un sociologue et écrivain américain. J’ai déniché un exemplaire de la première version de son jeu Careers, éditée en 1955, et je me suis plongée dans son roman de science-fiction The Troika Incident (1970), dans lequel trois cosmonautes voyagent plus vite que le temps et sont projetés sur Terre en 2076. À travers leurs aventures dans les différentes communautés vivant alors sur la planète, on retrouve les valeurs-clé que Cooke Browne utilise également dans Careers. Certaines communautés mettent au centre le pouvoir et l’action, alors que d’autres privilégient la rationalité et la connaissance. D’autres enfin sont mues principalement par leurs émotions. Par ce livre, James Cooke Brown appelle à un changement social à travers des changements paradigmatiques tels que la gratuité de l’éducation, un marché du travail dissocié du salaire (qu’il développera dans son livre plus théorique The Job Market of the Future[2001]), le partage de connaissances mondiales via un système similaire à Internet et une forme de gouvernement mondial. 

Plutôt socialiste, à contre-courant de la société américaine d’après-guerre, James Cooke Brown a voulu faire rentrer dans les familles un contrepoids aux jeux de type MonopolyLa Bonne Paye et Destins. Dans ces jeux, la réussite est seulement conditionnée à l’accumulation de biens et de ressources. Careers complexifie les critères de réussite et permet à chaque joueur et joueuse de fixer ses propres objectifs d’argent, de bonheur et de gloire. Au départ, James Cooke Brown avait créé un prototype incluant le pouvoir, la vertu et la connaissance, mais c’est une version simplifiée qui a été commercialisée. 



D – Comment t’es venu le besoin d’adapter ce jeu sociologique au monde de l’art ? 

OH – Les carrières du jeu de 1955 reflétaient une société américaine paternaliste et capitaliste : politicien, businessman et astronaute pour les hommes, actrice à Hollywood et secrétaire pour les femmes. Dans mes recherches, j’ai remarqué que le jeu avait évolué dans le temps et que différentes versions avaient été publiées aux fils des décennies. Parmi ces versions a été publié Careers for Girls (1990) qui mettait en scène la carrière des femmes en tant que “super maman, institutrice, rock star, styliste, vétérinaire”… Le jeu n’a pas rencontré de succès auprès du public et certains articles de presse de l’époque l’ont accusé d’apporter un message sexiste aux jeunes filles. (Exemples de cases : “Choisis les prénoms de tes huit enfants”, “Décris le mari de tes rêves”, “Brûle les cookies au chocolat que tu as oubliés dans le four”, “Montre-nous comment tu danses le slow serrée contre ton partenaire”…) 


En résidence à Can Serrat, près de Barcelone, j’ai filmé différentes sessions de jeu de la version originale de 1955 dont les participantes étaient uniquement des femmes. En éditant la vidéo, je me suis rendue compte que ces quatre femmes jouaient une réalité qui leur était étrangère et qu’il serait plus intéressant pour elles de jouer leur propres vies. 

Ce jeu m’a permis de prendre position. Depuis dix ans, je faisais de l’art “comme un homme”. Je refusais de reconnaître une partie de mon identité afin de faire partie du “game” de l’art. Je voulais être prise au sérieux autant que les hommes. En ressassant plusieurs situations qui m’étaient arrivées, plusieurs commentaires que je n’avais pas entendus ou voulu entendre, je me suis rendue compte que je ne me rendais pas service. Ce projet de jeu que je menais en parallèle à ma pratique artistique est devenu central au fur et à mesure de mes rencontres et de l’acceptation de mon identité de femme et d’artiste.


D – Comment as-tu construit les différentes étapes des carrières artistiques qui figurent dans le jeu ? Est-ce que toutes les histoires sont vraies ? 

OH – J’ai d’abord créé seule un prototype de plateau. Mais je sentais qu’il me manquait une légitimité. J’avais l’impression d’exagérer la réalité, de grossir les traits, de renforcer les stéréotypes. J’ai alors envoyé un formulaire anonyme et confidentiel à des centaines de personnes actives dans le monde de l’art, que ce soient des amies et amis artistes proches, des curatrices et curateurs avec qui j’avais travaillé, des directrices d’institutions, des assistantes de galerie et professeur.e.s d’écoles d’art. Le formulaire a circulé de bouche à oreille et j’ai reçu une centaine de réponses de personnalités plus ou moins connues, de générations diverses pratiquant tant en France, qu’en Belgique et au Royaume-Uni, où j’ai vécu ces cinq dernières années. J’ai également travaillé par appel à contributions avec l’association Caractères basée à Paris et d’après les archives d’interviews de l’association Engagement, qui lutte contre le sexisme et le racisme dans les écoles d’art et les institutions culturelles à Bruxelles et en Flandres. 

Les questions portaient sur des sujets assez tabous dans le monde de l’art, tels que la stabilité financière et les sources de revenus, le fait d’être victime ou témoin de sexisme et/ou d’harcèlement sexuel, l’influence de l’orientation sexuelle sur les opportunités de travail, les relations de travail avec les collègues féminins et/ou masculins (rivalité, compétition, solidarité), le soutien moral/financier de son ou sa partenaire, les choix par rapport à la maternité, et ainsi de suite. 

Chaque questionnaire m’apportait des éclaircissements sur la manière dont je pouvais classer les différentes carrières du monde de l’art et, au sein de chaque typologie, sur comment condenser en une histoire les récits de ces différents témoignages. Pour chaque carrière, j’ai imaginé la vie d’une personne, inspirée par des personnes réelles, amies ou simples connaissances. J’ai également sculpté des pions à leur effigie, dont on retrouve les dessins sur le couvercle de la boîte et sur le plateau, afin de m’aider à leur créer une identité. Chaque carrière est assez chronologique et l’on suit la vie d’une personne qui entretient des relations avec ses collègues, son ou sa partenaire, ses éventuels enfants, et qui prend des décisions dans des situations concrètes afin de “réussir”. 

Après six mois passés à récolter de témoignages, j’ai organisé des sessions-test du jeu avec des ami·e·s artistes et curateurs·rice·s, mais aussi avec des personnes ne connaissant pas le monde de l’art, afin d’adapter le contenu et la stratégie du jeu. 


D – Est-ce que le jeu ne prend pas le risque de répliquer les situations que tu décris – rapports de pouvoir, mention d’événements traumatiques – qui peuvent affecter les joueuses et joueurs ? 

OH – Lors de certaines sessions test, je me suis rendue compte que certaines histoires sensibles pouvaient faire rire certain·e·s et en choquer d’autres, voire leur rappeler des souvenirs douloureux. J’ai donc rédigé des lignes de conduite enjoignant les joueuses à créer un environnement de jeu “safe” en prêtant attention aux points suivants : respect, rapports de pouvoir, débat post-jeu, présence d’une médiatrice, langage non-verbal. Pour cela, j’ai collaboré avec Loraine Furter et Florence Cheval qui mènent le projet Intersections of Care visant à recueillir des guidelines pour des collaborations plus “safe” et éthiques au sein de groupes, d’organisations et d’institutions. 


D – Est-ce que tu t’es retenue de faire figurer certaines histoires ? Voyais-tu une limite à ce qu’il est possible d’évoquer dans le contexte du jeu ? 

OH – Lorsque j’ai découvert certaines réponses, je me suis retrouvée en larmes devant mon écran. Je ne m’attendais pas à que les personnes se confient sans limite. Je suis honorée d’une telle confiance et je me sens responsable de partager leurs vécus. Je n’ai souhaité censurer aucune histoire, mais essayer de retourner les situations sur un mode affirmatif, allant de la victimisation à des prises de décision. 

Par exemple, concernant le harcèlement sexuel, au lieu de raconter l’histoire d’une artiste à qui un conférencier a fait boire “la drogue du violeur” lors d’un événement dans un centre d’art, j’ai préféré parler d’une professeure qui dénonce un cas de harcèlement sexuel commis par son collègue sur une étudiante, mais qui se fait licencier par l’école d’art. 

Plusieurs témoignages abordent la question de l’avortement et de la maternité. Je les ai inclus dans plusieurs carrières : artiste, conservatrice de musée, galeriste… Au lieu de raconter le conseil d’un·e galeriste qui suggère à son artiste d’avorter tant qu’il est temps lorsqu’elle lui annonce sa grossesse, j’ai préféré raconter le choix d’une artiste de cacher délibérément sa grossesse à sa/son galeriste afin de sécuriser une exposition à venir. 

D – Le jeu mobilise beaucoup de moments tragiques – entre autres, des travailleuses licenciées parce qu’elles sont enceintes, ou parce qu’elles ont dénoncé du harcèlement sexuel dans leur établissement. Par contraste, le ton et les couleurs du jeu le rendent plutôt bon enfant, voire joyeux. On rigole beaucoup pendant les parties, même si c’est souvent d’un rire jaune. Quelle est pour toi la place de l’humour dans ce contexte très politique ? 

OH – La forme du jeu de société est familiale. Il nous rappelle des souvenirs d’enfance. Visuellement, L’Art & Ma Carrière paraît à première vue joyeux, voire mignon. En ce sens, il s’inscrit dans ma stratégie artistique. Mes oeuvres fonctionnent souvent de la sorte. Ainsi, mes installations Make Yourself Comfortable (2016), All About You (2017) et The Solar Economy (2017) apparaissent à première vue plutôt enfantines et innocentes et leur aspect esthétique attire plus facilement un public a priori peu enclin à discuter de thèmes tels que la politique, la finance et le modèle capitaliste. 

Make Yourself Comfortable, 2016, installation et vidéo, 4’03’’, Goldsmiths degree show. 


Je pense que l’humour est très utile quand il est utilisé là où il fait mal. Lors de mon MFA à Goldsmiths à Londres, j’ai écrit mon mémoire sur la stratégie d’over-identification (introduite par Slavoj Žižek à propos de Laibach et NSK) et le pouvoir de l’humour comme outil subversif. 

Un jeu de société est le terrain idéal des jeux de rôle et d’identification. Souvent les joueuses sont déstabilisées car le jeu ressemble beaucoup, voire trop, à leur propre vie. De sourires crispés en éclat de rires, le jeu nous donne des claques, et à moi la première. La multiplication des exemples et la concentration du jeu dans le temps et dans l’espace provoquent un sentiment d’exagération du réel. La stratégie d’over-identification procède de manière similaire. Au lieu de dénoncer un système en le critiquant de l’extérieur, Žižek propose d’en exagérer les traits afin d’en révéler les impasses. Nous vivons dans un système capitaliste prédateur qui se nourrit de ses critiques afin de gagner du terrain. Le féminisme n’a jamais été autant médiatisé ni autant commercialisé. Le féminisme est devenu produit, on peut le vendre comme une marque de lessive et cela rapporte. Dans ce contexte de récupération marchande, ce jeu de société s’inscrit en porte-à-faux afin de révéler de l’intérieur la prédominance du patriarcat dans l’écosystème qu’est le monde de l’art. 

The Solar Economy, 2017, vidéo, 2’39’’. 



D – Dirais-tu que le jeu permet une libération de la parole ? A-t-il un rôle à jouer pour les personnes qui auraient été victimes des faits qui sont décrits dans les cases du jeu ?  

OH – Lors de mes échanges avec les personnes qui ont rempli le questionnaire, elles me disaient parfois qu’elles n’avaient pas grande chose à répondre. Souvent, après quelques temps, elles se rendaient compte qu’elles avaient en fait enfoui des expériences négatives qu’elles avaient considéré comme anodines ou non problématiques. 

J’ai également remarqué que les joueuses et joueurs se rendaient souvent compte qu’elles s’étaient retrouvées dans des situations similaires sans arriver à les nommer. Cependant, la session de jeu n’est pas destinée à provoquer une catharsis collective. Le jeu permet aux participantes de partager leurs opinions sans devoir pour autant se confier au groupe. Il est un premier pas vers une meilleure compréhension du système afin de se repérer en tant qu’individu dans ce grand filet qu’est le monde de l’art. Comme je l’écris en première page du carnet de règles, le jeu s’adresse aux femmes ainsi qu’à toute personne préoccupée par la prédominance du patriarcat dans l’écosystème du monde de l’art. Il n’est pas un outil thérapeutique, il ne sert pas à combler les lacunes du système mais à le dénuder. Le jeu permet de sortir du cadre pour voir le cadre. 

D – Dans les discussions et débats qui accompagnent le jeu, qu’est-ce qui revient le plus souvent ? 

OH – Les thèmes qui provoquent le plus de discussion sont la manière dont les femmes et les minorités de genre sont quantitativement représentées dans le monde de l’art (la question du quota de genre dans les institutions, les comités, les concours), les obstacles inhérents à la condition féminine qui mènent à l’auto-éviction des artistes elles-mêmes (maternité incompatible avec le statut précaire de jeune artiste) et enfin, l’existence de deux mondes parallèles : celui des hommes travaillant entre eux d’un côté, et celui des femmes travaillant entre elles et avec quelques hommes “féministes” de l’autre. Le but du débat post-jeu n’est pas de “shamer” tel artiste ou tel curateur pour un acte individuel manifestement répréhensible, mais d’ouvrir un espace d’échange afin de partager des expériences constructives qui permettent d’imaginer de nouvelles formes d’organisation collective du monde de l’art.  


D – Comment as-tu pris en compte, dans la conception du jeu, l’intersection des différentes oppressions que les travailleuses de l’art peuvent affronter ? 

OH – Le jeu inclut bien sûr l’intersectionnalité car il tire son contenu même dans des témoignages de femmes de race, de classe, d’orientation sexuelle et d’âge différents. Il n’analyse cependant pas les systèmes de pouvoir du monde de l’art d’un point de vue reculé mais se penche au plus près des inégalités dans les trajectoires individuelles de chaque carrière. 

Le jeu reflète non seulement les obstacles liées à la condition féminine (sexisme, maternité, harcèlement) mais également à la classe sociale (le lancer de dé de départ détermine ton salaire ; sur la case “Évade-toi”, tu hérites de la maison de tes parents), la discrimination liée à l’âge, que l’artiste ait enfin atteint une gloire mais trop tard (“Tu as une rétrospective au MUMA mais tu es envoyée d’urgence à l’hôpital suite à un AVC”) ou qu’elle soit considérée encore trop jeune (“Un conférencier affirme que tu ne seras pas prise au sérieux avant tes 40 ans”) et bien sûr les discriminations, même et parfois surtout “positives”, liées à la race (dans la carrière d’Historienne de l’Art, “tu es invitée ‘pour la forme’ en tant que personne de couleur au symposium ‘Art et féminisme’; Gagne 4 étoiles et perds 2 coeurs”). 

Concernant la question de l’orientation sexuelle, après avoir beaucoup discuté avec des amies artistes et curatrices de différentes orientations, j’ai décidé de ne pas inclure d’exemples directs qui laissent transparaître une discrimination ou au contraire un traitement de faveur. J’ai opté pour une formulation neutre qui permet d’englober les différents cas de figure : “Ton/ta partenaire te soutient”; “Tu dragues le/la mécène”… 

Comme je l’ai dit, je me suis inspirée de la vie d’amies afin de créer les différentes protagonistes du jeu et leurs témoignages ont été précieux afin de refléter toute la complexité des “minorités féminines”. À travers ce jeu, je ne parle pas en leurs noms, je relaie leurs vies. 

Concernant la question de l’identité de genre, au final, j’ai décidé de ne pas inclure d’exemples de discrimination en tant que personnes transgenres dans le monde de l’art car je pense que ce sujet crucial mérite un jeu à part entière basé sur un grand nombre de témoignages d’acteurs et actrices du terrain. 

D – À qui s’adresse le jeu ? Faut-il, comme tu dis, faire partie du “game” du monde de l’art pour le comprendre ? 

OH – L’idée est de le jouer non par avec un public convaincu mais un public à initier, que ce soit par manque d’expérience du système (par exemple des étudiant·e·s dans des écoles d’art), ou par l’enlisement dans des rapports de pouvoir sexistes (par exemple, au sein d’une équipe institutionnelle) ou dans des paradigmes poussiéreux (quant à la place anecdotique des femmes dans le monde de l’art). En créant ce jeu, je me suis adressée à mon ancien moi, l’étudiante candide qui ne comprenait pas pourquoi son professeur lui disait qu’une fois mariée avec des enfants, elle abandonnerait sa carrière. Une remarque qu’il ne faisait pas à mes camarades masculins. 

Je souhaite également inscrire le jeu dans des contextes où il peut devenir un outil empirique qui permet de déclencher le dialogue, par exemple dans des festivals, des symposiums ou des groupes de lecture. 

Le jeu s’adresse spécifiquement aux actrices et acteurs du milieu de l’art et plus largement des sphères culturelles et pédagogiques. Il est d’abord destiné à être utilisé de manière participative dans des centres d’art ou des écoles d’art. Jusqu’à présent, j’ai reçu diverses sollicitations pour organiser des séances de jeu dans des FRAC, des centres d’art et des festivals de performance. Les responsables de ces institutions souhaitent jouer en équipe afin de dénouer des situations délicates ou simplement pour améliorer le dialogue interne. Ils et elles souhaitent souvent organiser des sessions ouvertes au public. J’ai aussi reçu des sollicitations d’écoles d’art qui souhaitent organiser des séances de jeu avec leurs étudiant·e·s afin de mettre en avant une certaine réalité du monde de l’art et d’engager un dialogue à propos de situations problématiques dans les écoles. 



D – Comment se procurer le jeu ? Étant donné qu’il fait partie intégrante de ta pratique artistique, est-ce qu’il doit toujours être joué en ta présence ? 

OH – J’ai produit une édition limitée de 25 jeux conçus à la main. Une édition à plus grande échelle sera accessible à un prix abordable pour les particuliers dès avril 2020 en français et en anglais. Les bénéfices des ventes sont directement redistribués à l’association Inframince dont le but est de promouvoir l’art sous toutes ses formes. 

Le jeu sera exposé lors de l’exposition collective to Thomas curatée par Lucas Morin et Sasha Pevak, à La Box (Bourges) en février-mars 2020, puis à Ygrec (Aubervilliers) en mai 2020. Le jeu sera activé par une médiatrice lors d’une partie sans fin, qui durera le temps de l’exposition. Chaque visiteur·se qui entrera dans l’espace d’exposition sera invité·e à lancer les dés afin de continuer la partie. 

D – Avais-tu travaillé avec le format du jeu de société avant L’Art & Ma Carrière ? Quelle est sa place dans ta pratique artistique ? 

OH – C’est la première fois que je travaille avec le format de jeu mais ce n’est pas la première fois que je sollicite le public. Le dialogue a toujours été au cœur de mon travail. Mes projets sont des excuses pour converser avec les autres. Ces discussions ont débuté lors du projet d’embellissement de la ville de Bruxelles, avec Brussels Anti-Demolition Campaign (2013). J’ai ensuite approfondi le dialogue à travers des procédés participatifs. Le projet Would you like to make my portrait? (2014) questionne la notion de talent. J’ai proposé aux passants de Bruxelles de peindre mon portrait, écrivant à la volée leurs impressions. Dans le projet I had no idea (2015), je me suis penchée vers la paternité collective en sollicitant à des navetteurs de Londres de me donner des idées de projets à réaliser. Dans ces deux projets, la collaboration avec le public y était cruciale mais située principalement en amont. Je sentais une limite, un silence que j’ai cherché à dépasser à travers le jeu L’Art & Ma Carrière. Dans le jeu, le dialogue commence avec les questionnaires, continue lors des parties et se déploie vers une discussion collective. La parole est première, perméable et permissive. 

D – Merci Olivia ! Quelle est la suite pour toi ? Vas-tu continuer à organiser des séances publiques ? 

OH – Oui, le jeu suscite beaucoup d’intérêt en France, en Belgique et au Royaume-Uni. Ma présence en tant que médiatrice dans les centres d’art y est pour l’instant indispensable. L’idée est d’y former des médiateurs·rices afin que les centres puissent organiser des sessions de jeu avec le public de manière autonome. J’ai bien évidemment créé un carnet de règles de jeu pour répondre à toutes les questions qui pourraient se poser en cours de partie. 

Calendrier du premier trimestre 2020 : 
    
Chambres d’hôtes, Ostende, 25 janvier 2020 
ISELP, Bruxelles, 30 janvier 2020 
T2G, Paris, 1er mars 2020 
Camden Art Center, Londres, 14 mars 2020 
La Box, Ensa Bourges, 19 mars 2020 
Ygrec, Aubervilliers, mai 2020 

Olivia Hernaïz (1985, Belgique) a obtenu un Master en Arts Plastiques à Goldsmiths à Londres. Gagnante du prix Art Contest soutenu par la Fondation Boghossian en 2016, elle est actuellement en résidence à l’HISK à Gand. Ses expositions récentes incluent : All About You, The Koppel Project, Londres (2019), Push Your Luck, Island, Bruxelles (2019), Moscow International Biennale for Young Art, Moscou (2018); As Long as the Sun Follows its Course, Musée d’Ixelles, Bruxelles (2017).